Le vieux Holden Roberto n’en démord pas. Cette nuit, dans Luanda, il a vu, de ses yeux vu, un camion bourré de Cubains et de Soviétiques passer sous ses fenêtres. J’ai beau m’étonner. M’exclamer. J’ai beau lui expliquer que les Cubains ont quitté l’Angola depuis dix ans et que les rares à être restés sont devenus dentistes sur la « Marginal ». Il insiste. Se fâche presque. Et voilà l’ancien combattant de la guerre d’indépendance, voilà le chef politique devenu, avec le temps, ce petit homme au regard doux, aux manières prudentes et conciliantes, aux cheveux blancs impeccablement coiffés, qui se lance dans un étrange discours où son glorieux passé se mêle aux hallucinations du présent : pêle-mêle, l’insurrection contre les Portugais; la guerre, presque aussitôt, contre les marxistes du Mouvement populaire de libération de l’Angola (Mpla) qui triomphent et l’écartent du pouvoir ; Sartre à Capri ; Fanon, dont il était l’ami ; et puis cette sombre histoire de Cubains, ses adversaires d’autrefois, qu’il est sûr de voir revenir, certaines nuits, comme des spectres, dans la ville.

« Allez voir, insiste-t-il. Allez dans les muceques. Vous verrez. » Et le vieux lion de répéter, d’une voix soudain plus aiguë, qu’il n’est pas rare, oui, certaines nuits, de voir les fous de Luanda s’échapper de l’hôpital psychiatrique. On ne leur donne rien à manger. Rien à boire. Alors, ils font le mur, les pauvres fous. Ils passent les barbelés du camp. Ils se retrouvent, au cœur de la ville, nus, incohérents, fouillant dans les poubelles. Et c’est cela que font les Cubains. Et c’est pour cela qu’ils ratissent les quartiers. Ils traquent les fous de Futungo et les tuent d’une balle de silencieux dans la tête. Sur quoi il change à nouveau de registre et, très calme, solennel, nuance de fierté, sort de sa poche l’édition du jour du Jornal de Angola où il me montre, dans un coin de page intérieure, un tout petit papier titré « El grido des vielho », le « cri du vieux », qui appelle à la cessation des combats. C’est moi le « vieux », s’excuse-t-il. Nous sommes deux « vieux » en Angola : Jonas Savimbi, mon allié d’autrefois, qu’on appelle « o Mas-Velho », le plus vieux, et moi. Voulez-vous que je vous raconte la guerre d’Angola ? Voulez-vous que je vous dise les quinze ans de la guerre de libération, puis les vingt-cinq années de la guerre entre Angolais – le Mpla d’un côté et, de l’autre, l’Unita de Savimbi, qui refuse de s’avouer vaincu et continue le combat depuis la brousse ? Quinze plus vingt-cinq, cela fait quarante : est-ce que ce n’est pas la plus longue guerre de l’histoire de l’humanité ?

Je suis allé, bien entendu, dans les muceques de Luanda. Je suis allé, du côté du marché de Roque Santeiro, dans les faubourgs lépreux de la ville où j’ai vu, non les fous, mais les unijambistes, les mutilés, les prostituées de dix ans, les meutes d’enfants désœuvrés qui dorment dans des cabanes de carton, des femmes à tête de gargouille, des hommes qui n’ont plus de visage du tout. J’ai vu, dans cette ville riche, croulant sous la manne du pétrole et des diamants, des immeubles si délabrés qu’ils n’ont plus l’eau courante et que leurs cages d’escaliers servent de chiottes. Et j’ai même vu, devant ces immeubles, les policiers d’élite, les « anti-motims », armés de fusils d’assaut, en train de donner la chasse aux « éléments antisociaux ». Mais pas trace, bien entendu, de Cubains, ni de Soviétiques, ces spectres qui hantent l’imagination du « vieux » de la guerre d’Angola. Lumière des étoiles mortes. Inertie des combats passés. Cette guerre très ancienne. La plus ancienne, en tout cas, et, avec la guerre du Soudan, la plus meurtrière des guerres contemporaines. Et ce sentiment, d’emblée, que les morts commandent aux vivants et que ce sont des spectres qui programment et usinent les cadavres. Cinq cent mille morts. Quatre millions de déplacés. Pourquoi ?

