La libération de Valladares est bien entendu une grande nouvelle. Une magnifique victoire. Une extraordinaire démonstration de ce que peuvent des voix d’hommes libres lorsque, inlassablement, semaine après semaine, et pendant des années, elles épellent le nom d’un autre homme libre. Et la preuve même — pourquoi ne pas le dire ? — de ce qui peut advenir quand, pour le salut d’un opprimé, la puissance d’un Etat conforte, relaie l’autorité des clercs. Valladares doit la vie à Debray ? Tant mieux pour Valladares. Tant mieux pour Régis Debray. Tant mieux, surtout, pour la cause de la liberté. Et on ne me verra pas, je l’ai assez clairement dit, bouder une démarche que j’avais si ardemment, et si souvent, appelée de mes vœux. Reste que, sur le fond, et cela étant précisé, je ne peux me départir ce matin d’un léger sentiment d’amertume. Et que nous sommes quelques-uns, je crois, amis plus ou moins proches du poète, à garder de ses premiers jours parmi nous une singulière impression de malaise.

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Il y a d’abord l’accueil, tout de même assez étrange, qui lui est jusqu’ici réservé. Et cette réaction de dépit, presque partout, à le voir si frais, si gai, si heureux, là où l’on attendait une pitoyable épave plus visiblement marquée par ses vingt-deux ans de misère… Quoi, grondent en substance les « amis » floués, est-ce là le malheureux dont on nous avait dit le calvaire ? Là le paralytique que l’on attendait, la larme déjà à l’œil, sur sa fameuse chaise roulante ? Ne pouvait-il au moins boiter un peu, tout juste un petit peu, au besoin même faire semblant, histoire de ne pas décevoir tout à fait la foule des belles âmes qui avait tout investi là-dessus ? Ainsi raisonnent, d’habitude, les professionnels de l’humanisme. Et rien n’a changé à cet égard, depuis l’époque où tels dreyfusards découvraient avec horreur que leur saint, leur héros, leur martyr était un homme comme un autre, accablé par sa légende. Dans le cas présent, toutefois, les choses vont un peu loin. L’on avait rarement vu si vite se renverser les rôles. Je n’imaginais pas que l’on pût si vivement sommer une victime d’entrer dans le personnage qu’on lui a d’avance prescrit. Et c’est tout juste si, sous la plume de certains, ce n’était pas lui le coupable, le suspect, le personnage trouble et douteux qui venait nous gâter, avec ses « simulations », notre chère « déontologie » des droits de l’homme… Le moins que l’on puisse dire est que le premier contact de Valladares avec le monde de la liberté aura été placé sous le signe du malentendu.

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D’autant que ce malentendu, si l’on y regarde d’un peu près, se double de ce qui ressemble fort à une méprise sur la personne. Et qu’à de rares exceptions près, nul ne semble vouloir s’aviser que l’homme qui nous arrive de La Havane est aussi, surtout, d’abord peut-être, un écrivain. L’importance de son œuvre ? Elle est trop mince encore pour que l’on puisse vraiment trancher. Et ce n’est sûrement pas à moi, son éditeur, qu’il appartient d’en décider. Ce que je sais, en tout cas, c’est qu’elle existe. Qu’elle a sa place, d’ores et déjà, dans une certaine histoire de la littérature. Qu’elle vient s’inscrire, en son temps, dans la longue lignée des œuvres issues de l’univers carcéral moderne. Et que Valladares, en ce sens, est aussi quelqu’un qui, consciemment ou non, marche sur les traces de Pound à Saint-Elisabeth, de Desnos à Buchenwald, de Jean Genet à Fresnes, de Dostoïevski en son bagne ou de Soljenitsyne au goulag. La comparaison est écrasante ? Oui, bien sûr, elle est écrasante. Et le poète n’aura sans doute pas assez de sa vie pour, s’il le souhaite, tenter d’en relever le défi. Reste que la réalité est celle-là. Que c’est aussi cette voix-là qu’il nous est donné d’entendre. Que c’est également sur ce ton que ce réprouvé nous interpelle. Et que je ne peux m’empêcher de trouver bizarre cet air ahuri que nous prenons quand, à nos questions, à nos sollicitations, à nos curiosités en tout genre, il répond, doucement : « Lisez mes livres, tous mes livres, rien que mes livres, car tout s’y est dit que je ne saurais mieux vous redire… »

