Un roman par l’écriture, un policier par la construction, une biographie aussi : le dernier livre de Bernard-Henri Lévy est tout cela à la fois. Parce que le parcours jusqu’à la mort du héros, journaliste du Wall Street Journal, est l’histoire d’une vie, celle d’une rencontre et une enquête sur les filières du terrorisme islamiste doublée d’un portrait terrifiant du Pakistan. Ce Pakistan, base véritable du foyer de haine où, bien plus qu’une guerre de civilisation, se joue, d’après l’auteur, le combat entre un islam modéré, humain, et l’islam de Ben Laden.

On devine le bonheur du philosophe à multiplier les rebonds de l’enquête, comme pour obliger le lecteur à céder aux charmes du thriller, alors que le message de l’ouvrage est aussi éminemment politique. Il s’agit de démontrer, avec force arguments, que l’une des menaces essentielles qui pèsent sur le monde libre comme sur l’islam se niche dans ce Pakistan ombrageux où l’État, les services secrets et les réseaux terroristes se mêlent, bien au-delà de Ben Laden, pour nourrir doctrinalement le terrorisme nouveau et lui fournir hommes et moyens. Comme si la guerre de Bagdad était en retard d’un siècle.

BHL a donc refait l’enquête de Daniel Pearl. Certains pourront sourire de la façon dont l’auteur se met en scène à suivre cet autre dont il se sent si proche, mais dont il n’a pas connu le destin tragique. L’essentiel n’est pas là : posant l’hypothèse de ce que Pearl avait découvert, retournant jusqu’aux lieux de ses ultimes souffrances, jusqu’à la cache de ses dernières heures, Bernard-Henri Lévy mène l’enquête et raconte ce Pakistan qu’il connaît depuis longtemps et qui lui semble devenu « le plus voyou des États-voyous d’aujourd’hui ».

Le chef du bureau du Wall Street Journal pour l’Asie du Sud-Est est sans doute mort pour avoir découvert et tenté de prouver les liens entre le Britannique Richard Reid, arrêté sur le vol Miami-Paris du 22 décembre 2001, et certains groupes pakistanais, soutenus pour l’État lui-même, c’est-à-dire par les services secrets engagés notamment dans le djihad anti-indien au Cachemire. D’où la conviction de BHL : Pearl a été « enlevé et assassiné par des groupes islamistes […], lesquels étaient manipulés par une frange de l’Inter Services Intelligence, la frange la plus radicale, la plus violente, la plus antiaméricaine des factions qui se disputent le contrôle des services ». Une frange qui, d’un bout à l’autre de l’affaire, se conduit « comme si elle était chez elle dans le Pakistan de Musharraf », chef d’un État officiellement allié de Washington.

De ce livre dont il serait facile de tirer un film, on retiendra bien sûr, parmi beaucoup d’autres, les images de l’assassinat de Pearl (une cassette de vidéo de ses derniers instants existe, et sa dépouille a été authentifiée), la description des lieux, des odeurs, des regards et des haines. Cette collection de villes, de rencontres, de mystères. Le va-et-vient permanent entre l’auteur et la victime dont il reconstitue le supplice. Le va-et-vient permanent entre les réflexions prêtées à Pearl et les questions engrangées qui précèdent des certitudes peu à peu gagnées. Ce choc, aussi, des esprits, des cultures, des religions.

En refaisant l’enquête, Bernard-Henri Lévy rend un hommage exceptionnel à une certaine idée du journalisme : « Pearl avait voulu entrer dans la tête du diable » avec la volonté de voir et de comprendre « comment ça marche, le démoniaque, aujourd’hui ». Mais au-delà du constat sur le Pakistan et de l’hommage, les éléments sont là qui avèrent ce que démontraient les biographies de nombre de terroristes arrêtés. Car Omar Sheikh, le commanditaire du meurtre, avant d’être envoyé en Inde, puis d’être chargé d’amener Pearl dans le piège final, avait été formé en Angleterre à la London School of Economics et s’était ensuite rendu en Bosnie, courant 1993, quand BHL y était lui-même. Et Lévy de découvrir que Pearl, cette sorte de frère juif, intellectuel de gauche, conscient des erreurs américaines, passionné de l’islam civilisé, ouvert, libre, « heureux du monde, citoyen de la planète, homme curieux des autres hommes » est condamné par l’un de ces esprits dévoyés, certes, mais en partie issus de notre propre système.

Son « romanquête » aboutit ainsi à cette question qui dépasse la politique. Quelle est la nature de cette haine qui surgit ainsi régulièrement ? Une guerre de civilisations ? Une guerre de religions ? Quelle part de notre humanité agit ainsi pour retrouver dans les imprécations de ce terrorisme nouveau les relents de maux qu’on croyait enfouis et dépassés ? Quelle blessure explique, dans un monde qui offre à certains de connaître l’autre mieux que jamais, cette volonté inaltérable de détruire ?

La conviction est jusqu’au bout intacte, laquelle seule rend supportable l’enquête et l’espoir qui l’accompagne : cette certitude de la douceur de l’islam authentique, à laquelle « envers et contre tout », écrit Bernard-Henri Lévy, Daniel Pearl « a voulu croire » « et à laquelle je crois aussi ». Qui, des deux islams l’emportera ? C’est l’une des questions du siècle qui s’ouvre. S’il n’y répond évidemment pas, l’ouvrage de BHL, mêlant des genres multiples, constitue un formidable périple pour mieux comprendre la fragilité de notre monde.


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