Huambo. Je me souviens de Dominique de Roux, à l’hôtel Avenida Palace de Lisbonne, puis dans la tour de contrôle de l’aéroport de Lusaka, en Zambie, où il restait des journées entières à scruter le ciel africain dans l’attente de l’avion de Savimbi, son héros : Huambo… Huambo… le Président arrive de Huambo… le Président repart sur Huambo… il n’avait que ce nom à la bouche, Huambo… c’était la capitale de son Mao africain… c’était son Yennan, sa base rouge… et il ne pouvait en prononcer le nom sans une visible et incantatoire jouissance… De ce Huambo-là, cœur du pays ovimbundu, l’ethnie de Savimbi, de l’ancienne Nova Lisboa qu’il a, en fin de compte, perdue presque

tout de suite et qui, à l’exception d’une brève parenthèse en 1993 et 1994, n’a jamais quitté le giron du Mpla, il reste une gare désaffectée avec des trains à vapeur du début du siècle ; le bâtiment de la « Compania do Ferrocaril », désaffecté lui aussi – vingt ans qu’aucun train n’est entré dans la ville assiégée ! vingt ans qu’aucun n’en est sorti ! et on a même découvert, le mois dernier, l’existence de sept cents employés oubliés qui se sont mis en grève parce qu’on ne les payait plus, donc, depuis vingt ans ; il reste des maisons coloniales, roses et fleuries, dont celle de Savimbi lui-même, éventrée par une bombe, l’escalier central encore debout, des bougainvillées sans tuteur qui retombent dans les ruines ; et puis il reste des amputés ; des ruines et des amputés ; combien d’amputés, depuis vingt ans, en Angola ? combien de ces moignons mal faits, impossibles à appareiller, ulcéreux? combien de ces corps en bouillie, mal raccommodés, effrayants, dont Huambo, comme Luanda, sera le linceul ? Nul n’en sait rien ; le gouvernement s’en moque et nul n’en sait rien.

La ville étant complètement enclavée, les forces de l’Unita vaincue campant toujours à ses portes, c’est en avion que j’y suis arrivé. Pas le vol de la Sal, la compagnie nationale, annulé un jour sur deux. Mais un de ces Beechcraft, gérés par des compagnies privées, pilotés par des Russes, des Sud-Africains ou des Ukrainiens, et qui, même s’ils ont la carlingue pourrie, la porte faussée et des instruments de bord à demi détraqués, même s’ils ont tendance à transporter tout ce que le pays compte de trafiquants, vrais et faux prospecteurs de pétrole et de diamants, vautours, présentent au moins l’avantage de décoller tous les jours. La vraie difficulté c’est l’atterrissage. Il faut éviter en effet les Stingers de l’Unita qui sont là, dans la forêt, à la limite du périmètre de sécurité, et qui ont abattu, coup sur coup, l’an dernier, deux Hercules C-130 des Nations Unies. Mais Joe, le pilote, a l’habitude. Toute l’idée est de monter très vite, à 20 000 pieds, dans les nuages. L’idée est, surtout, d’y rester le plus tard possible, jusqu’à ce que l’on soit bien certain d’être pile au-dessus de la ville d’arrivée et, là, de descendre d’un coup, en vrille, en restant bien à l’aplomb de la piste et en ne redressant l’appareil qu’à la dernière minute – le tout à l’instinct, puisque l’aéroport de Huambo, comme tous les aéroports angolais, n’a plus de tour de contrôle. « Écoutez ça », dit le pilote, un sourire féroce aux lèvres, en éteignant ses moteurs. J’écoute, mais n’entends rien, assourdi par la brutalité de la descente. « Je crois qu’il y a une attaque sur l’aéroport. » Et, en effet, il ne se trompe pas. Comme tous les gens de son espèce, comme tous ces mercenaires de l’air qui passent leur temps à sillonner le ciel angolais, il est une oreille, un nez, une agence de presse à lui tout seul. Et j’apprends, dès mon arrivée, qu’il vient d’y avoir, dans le faubourg de Santa Ngoti, une descente de l’Unita, ou de dissidents de l’Unita, ou de militaires affamés se faisant passer pour des militants ou des dissidents de l’Unita – la seule chose sûre c’est que les assaillants ont surgi, qu’ils ont réuni le village, que leur chef a fait un discours et que les habitants ont apporté des bassines de ravitaillement.