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Bizarre aussi, quoique dans un autre ordre d’idée, l’attitude des médias face à son catholicisme. On en parle, bien sûr. On y fait allusion un peu partout. On y insiste lourdement même, parfois, comme sur un exotisme supplémentaire de ce revenant du goulag tropical. Mais tout se passe, justement, comme si l’on n’y attachait pas plus d’importance qu’à une vague fantaisie, légèrement saugrenue, et dont le comité d’accueil se fût bien volontiers passé. Pourquoi cet homme a-t-il si ardemment désiré se marier religieusement ? Qui est ce reclus qui, au fond de sa nuit, n’avait pas de plus cher désir que de recevoir, de temps à autre, un confesseur ? Quelle est cette geôle où l’idée même de faire entrer un exemplaire de la Bible apparaissait comme un outrage ou un acte de subversion ? Et que s’est-il passé entre ces quatre murs pour que, parti sur sa propre trace et à la recherche d’une éthique de résistance, ce singulier prisonnier n’ait trouvé face à lui que le pur nom de Dieu ? Ces questions, vertigineuses, il y répondra peut-être lui-même un jour. Mais force est de constater que personne, pour le moment, ne semble avoir cru bon de les poser. A croire que l’on ait pressenti qu’elles risquaient de mener un peu loin. De nous abîmer, un peu trop profondément, au cœur de l’énigme. De nous conduire même, de proche en proche, au seuil de la question dont nul, à Paris, ne veut apparemment parler : la question du régime, du système, du goulag aux couleurs de Cuba.

Car enfin, quelle singulière situation ! Je veux bien qu’Armando Valladares ait, pour des raisons qui lui sont propres, jugé bon d’être discret. Je serai le dernier à lui reprocher cette prudence de langage à quoi, manifestement, il s’oblige. Et je ne veux même pas savoir ce que le conseiller du président de la République française lui a dit, l’autre jour, à son arrivée à Orly pendant ces vingt minutes d’aparté dont Paris, depuis, fait ses choux gras. Mais ce que je comprends moins bien, en revanche, c’est que Paris, justement, en soit resté à ces choux gras. Que l’on s’y soit si vite résigné à observer la même réserve. Que l’on y ait répété partout la fable des « deux cent cinquante prisonniers politiques » quand on sait qu’il y en a dix, vingt, cinquante fois plus peut-être. Que l’on ait feint de croire que la libération d’un écrivain, si spectaculaire soit-elle, change quoi que ce soit, sur le fond, à la nature d’une des dictatures les plus terribles, les plus sanglantes de notre temps. Bref, que tout le monde se soit implicitement mis d’accord pour se servir de Valladares comme d’un vivant certificat de vertu accordé, sans sourciller, au Pinochet de La Havane… On a sauvé un homme, soit. On lui a rendu ses droits, c’était l’essentiel. Mais fallait-il, dans le même mouvement, accepter le jeu du mensonge ? Et, au nom des droits de cet homme-ci, escamoter le grand débat que l’on pouvait, enfin, avoir l’occasion de lancer ?

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De fait, toute la question est là. Et elle dépasse, si j’ose dire, le cas Valladares. J’ai dit déjà, dans ces colonnes, lie risque d’une thématique des « droits de l’homme » en train d’inverser, sous nos yeux, ses effets. De servir d’ultime caution aux idéologies qu’elle était censée combattre. D’occulter le problème, par exemple, de ce qui fait profondément la trame d’un lien social totalitaire. Et, sous couvert d’un soutien sans réserve à de singulières victimes, d’escamoter la question qui est tout de même la clef de notre temps et qui est celle, à Cuba comme ailleurs, de la révolution démocratique. Régis Debray l’a-t-il compris ? Fidel, son ami, a-t-il entendu la leçon ? Et ici, à Paris, de quelle oreille entendre ces communistes qui, de plus en plus nombreux, à propos du Liban bien sûr, mais aussi déjà de la Pologne ou de Cuba, se mettent à nous chanter tout à coup, à leur tour, la rengaine des droits de l’homme ? La vérité, c’est que la formule me paraît être en train de connaître un sort analogue à celui de l’idée de « paix » récupérée dans les années 30 par l’internationale stalinienne. Et que tout se passe comme si les staliniens d’aujourd’hui ne savaient pas de plus sûr moyen pour, en expulsant quelques-uns de leurs dissidents, sauver ce qui peut l’être encore de leurs tissus communautaires en crise. A nous de relever le défi ! Et puisse le prisonnier de Castro nous inciter à reprendre à ce point — mais aussi, du coup, à nouveaux frais — les travaux de la Liberté !


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