Dans notre époque désorientée par tout ce qui est intemporel, on peut se demander quelle analogie, quelle lointaine ou proche parenté avec les temps présents a poussé Bernard-Henri Lévy à écrire un roman intitulé Les Derniers jours de Charles Baudelaire. Les derniers jours, c’est-à-dire, soyons-en sûrs, les pires, ceux qui nous éloignent le plus de nos goûts rassurants pour le succès. Or, précisément, ces derniers jours de Charles Baudelaire nous racontent l’histoire d’un homme qui, toute sa vie, a recherché le succès sans jamais le trouver. Baudelaire n’est pas un maudit qui se complaît dans la malédiction. On peut, certes, dire qu’il l’a bien cherchée, qu’il a couru après l’échec selon les canons de l’imagerie romantique du malheur cultivé comme un art. Il est pourtant l’exact contraire. Il sollicite par tous les moyens – et, bien entendu, ce sont les plus mauvais – la reconnaissance de ses pairs ou de ses grands aînés en littérature. Il est ainsi le premier à écrire des pages qui demeurent un modèle de prose critique sur Delacroix, qui le lui rend bien mal. Il quémande le quitus de Victor Hugo, qui le considèrera toujours comme un raté et vis-à-vis duquel il développera une paranoïa haineuse. Il est l’ami littéraire de Théophile Gautier qui le soutient mollement, avec gêne. Il recherche la consécration auprès de Sainte-Beuve, lequel le fait cruellement lanterner et s’oppose à sa candidature à l’Académie. Oui, Baudelaire le maudit veut être académicien. Mais sa route sociale est une débâcle interminable, jusqu’à ce séjour bruxellois où il s’effondre : « Perdu ici, aujourd’hui, dans l’évidence de sa débâcle – et perdu hier, avant-hier, dans l’illusion de conjurer cette débâcle et de voir les forces du succès se ranger à ses côtés ».

Par un artifice romanesque aussi efficace qu’émouvant, Bernard-Henri Lévy accomplit à ses côtés les derniers pas divagants de Charles Baudelaire, l’inspection de la mémoire et le bilan des espoirs. Le narrateur reçoit ainsi des correspondances de proches comme Poulet-Malassis, l’éditeur fidèle, ou Madame Aupick, la mère, ou bien met la main sur le journal de Jeanne Duval, la maîtresse. Ces témoignages successifs dressent progressivement l’état d’un authentique désastre. D’un certain point de vue, en effet, la vie de Baudelaire pourrait être l’histoire d’un arriviste déchu, d’un Barry Lyndon version bords de Seine. Mais là où l’histoire est cruelle, c’est que Barry Lyndon n’avait à vendre que son caractère, sa bonne mine et ses dents longues. Baudelaire, lui, avait à vendre Les Fleurs du Mal, La Fanfarlo, les curiosités esthétiques, etc. Pas plus qu’une autre, Baudelaire n’a travaillé pour la postérité : en ce sens, aussi moderne que chacun d’entre nous, il a désiré la reconnaissance des hommes de son temps. Mais par son incontrôlable acharnement à « ne pas savoir y faire », il a obtenu la plus injuste des punitions : la gloire posthume. Le mérite du beau livre de Bernard-Henri Lévy est de montrer à l’évidence que Baudelaire est mort maudit d’avoir tout fait pour ne pas l’être.


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