A Huambo même, l’émoi est grand. Pas tellement à cause du raid sur Santa Ngoti. Mais à cause de la présence dans la ville d’un autre détachement de soldats, gouvernementaux ceux-là, qui sont arrivés la veille pour aller « rétablir l’ordre » plus au sud, du côté de la Serra do Chilengue où l’Unita aurait attaqué un autre village. Ils sont bizarres, eux aussi. Il disent être là pour mettre de l’ordre. Mais ils déambulent en terrain conquis. Ils roulent des mécaniques sur l’ancienne place General-Norton-de-Matos, en face du « Palacio » du gouvernement. Et l’un d’entre eux, le mieux habillé, sans doute le chef, hurle à la cantonade qu’il a soif, se sert à l’étal d’un marchand de légumes et de sodas, me prend pour un humanitaire et crie : « pourquoi cette aide pour les rebelles ? et nous ? pourquoi est-ce qu’on n’aurait pas les critères ? est-ce que nos enfants n’ont pas la malaria ? » et puis, se déshabillant à moitié, brandissant son arme, il dit qu’il a plu, qu’il est trempé et qu’il faut qu’on lui sèche ses vêtements. « Excusez-le, dit le marchand de sodas, ce n’est pas un Angolais, c’est un Sud-Africain. » Un Sud-Africain au service de Luanda et du gouvernement ? Un instant, comme Holden Roberto, je repense au temps où les Sud-Africains étaient du côté de Savimbi, l’initiaient au combat de nuit et formaient ses meilleurs bataillons. Et puis, oui, bien sûr : c’était l’autre Afrique du Sud, celle de l’apartheid et des escadrons de la mort dans les townships de Johannesburg ; c’était l’autre époque, celle de la guerre froide et du grand affrontement planétaire dont l’Angola était un des théâtres ; comme le temps passe…

Kuito. Je voulais aller à Kuito par la route, depuis Huambo. J’ai donc profité d’un convoi de camions qui remontait de Lobito, sur la côte, avec une cargaison de grumes et d’eau, stockée dans des paquets de plastique. « Ça passe, m’a dit le chauffeur du camion de tête. Pour peu qu’on me paie mon risque et qu’on ne me demande pas de rouler de nuit, ça passe toujours. » Nous avons attendu une heure, au nord de la ville, qu’ouvre le dépôt de fioul de la Sonangol (car, en Angola, quatrième producteur de pétrole d’Afrique, il n’y a pas de pompes à essence). Nous avons eu besoin de deux autres heures pour arriver à Vila Nova, 30 kilomètres plus à l’est – bonne route sur la carte ; mais nids-de-poule ; déviations incessantes à travers des champs qui sentent le mauvais parfum de la récolte pourrie sur pied et donc, selon toute vraisemblance, des mines (l’Angola, record du monde du nombre de mines – une par habitant, au moins dix millions… ) ; et nervosité, encore, quand le convoi ralentit trop, car c’est le moment où, je le sais, les pillards auront le plus de facilité à prendre d’assaut la cargaison. « Tu as peur ? dit le chauffeur. T’inquiète pas. Tu as une belle veste. Ils prendront ta veste, pas ta vie. » Et puis une heure encore pour, 10 kilomètres plus tard, arriver à Bela Vista où nous sommes arrêtés, cette fois pour de bon, par un officier prétendant qu’on se bat, plus à l’est, à Chingar et que, de toute façon, le pont est cassé. Combien de temps à attendre ? Il ne sait pas. Je reprends donc ma voiture, restée en queue du convoi. Et c’est à nouveau par avion que j’arriverai à Kuito.

On m’avait prévenu. Ma vieille amie, la journaliste Tamar Golan, devenue ambassadeur d’Israël et grande amoureuse de l’Angola, me l’avait clairement dit : « Kuito, c’est Sarajevo ; c’est Mostar ; c’est la cité martyre par excellence, la ville la plus détruite d’Afrique ; vous verrez, c’est atroce ». Mais il y a loin entre ce que l’on vous dit et ce que vous voyez; il y a un monde entre les chiffres (deux guerres ; vingt et un mois de siège ; jusqu’à mille obus par jour) et le choc de ces murs noircis par les incendies, de ces tas de gravats, de ces terrains vagues, de ces pauvres gens revenus dans la rue Joachin-Kapango, là où passait la ligne de front, mais qui y vivent entassés dans des maisons de tôle ou sous des bâches ; il y a un monde, oui, entre l’idée qu’en pleine guerre de Bosnie, à l’époque où j’avais, comme tant d’autres, les yeux braqués sur le calvaire de Sarajevo, une autre ville agonisait dont les plus beaux édifices sont réduits, comme l’hôtel Kuito, ou l’Évêché, ou les cinq étages de l’immeuble de la Gabiconta, à leur squelette de béton – et l’image de ces rues dévastées, parfois sans eau, à certaines heures sans électricité, où ne circulent que les véhicules militaires, les 4×4 humanitaires et, la nuit, après le couvre-feu, des policiers affamés, ivres, qui semblent prêts à tout pour quitter ce qui, à leurs yeux, est devenu le siège même de l’enfer. « Salut, patron, me dit l’un d’entre eux, flamme d’espoir dans le regard. Tu donnes une gazosa ? Une cigarette ? » Puis, faisant ami : « tu connais des gens à Huambo ? à Benguela ? tu peux me faire muter ? ici il fait trop chaud ».

