Son dernier livre : Les Aventures de la liberté, que Bernard-Henri Lévy a sous-titré : Une histoire subjective des intellectuels, accompagne et complète une série télévisée du même auteur, diffusée sur Antenne 2 entre le 13 mars et le 3 avril. « Subjective » est presque un euphémisme, tant notre philosophe-écrivain fait ouvertement étalage d’un parti-pris qui n’est pas son moindre défaut.
En matière de théorie sociale et d’entreprise idéologique, cependant, rares sont les choix qui ne sont pas subjectifs. On s’engage par besoin de partager une manière de penser et de vivre. Plus rarement, on s’engage sur des preuves. Dans aucun domaine, il n’existe de démonstration irréfutable. Il se peut que cela explique les variations qu’on relève dans l’engagement de quelques-uns des maîtres à penser dont BHL brosse les portraits – de Breton à Malraux, d’Aragon à Sartre, de Simon à Foucault, pour ne rien dire de Drieu La Rochelle ou Sollers.
Prenez Claude Simon, notre dernier Nobel de littérature. À une question de BHL sur l’engagement de l’écrivain, il répond que le seul devoir d’un auteur, c’est de « faire la meilleure littérature possible ». Ineffable lieu commun, comme de dire que le devoir d’un poirier est de produire de bonnes poires ! Parle-t-il ainsi pour cacher qu’il a changé depuis la guerre d’Espagne, où il se battit, quelque temps, dans l’armée républicaine, et le Manifeste des 121 qu’il fut l’un des premiers à signer avec Maurice Nadeau et Maurice Blanchot, durant la guerre d’Algérie, en soutien aux soldats français insoumis ?
Mais pourquoi, ayant varié, se montrer intraitable avec ceux qui ont gardé le même cap, ou du moins reconnaissent leur évolution, un Malraux (dont il décrète l’œuvre « médiocre »), un Sartre (dont il évoque « les innombrables sottises ») ? Subjectivité, subjectivité… Non moins révélateur, parmi d’autres, le cas de Drieu La Rochelle. En 1934, il s’en est fallu d’un cheveu qu’il ne devienne léniniste et stalinien. Au point que BHL peut affirmer que Drieu, à cette époque, tient le fascisme auquel il adhère pour « un chemin vers le communisme ». L’auteur d’Une femme à sa fenêtre n’a-t-il pas avoué lui-même : « Je cherche dans le socialisme de forme européenne le fascisme, cette nouvelle aristocratie » ? Neuf ans plus tard, enfoncé jusqu’au cou dans la collaboration avec les nazis régnant sur une France vaincue, il posera cette question (« grotesque, mais insistante », selon BHL) : « Qu’est-ce qu’on penserait si je passais aux Russes ? »
Hitler, Staline, même combat ?
Quelques-uns se réjouiront aujourd’hui de ce que cela pourrait apporter d’eau au moulin d’un anticommunisme triomphal, triomphant. Hitler et Lénine, Hitler et Staline, même combat ? Pourquoi ne pas aller jusqu’à mettre dans le même sac Le Capital et Mein Kampf ?
Préférons l’attitude de BHL qui, bien qu’ayant consacré un livre, La Barbarie à visage humain, à établir ce qu’il appelle « l’équivalence des deux systèmes », ne s’éprouve pas moins complice de l’un (le communisme) et étranger à l’autre (le fascisme). De ceux qui, aveugles ou criminels, soutinrent les soviets, il écrit ceci, le plus émouvant de son essai, peut-être : « Leurs mots sont les miens. Leur mémoire est ma mémoire. Mon histoire ou ma généalogie remontent, qu’on le veuille ou non, jusqu’à ces égarés ou ces indignes. »
La question marxiste aura été le centre de gravité des querelles, des passions politiques du siècle. Quoi d’étonnant si elle a préoccupé, obsédé, déchiré des écrivains comme Breton, Bataille, Leiris, Camus, Sartre, Lacan, Barthes, Foucault, Althusser et… BHL, pour ne rien dire d’Aragon qui, dans Les Aventures de la liberté, se voit réhabilité par Edmonde Charles-Roux. Subjectivité encore, l’attachement de l’auteur de La Semaine sainte à Moscou et aux camarades du Comité central du PC ? Pourquoi pas ? On ne choisit jamais sa famille selon la chair ; mais on choisit sa famille idéologique. Pour des raisons où généralement la raison à moins de part que le sentiment.
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L’ignominie de Rome
On observera que, de l’affaire Dreyfus à la montée de l’Islam, la grande bataille de l’intelligence française n’a pas souvent cherché ses munitions dans les ouvrages théoriques. Pour un Aron, que de Gide, Mauriac, Camus, Aragon ou Bernanos ! Ce dernier, par exemple, d’abord maurassien et franquiste, puis antifranquiste et antipétainiste, ce n’est pas l’analyse politique ou la philosophie de l’Histoire qui l’ont mû, mais ce qu’il y a de plus subjectif en l’homme, le cœur et l’estomac, espoir ou pitié, colère ou enthousiasme.
Cela s’appelle encore, dans le cas des intellectuels de gauche, messianisme. BHL en donne une excellente illustration lorsqu’il rapporte, dans son livre, la réplique de Malraux à Bernanos qui s’étonnait qu’il ne rejetât pas avec dégoût « les mensonges de L’Humanité », « je serai toujours moins gêné par les mensonges de L’Humanité que vous ne devriez l’être pas deux de L’Écho de Paris, parce que derrière L’Humanité, il y a tout de même les pauvres et les opprimés, alors que, derrière L’Écho de Paris, il y a les riches et les exploiteurs. »
C’était en 1937. Une douzaine d’années plus tôt, Bernanos était aux côtés de L’Action Française, désapprouvant Pie XI d’avoir condamné le quotidien de Charles Maurras, alors que Jacques Maritain, partisan lui aussi des idées monarchistes, se soumettra et invitera Maurras à se soumettre. Au contraire de Maurras, cependant – à qui Yves Chiron vient de consacrer une biographie presque exhaustive – l’auteur des Grands cimetières sous la lune n’était pas hermétique à toute idée d’égalité et de justice.
Réhabiliter Maurras, son antisémitisme et son journal en 1939, c’était, de la part de Pie XII, préparer les voies à l’inversion évangélique la moins excusable. C’était, pour complaire au directeur de L’Action Française, biffer moralement ce qui déplaisait tant, dans le Magnificat, à ce dernier : le venin juif. On sait que Rome, hélas, ira plus loin encore dans l’ignominie. Lorsque le gouvernement de Vichy décida en 1940 de priver les Israélites d’une partie de leurs droits civiques, l’ambassadeur auprès du Saint-Siège fut chargé de sonder la Curie. « Il ne sera intenté nulle querelle au maréchal pour le statut des juifs », lui fut-il répondu (Le Monde, 8 octobre 1990).
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