N’ayons pas peur des mots : nous tenons le grand écrivain qui nous manquait et qui s’accrochant aux rêves, après avoir eu la rigueur du philosophe sera pour la fin de ce siècle et de début de l’autre l’égal des Mauriac ou des Aragon. Bernard-Henri Lévy a écrit avec Les Derniers jours de Charles Baudelaire un des grands romans d’aujourd’hui qui est au-dessus du lot des ouvrages qu’on se prépare à couronner ici et là. Il faut espérer que les abus médiatiques – comme cet Apostrophes chez Drouant – et les tactiques des maisons d’édition, l’humeur peut-être, n’amèneront pas les Goncourt à rater cet auteur comme leurs prédécesseurs sont passés à côté de quelques autres grandes plumes.
L’agonie d’un être détérioré
Tout était réuni pour que Bernard-Henri Lévy et Baudelaire se rencontrent un jour. Leurs fortes personnalités se complètent, leurs sensibilités aussi et, semble-t-il, enfin, leurs doutes : qui peut être certain de n’avoir pas raté sa vie ? Prenant ses distances avec les idéologies et les intellectuels, BHL enquêtant minutieusement sur les derniers jours du poète croise, à plusieurs reprises, les propres préoccupations humaines, politiques, philosophiques, artistiques, littéraires de sa propre « vie antérieure », glanées avec « un mot par-ci… une sonorité par-là… une image… un reflet ».
Ce livre est un kaléidoscope qui montre plusieurs images du même personnage. En 1866, à l’Hôtel du Grand Miroir, à Bruxelles, Charles Baudelaire, terrassé par la syphilis, agonise. Il chemine, pitoyablement, dans sa mémoire et ce sont les pages les plus belles du roman, écrites avec fraternité par Bernard-Henri Lévy qui n’est pas du genre à tendre la main à qui il n’aime pas. À ce récit s’ajoutent ceux qui ont connu le poète, Mme. Lepage, sa logeuse ; le photographe, Charles Neyt, ami de Victor Hugo, exilé, et disciple de Sainte-Beuve ; son éditeur Poulet Malassis ; sa mère, Caroline Aupick ; Jeanne Duval, sa maîtresse ; son véritable père, enfin, ancien curé défroqué, personnage étonnant sorti de l’ombre qui lui a faite le général Aupick.
Ces multiples intervenants permettent à BHL de jouer sur plusieurs registres différents, sans détendre un seul instant le fil dramatique qu’il a tendu et qui, en entretenant le suspense, par le monologue de l’une ou les lettres de l’autre, révèle, en six parties harmonieusement équilibrées, la grande veine romanesque d’un auteur brillant et particulièrement solide. L’agonie d’un être détérioré qui est décidé à « couper le contact » est un grave sujet : BHL se ne dérobe pas devant cette atmosphère lourde et putride. Mais, autre qualité de sa plume, il ne rate aucune occasion, sur ce fond tragique, de glisser l’éclat des scènes cocasses ou celui de personnages pittoresques ou drôles. Au chapitre des meilleurs instants burlesques, croqués comme par un Toulouse-Lautrec, il y a l’ultime visite de Charles Baudelaire à l’« Hostellerie de la Reine Mère », un bordel de la Putterie bruxelloise presque de la qualité de ceux de la rue Chabanais à Paris. Le romancier en sept pages nous distille quelque chose comme le meilleur Maupassant, avec un érotisme pudique comme ce « petit coup de canne, négligent mais sec et ajusté, sur les fesses de celle des deux filles qui, agenouillée entre les cuisses de la complice, est en train de la besogner ». La scène n’est pas gratuite, si l’on ose dire : dans le parfum des guipures et des jarretières, c’est l’ultime humiliation d’un homme qui n’est pas servi pour ce qu’il a payé et que deux filles, jouant la sincérité plutôt que la vénalité, excluent, avec mépris, de leur jeu.
Quand la vie se transforme en destin
Cette étape dans la chambre « tendue de drap grenat » n’est pas négligeable car, entre le pouf et « les petites gravures de genre censées représenter des scènes et légendes d’Orient », elle pose l’ensemble du drame du poète maudit, proche de sa déroute et de sa pulvérisation : « Il pense au vieillard qu’il est devenu, écrit un peu plus loin, Bernard-Henri Lévy. Si tôt. Si vite. Il pense à ce saltimbanque dont il a prophétisé l’apparition et qui, sans prévenir, l’a rattrapé. Est-ce par le corps que c’est arrivé ? Ou par l’âme ? Est-ce l’âme qui a entraîné le corps ou lui qui, au contraire, l’a emportée dans son naufrage ? »
Ces quelques lignes ciselées donnent le ton de ce roman maîtrisé dans son architecture, son déroulement et ses détails. Charles Baudelaire a fasciné son nouveau géniteur qui rend pourtant à César ce qui lui appartient avec François Baudelaire, ce prêtre en rupture de soutane qui offre l’occasion à BHL de construire une de ces filiations qui lui sont chères. Aussi attachant que celui-ci, s’impose également dans le livre, le personnage de Jeanne Duval, énigmatique maîtresse dont les biographes de Baudelaire sont incapables de nous dire si elle était « noire, mulâtresse ou quarteronne ». Le romancier a, dit-il, « donné de la chair à ce personnage qui n’était à peu près qu’un corps ». Là encore il se révèle fort habile dans cet exercice difficile qui consiste à écrire, aussi bien que le reste, les charnelles pages des amours, sans nuire à l’ambiance lourde de ces instants où « la vie se transforme en destin ».
Bernard-Henri Lévy a réussi superbement son roman. À ces brillants écrits de tête il ajoute une œuvre de cœur, pleine de talent, riche de mille promesses.
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