Il a fallu beaucoup d’énergie pour arriver à ce désastre. Il y a fallu, non seulement de l’énergie, de la volonté mauvaise et meurtrière, mais beaucoup d’armes, beaucoup d’obus, beaucoup de chars tirant, pendant beaucoup de jours, à tir tendu, par-dessus l’avenue principale. Cette guerre est peut-être une guerre de pauvres. C’est sûrement une guerre de pouilleux, de galeux, puisque je ne vois que cela, des pouilleux et des galeux, depuis que je suis ici. Mais c’est aussi une guerre de riches. C’est une guerre qui, en tout cas, sent l’argent des trafiquants de tanks et de canons. On dit que la seule exploitation des réserves pétrolières de Cabinda, au nord du pays, rapporte au Président Dos Santos entre 3 et 4 milliards de dollars par an. On dit aussi que les diamants des Lundas rapportent un demi-milliard à Savimbi. Et on dit surtout que cet argent est réinvesti, à 60 % pour l’un, à 80 % pour l’autre, en matériel militaire. Comment ne pas songer que c’est cet argent-là qui donne leur odeur aux ruines de Kuito ? De retour à Luanda, j’apprends qu’on ne parle, à Paris, que de l’éventuelle implication du fils Mitterrand, et de quelques autres, dans une énorme vente d’armes à destination de la maudite et juteuse Angola : que ne viennent-ils tous, en pénitence, contempler, à Kuito, les fruits de leur commerce ?

Porto Amboim. La route, cette fois. Jusqu’au bout. On m’a parlé d’un détachement de l’Unita qui opérerait au nord, autour de Calulo. On m’a parlé, aussi, de mouvements de population de cause indéterminée dans la région d’Ebo, plus au sud. Mais de cette route-ci, de la route qui longe la mer et, après Porto Amboim, descendra jusqu’à Benguela, un père dominicain qui l’emprunte assez régulièrement m’a dit qu’elle était sûre. Le pont sur le Cuanza, en réfection, mais passable. Un check point, ce sera le seul, où je parlemente un peu mais où l’on se contente de relever mon numéro d’immatriculation. La rivière Perdizes. La Muengueje. Un parc naturel, peuplé de lions et d’éléphants, dont le Président a fait cadeau à son chef d’état-major. Une autre rivière encore, le Longa, avec, dans ses boucles, une zone de jungle tenue par l’Unita mais où je ne rencontre toujours personne. Et puis Porto Amboim enfin, jolie ville coloniale, noyée dans les flamboyants, et pourtant oppressante, avec cette odeur de crasse et de mauvais mazout qui flotte sur les villes d’Angola à l’abandon : « c’est trop tard, me dit le patron de l’hôtel, vieux Portugais blanchi, à la voix rauque de cancéreux et à la barbiche de mousquetaire, qui fut, dans les années 1970, l’un des premiers progressistes blancs ralliés au Mpla ; c’est trop tard ; c’est il y a quinze ans qu’il fallait venir, à l’époque où la frontière entre les deux mondes passait ici, à Porto Amboim ; on était contents d’être aux avant-postes ; on était fiers ; quand on allait à Amboim-ville, dans les terres, on savait qu’on risquait sa vie mais c’était pour la bonne cause ; alors que, aujourd’hui… » Il soupire, baisse la voix et, de ses doigts déformés par les rhumatismes, fait le geste du prestidigitateur constatant la disparition du lapin : « aujourd’hui, il n’y a même plus de route, pour Amboim-ville… »

