Étrange destinée que celle de Baudelaire : poète maudit devenu poète officiel. En 1900, il était à la 36e place dans les manuels de littérature, en 1920, à la 20e, en 1940, à la 4e et, depuis, il arrive juste après Victor Hugo dans la liste des poètes les plus étudiés en classe de première et de terminale… Faut-il s’en réjouir ? On ne sait trop. On se souvient du professeur Aschenbach, de Mort à Venise de Thomas Mann : la notoriété est pour lui le signe de la sclérose et c’est pourquoi il décide de faire son dernier voyage… Le dernier voyage de Baudelaire, est-ce le roman de Bernard-Henri Lévy ? Louable tentative pour redonner au poète de la transgression et de la modernité un peu de sa saveur troublante.

Baudelaire aurait-il aimé devenir un héros de roman, après être devenu le poète obligé du baccalauréat ? Voire : il semble être victime d’une autre mode. On aime aujourd’hui prendre les écrivains pour des personnages : le succès du Perroquet de Flaubert en a été la preuve. Et ainsi la mode est lancée, dans notre société. Bernard-Henri Lévy, donc, sacrifie à la mode. Il utilise pour raconter les derniers jours du poète toutes les formes de la narration dont nous avons maintenant l’habitude : un narrateur, puis des fragments de journal, les lettres d’une femme simple, de son éditeur, etc. Il n’hésite pas – nous sommes au XXe siècle, que diable ! – à raconter des scènes « érotiques » (sujet de bac possible : l’érotisme de Charles Baudelaire dans Les Fleurs du Mal… Mais l’école bien-pensante n’en est pas là, on n’étudie dans les classes que « certains » poèmes triés sur le volet), des scènes érotiques, dis-je, et un peu vulgaires, car la vulgarité fait partie et de la modernité et de la mode… Mais les histoires sont plates, comparées aux poèmes de Charles : les lesbiennes de Bernard-Henri Lévy ne sont pas vraiment scandaleuses, et elles permettent juste de faire dire à Baudelaire : « Ah ! Ces femmes damnées ! » Quant à dire que ce Baudelaire-là, on ne l’attendait pas, ce serait vraiment trop négliger la culture (moyenne) du lecteur (moyen). Si on a honnêtement bûché son programme, on se souvient des querelles d’éditeur, de la misère, de la maladie, de la difficulté à communiquer, de la détresse. Il est de bon ton de le savoir. Même les prétendues pensées de Jeanne Duval n’ont rien de bien nouveau. Et parfois, l’application à introduire des citations est presque risible, ainsi lorsque Jeanne Duval écrit dans son journal : « Si je l’aime ? m’a demandé Bichette tout à l’heure, sur le lit vaste et profond (tiens voilà que je me mets à parler comme lui) »…

En fait, l’intérêt du « roman » ne tient ni à la construction, ni à l’érudition, ni au jeu sur le genre biographique. Il est plus dans cette étrange identification que l’on sent entre l’auteur et son personnage. Comment ne pas rêver d’être comme Baudelaire : périr misérablement, qu’importe !, si c’est le prix à payer pour laisser derrière soi une telle œuvre ! À chaque page, on sent ce que peut éprouver l’auteur de fascination et aussi parfois d’envie pour celui dont il relate les derniers jours. Bernard-Henri Lévy a du talent. Il a, lui aussi, à sa manière, une destinée particulière : peut-être regrette-t-il, après tout, d’être, tout compte fait, trop bien installé dans le système ? La lecture de son Baudelaire, livre intelligent, par-delà son aspect fabriqué, livre sensible surtout, peut le laisser supposer. Mais tout le monde n’a pas la chance d’être un albatros : si l’on y perd pour l’œuvre littéraire et la postérité, sans doute y gagne-t-on en confort. On comprend tout à coup, à la lecture du livre, que Baudelaire a été, quelque part, trahi. Et Bernard-Henri Lévy l’a bien dit.


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