De jeunes militaires hilares en train de photographier leurs victimes et de se pavaner à côté d’elles.
Des photos d’humiliations, de sévices, prises sans penser à mal et envoyées, telles des photos de chasse ou de vacances, aux familles en mal de nouvelles.
Cet étalage d’innocence et de barbarie, de cynisme joyeux et de cruauté pornographique – cette façon de dénuder un homme, de l’animaliser, de le tenir au bout d’une laisse et d’en rire avec les copains, cette façon de se mettre dans le cadre comme si l’on était juste en train de tourner un épisode particulièrement savoureux d’un film de téléréalité.
J’entends, ici et là, que la situation est sans précédent et laisse, pour cela, les responsables américains sans voix.
Je lis qu’il fallait, pour que l’on en arrive là, le triomphe, justement, de la téléréalité et de la confusion qu’elle induit entre le monde et ses reflets.
Je lis, dans le texte, notamment, qu’a donné Susan Sontag, ce dimanche, au New York Times Magazine, qu’il y fallait l’âge postmoderne, sa folie de l’image et du virtuel, son warholisme généralisé et son quart d’heure de célébrité pour chacun, je lis qu’il fallait la présence, dans le paquetage de chaque soldat de l’US Army, de la minuscule caméra digitale qui permet de filmer comme on respire, de se filmer en train, littéralement, de vivre et de respirer, et puis de déjouer ensuite, grâce à Internet, les barrages de la censure militaire pour expédier les images au bout du monde.
Oui et non.
Car il y a un précédent, au moins, à cette farandole de l’ignoble.
Il y a un cas, plus ancien, dont je m’étonne que nul ne se souvienne et qui, même si les situations n’ont rien à voir, a anticipé le dispositif.
Ce cas c’est celui de la grande exposition Reemtsma, du nom de Jan Philipp Reemtsma, héritier des cigarettes allemandes du même nom et qui, à la fin des années 90, à travers sa Fondation pour l’étude de la guerre, a retrouvé puis exposé des milliers de clichés du même genre, ensevelis depuis un demi-siècle dans la poussière des archives soviétiques, et où l’on voyait les appelés de la Wehrmacht chargés du « nettoyage » du front de l’Est poser, exactement comme les geôliers d’Abou Ghraib, aux côtés de rabbins humiliés, moqués, plongés dans un bassin alors qu’ils ne savaient pas nager, tondus, rasés de force, bousculés, puis, à la fin, pendus à la branche d’un cerisier tandis que les camarades de chambrée se poussaient abondamment du coude pour avoir ne serait-ce qu’un bout du visage dans le cadre.
Alors, les situations ne sont, je le répète, pas comparables.
Et aucun, pour le moment, des prisonniers d’Abou Ghraib n’a été pendu à la branche d’un cerisier, ni envoyé en camp, ni même délibérément assassiné.
Mais qu’il y ait une similitude de structure entre les deux cas n’est, pour autant, pas douteux.
Que les images des soldats Jeremy Sivits ou Lynndie England rappellent celles de ces troufions ordinaires qui n’étaient nullement membres de la SS mais trouvaient déjà, non seulement normal, mais essentiel d’immortaliser leurs scènes de chasse en Pologne afin de les expédier, le jour venu, à la famille et aux amis, est, hélas, une évidence.
Mieux : que le choc ressenti en Amérique, que notre irrépressible dégoût face à ces scènes où l’on ne sait ce qui est le plus insupportable de l’image de la soldate souriant donc à l’objectif ou, sur le cliché original et non encore recadré, du nombre d’autres soldats qui étaient juste là, vaquant à leurs occupations et ne prêtant au contraire – autre variante, terrible – même plus vraiment d’attention à cette mise en scène digne d’un mauvais remake du Salo de Pasolini, que ce dégoût, oui, puisse et doive faire penser à l’onde de choc qui parcourut, dans les années 1998 et 1999, toutes les villes d’Allemagne où tourna l’exposition, c’est, me semble-t-il, inévitable.
Et, pour ceux qui voient dans la mémoire du nazisme une mesure de l’inhumain, un étalon du crime et de l’horreur, pour ceux qui, tout en sachant que ses crimes sont uniques et incomparables, fruits d’une irruption du démoniaque jusqu’aujourd’hui sans pareille, entendent se servir de leur souvenir comme de ce que Walter Benjamin nommait un « avertisseur d’incendie », cela dit et prouve au moins trois choses.
Que la barbarie, justement, n’a pas d’âge.
Qu’elle est là, tout de suite, au cœur de chacun et, en particulier, de chaque soldat, dès lors que craque le mince vernis de règles et d’interdits.
Qu’il appartient à l’administration et, au premier chef, à Bush lui-même de cesser de finasser, de jouer avec les mots, de refuser, par exemple, de prononcer ce fameux mot de « torture » dont Donald Rumsfeld, récemment encore, expliquait doctement qu’il ne saurait se confondre avec « abus » – qu’il appartient aux responsables ultimes de ce désastre d’avoir ne serait-ce qu’un peu du courage qu’a eu la presse de leur pays en déclarant, très vite, que la grande démocratie américaine est vivante mais malade ; pleine de ressource, mais aussi d’infamie ; et qu’elle vient, tout doucement, sans presque s’en aviser, de venir très près du bord où tourbillonne le pire.
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