Retrouver, alors, les traces de la route d’Amboim-ville. Retrouver, et remonter, l’ancienne voie de chemin de fer, désaffectée elle aussi, comme à Huambo, qui pénètre dans les terres. Une carcasse de wagon désossé. Une autre, où l’on déchiffre, presque effacé : « ano de construçao 1938 ». Un bout de mur de ciment : « prohibido urinar aqui ». Des rails, mais si rouillés qu’ils ont pris la teinte de la latérite rouge de la piste. D’autres, qui ont été pillés, il ne reste que la traverse, déjà avalée par la terre et les herbes – pillés pourquoi, mon Dieu ? qu’a-t-on bien pu faire avec des bouts de rail volés sur la voie ferrée de Porto Amboim ? des armes ? des matériaux de construction ? des ustensiles de cuisine ? des outils ? Des maisons de torchis. Un autre village où une demi-douzaine de vieux, occupés à voir brûler une hutte, m’assurent que je suis en zone Unita – puis une autre demi-douzaine, plus loin, que non, pas du tout, c’est zone gouvernementale. Et ainsi de suite pendant une quinzaine de kilomètres. Je m’arrête là. D’abord parce que la piste se distingue de moins en moins de la brousse qui l’entoure. Mais aussi parce que je sens bien que ce sera pareil plus loin, toujours et encore pareil : la même dévastation, la même impression de pays en loques – un espace démembré, dévitalisé, lunaire, où l’on voit partout la trace de la guerre mais nulle part sa logique, son sens, ou le signe de sa fin.

De retour à Porto Amboim, je revois le vieux mousquetaire, assis sur la véranda de son hôtel, perdu dans ses colères et sa nostalgie. Je retrouve les flamboyants qui, le matin même, m’avaient enchanté. Mais la ville me semble morte à présent. Non plus seulement mélancolique, funèbre, etc., mais morte, réellement morte – humanité résiduelle, tombeau pour les derniers soldats perdus de deux armées en lambeaux, fin de partie. Est-ce pour cela que je suis venu jusqu’ici ? Pour ce spectacle de mort en sursis, tout ce chemin ? Peut-être, après tout. Peut-être y a-t-il plusieurs façons, pour une ville, de mourir, et la guerre d’Angola le dit-elle. La façon Kuito, c’est-à-dire Sarajevo. Mais, aussi, la façon Porto Amboim – désastre doux, agonie lente et sans affres, la vie saisie par le mort, les vivants noués aux morts qui les dévorent. Une ville, c’est un centre. Ce centre a, par principe, une périphérie qui vit de lui et dont il se nourrit. Que cette périphérie se consume, ou que le centre, ce qui revient au même, s’enclave et se replie, ou que les liens se dénouent parce qu’un chemin de fer s’arrête et qu’on a pillé ses rails, et c’est tout l’équilibre, le charme, qui sont rompus. La ville a l’air vivante, elle ne l’est plus. La ville grossit, se développe, elle s’enfle même, comme Porto Amboim, de dizaines de milliers de réfugiés massés dans les anciens immeubles portugais – mais c’est à la façon des kystes qui ne sont gros que d’une vitalité maligne. Les villes angolaises ne sont plus des villes mais des kystes dans des corps morts. L’Unita comme le Mpla règnent sur des kystes et des corps morts.

Une bizarrerie dont je m’avise. Je ne suis, depuis que je suis ici, jamais tombé sur un check point de l’Unita. C’est important, d’habitude, les check points. Ce sont les vrais marqueurs des guerres africaines. C’était, en Bosnie croate par exemple, la grande façon d’affirmer son pouvoir, de borner son territoire, de prélever aussi de l’argent. Or le fait est, que sur ces routes autour de Porto Amboim, de Huambo, de Luanda, je n’en ai pas trouvé.

Alors je peux toujours me dire, bien entendu, que je ne suis pas allé assez loin et que si j’étais allé jusqu’à Amboim-ville… ou si je m’étais enfoncé dans le Moxico, à la frontière de la Zambie et du Congo… ou si j’avais continué, l’autre jour, avec mon convoi d’eau et de grumes…

Mais peut-être est-ce aussi le propre de cette guérilla, son style. Peut-être est-ce la grande habileté tactique des hommes de Savimbi que de n’être nulle part pour mieux être partout, de n’être jamais visibles pour être toujours menaçants. « Pourquoi voudriez-vous que l’on fasse des points de contrôle ? se moque Abel Chivukuvuku, vieux compagnon de Savimbi (car c’est une autre bizarrerie de cette guerre : il y a des gens de l’Unita, des vrais, pas des traîtres ni des ralliés, qui, depuis 1994 et les accords de Lusaka, vivent, à visage découvert, à Luanda…). Pourquoi aller se fourrer dans ce piège alors qu’il est tellement plus payant d’être comme nous le sommes, insaisissables ? »

Mieux : peut-être touche-t-on ici, au-delà même de l’Unita, à l’un des traits de cette guerre et des guerres africaines en général. On dit : « l’Unita tient ceci ». Ou : « le gouvernement tient cela ». Mais que veut dire, après tout, « tenir » ? Qui tient quoi et pourquoi ? Et si la loi était qu’aucun des belligérants ne « tient », justement, quoi que ce soit ? Et s’il s’agissait d’une guerre de type nouveau – ou, au contraire, très ancien… – qui aurait d’autres enjeux que les seuls appropriation, contrôle, gouvernement des territoires ? La déstabilisation de l’adversaire par exemple. Ou la persévérance de chacun dans un être guerrier dont il aurait lui-même oublié, à force, le moteur premier, l’élan. Ou encore l’enrichissement, via pétrole et diamants, de deux cliques jumelles – l’une dans l’Etat, l’autre hors l’Etat – de seigneurs de la guerre qui se moqueraient bien, après cela, de tenir telle route ou tel village…

Un signe qui ne trompe pas : le style des opérations engagées par l’Unita. Cette occupation, l’autre jour, juste avant que je n’y passe, de l’aéroport de Benguela : trois heures et puis s’en vont. Ou ce raid, dans le quartier de Chihongo, à 12 kilomètres au nord de Menongue : frapper un coup, montrer qu’on est bien là, piller le centre de santé, mais ne surtout pas rester, ne pas essayer d’établir de tête de pont ou de base, revenir vite à la brousse.

Un autre signe : la façon dont le gouvernement lui-même administre les zones qu’il conquiert et prétend contrôler. « 90 %, dit la presse de ce matin… Le gouvernement contrôle 90 % du territoire… » Soit. Mais que contrôle-t-il, au juste ? Les provinces ou leurs capitales ? Et est-ce « contrôler » que d’attendre six mois pour envoyer des administrateurs à Bailundo et Andulo, les deux places fortes rebelles, reprises à Savimbi ? Ou, pire, de quel « contrôle » parle-t-on quand on a oublié, depuis presque vingt ans, de reconstruire Ngiva, la capitale du Cunene, dévastée par les combats ? On dit, à Luanda : « Luanda c’est la capitale, l’Angola c’est le paysage ». On dit aussi : « le Président Dos Santos n’est, en dix ans, jamais sorti de son palais de Funtungo ». Manière de dire que, pour cet ex-champion du progressisme révolutionnaire, ce marxiste, cet héritier des grands combats et des idéologies du siècle, il y a désormais deux pays : un pays utile qui se limite à Luanda, à quelques tronçons de la côte, aux zones pétrolières et qui est une sorte de pays « off shore », affermé à Elf, Exxon et BP-Amoco ; et puis le reste, tout le reste, autrement dit l’Angola elle-même, qui n’aurait plus, à ses propres yeux, que l’incertaine existence des ombres.

Drôle de guerre, décidément. Drôle de rapport au terrain, aux champs de bataille, aux lieux. Non plus ce territoire-ci pour l’un, ce territoire-là pour l’autre. Mais un espace immense, presque indifférencié, gagné par une lèpre lente, où n’en finiraient pas de se croiser des armées de soldats perdus dont le véritable objectif est moins de gagner que de survivre et de tuer.

Soit, tout de même, une position. Soit une ville, un village, une zone que le gouvernement tiendrait, exceptionnellement, à contrôler. Dans toutes les guerres du monde, c’est très simple, on y installe des militaires, on y construit une garnison. En Angola non. Car c’est trop précieux, les militaires. Trop coûteux. Ce l’est même au sens propre puisque les meilleurs d’entre eux sont souvent des mercenaires – on préfère dire, ici, des « techniciens » – achetés à prix d’or à des compagnies comme l’Executive Outcomes sud-africaine, officiellement dissoute fin 1998, et dirigée par un ancien responsable des services spéciaux de l’apartheid. Alors, on procède autrement. Et on mobilise des civils qui vont faire, à leur place, le boulot des soldats épargnés.

J’ai vu cela à Menongue, plus au sud, à la lisière de ce que les Angolais appellent, tant elles leur semblent redoutables, « les terres de la fin du monde ».

Là, en effet, à Menongue, il y a un camp de réfugiés. Oh ! pas brillant, certes. Mais enfin un camp normal. Normalement sanitarisé. Avec de bonnes huttes de pierre et de bois. Et il est installé, ce camp, dans une zone qui a été désherbée, déboisée et, donc, globalement déminée.

Et puis il y a un autre camp, 20 kilomètres plus loin, de l’autre côté de la rivière Cuebe, à Japeka, au bout d’une impossible piste, cernée de hautes herbes, de buissons d’épineux et donc, forcément, de mines, où on a réinstallé, dans des huttes beaucoup moins bonnes dont les toits sont faits de tôles calées par des cailloux, plusieurs centaines de réfugiés.

Alors j’essaie de savoir pourquoi.

J’essaie de savoir en vertu de quel étrange raisonnement on a pu décider de retransporter des gens d’un bon camp vers un mauvais.

« Le premier était surpeuplé, me dit-on, il fallait le soulager. » Faux ! Je l’ai visité. Il était vide.

« La zone du deuxième était une bonne zone, m’assure-t-on au cabinet du gouverneur qui, soit dit en passant, n’est pas visible car il fait – sic – ses affaires à Luanda. Nous savions que les réfugiés y seraient tranquilles. » Faux. J’y suis également allé. J’ai interrogé les paysans. Tous m’ont confirmé que la zone est dangereuse au contraire, que nul n’y habite de son plein gré, qu’elle est infestée de mines et sous le feu de l’Unita.

Non. La vraie raison est ailleurs. Un camp, ce ne sont pas seulement des réfugiés. Ce sont aussi des humanitaires. De l’aide alimentaire. Une noria de camions et voitures à fanion. En sorte qu’en créant ce deuxième camp, en plaçant leurs réfugiés et tout le dispositif humanitaire qui va avec, aux avant-postes de ces terres nouvellement conquises et donc précaires et périlleuses, le gouvernement créait un bouclier, ou un sanctuaire, plus efficaces qu’une armée.

J’ai vu le même type de situation dans la banlieue de Huambo, à la limite du périmètre de sécurité.

J’ai vu le même dispositif sur les hauteurs nord de Kuito, à Cunje, petite ville ferroviaire qui a longtemps été l’une des bases d’où l’Unita bombardait la ville et où le Mpla a installé un centre pour enfants dénutris.

Ainsi, de deux choses l’une. Ou bien la logique Porto Amboim : ne rien faire ; laisser faire ; consentir à ce que, fors le pays utile, l’Angola cède à sa lèpre lente. Ou bien, comme ici, la logique Menongue : tenir la position ; oui, cette fois, la tenir ; mais avec les civils comme otages et les humanitaires en avant-poste.

Entre les deux attitudes, un point commun : deux armées spectrales qui passent autant de temps à s’éviter qu’à s’affronter et qui ont choisi de se battre par populations interposées.

Cuango. Province du Lunda Norte. Cette fameuse zone diamantifère que sont censées se disputer les deux armées rivales Unita et Mpla.

La première surprise c’est l’avion. Alors que l’arrivée à Huambo, mais aussi à Kuito et Menongue, avait été si mouvementée, alors que, partout ailleurs en Angola, prévaut la loi de la descente en vrille, cet avion-ci approche et se pose sans aucun problème : comme si, pour la première fois, on ne craignait plus les missiles ennemis.

La seconde surprise c’est, à Cuango même, la rue principale de la ville. Elle est vivante. Bruyante. Peuplée d’une foule de Blacks et de Blancs mêlés, de trafiquants belges, d’intermédiaires israéliens ou libanais, de pilotes ukrainiens, d’agents de la De Beers ou de la compagnie nationale Endiama, de mercenaires, de marchands de vidéo-cassettes ou de chemises, de passants. Et voici que, soudain, dans ce décor de Far West, posté devant ma « pension », je vois arriver, à un bout de la rue, une compagnie de gouvernementaux désarmés, désœuvrés, dépenaillés et, à l’autre bout, une autre troupe, presque semblable, aux uniformes semblablement dépareillés, mais qui appartient, elle, à l’Unita. Mpla et Unita, même rue ? Pourquoi pas même combat, tant que l’on y est ?

Et puis, troisième surprise : les carrières elles-mêmes. Enfin, les carrières… C’est un bien grand mot pour ce groupe d’hommes demi-nus, debout dans le courant du fleuve, une corde entre les dents, les mains brûlées, les yeux clignant dans le soleil, qui sont en train, sous bonne garde d’un détachement de l’Unita, de piocher le sable roux mêlé de gravier et de le passer au tamis – et puis, un peu plus loin, deux kilomètres, peut-être trois, cette compagnie de la « brigade minière », autrement dit l’armée et le Mpla, veillant sur un autre groupe de creuseurs qui se relaient, eux, sur un madrier, jeté en travers de la rivière et à partir duquel ils plongent, dans l’eau boueuse, une petite pelle à la main, une corde crochetée autour de la taille. « C’est votre étonnement qui m’étonne », s’amuse Pierre, l’homme d’affaires belge qui a affrété l’Antonov dans lequel nous sommes arrivés et dont le métier consiste à « représenter » les creuseurs indépendants auprès d’un « bureau d’achat », lié à une compagnie internationale. « Rien d’étonnant, non. C’est ainsi tout au long du fleuve. Pourquoi voudriez-vous que Mpla et Unita se fassent la guerre ici ? Quel bénéfice y trouveraient-ils ? Imaginez que l’armée fasse un coup sur ce groupe de garimpeiros protégés par l’Unita : le boucan que cela ferait ! les projecteurs braqués sur la région ! sans parler des rétorsions de l’Unita qui les empêcherait, à leur tour, de travailler ! En fait, leurs intérêts sont liés, ne serait-ce que face aux compagnies étrangères. »

Bref, une zone étrangement apaisée. La seule où je ne trouve trace d’aucun affrontement. C’est le dernier paradoxe de cette guerre. On s’y bat, oui, et avec quelle persévérance, partout où il n’y a que misère, désert, villages maintes fois pillés, villes mortes, paysages exsangues. Mais là où sont les richesses, dans la corne d’abondance que sont les Lundas, s’imposent une non-guerre, un gentleman’s agreement et, de fait, un autre partage où tient peut-être la seule logique de cette guerre.

D’un côté, les creuseurs. Il faudrait dire les forçats. Un peuple de toutes petites gens, venus, par camions entiers, du Zaïre. On commence par leur prendre leurs souliers. Puis leurs papiers. Et quand ils n’ont plus ni souliers ni papiers, quand ils ne sont plus que ces va-nu-pieds sans nom et sans identité, quand on sait qu’ils peuvent crever, se noyer, avoir les tympans explosés, ne pas remonter des carrières creusées sur les berges du fleuve et qui, la plupart du temps, s’effondrent, quand on est bien certain que la terre peut les ensevelir sans que personne, nulle part, se soucie plus de leur existence, alors se scelle le pacte démoniaque : aux plus chanceux, chaque semaine, l’équivalent d’un jour ou deux de pêche miraculeuse ; aux autres, la plupart, qui se sont endettés pour monter ce qu’ils appellent leur « projet », une pierre de temps en temps qui servira à rembourser – et encore ! pas les plus belles ni les plus transparentes ! car elles reviennent de droit, celles-là, aux « protecteurs » ! et qu’un malheureux s’avise de tricher, qu’il ait la tentation de s’en fourrer une dans le cul, et gare, alors, à la réaction ! tout le monde sur le seau, dans la baraque aux lavements et châtiment, parfois la mort, pour les voleurs !

Et de l’autre côté la chiourme. Mais une chiourme au double visage, indiscernable. Certains sont de l’Unita. D’autres du Mpla. D’autres sont des Mpla qui ont profité de leur affectation pour se mettre à leur compte, monter leur propre « projet » ou créer, avec la complicité des généraux, leur société de sécurité ou d’aviation. Pour un soldat, être muté dans les Lundas c’est la chance d’une vie, l’occasion qui ne reviendra plus, la loterie. Il y a, à Luanda, tout un jeu d’influences, un réseau, un trafic de faux documents, une mafia, des officines, des hôtels louches, qui aident à forcer le destin. Et on cite des détachements entiers qui, à peine arrivés, se seraient défaits, fondus dans la nature, volatilisés. La version officielle dit : « morts au combat ». Ou : « enlevés par l’Unita ». Ou simplement : « disparus ». Et, d’une certaine manière, ce n’est pas faux. Car tous ces hommes happés par les Lundas, engloutis dans leur sargasse de crime et de misère, ces officiers grandis dans le marxisme et finissant ainsi, dans la peau de gardiens de bagne et de trafiquants d’esclaves, ne sont-ils pas les plus perdus de tous les soldats perdus ?

La chiourme contre les forçats. Les deux ennemis jurés unis dans une étreinte macabre dont les damnés de la guerre paieraient le prix terrible : est-ce le sens, tout de même, de cette guerre ? son ultime et sordide vérité ? Je repense à Holden Roberto. Je repense à Dominique de Roux. Je le revois, cet activiste, ce rêveur, dernier avatar de l’intellectuel de droite engagé, qui trouvait encore le moyen d’injecter un peu de rêve, d’aube, d’idée, dans ce bourbier. Je revois les capitaines portugais d’avril, ces rouges, qui croyaient voir poindre, eux aussi, une clarté céleste dans cette boue ? Que diraient-ils de cette débandade, de ce chaos ?


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