La Première ou la Seconde Guerre ? À laquelle, s’il fallait choisir, le redoutable privilège de décider de nos destins ? La première, forcément. La première, sans aucun doute. Car c’est avec elle, la « Grande » guerre, que s’annoncent – pêle-mêle – le temps des charniers et celui des tranchées. La loi des massacres de masse et celle des grands nombres en folie. Le monde désorbité. Les nationalismes déchaînés. L’absurde ruée des hommes, anéantis sous le hachoir. La déroute de l’humanisme. La débâcle de la raison dans l’Histoire. La « Crise de l’Esprit » et la « fin de l’Éternel ». La fin du monde fini et la fin du monde futur. Dada, Breton. Le surréalisme au service de la révolution. La révolution, pour désœuvrer le surréalisme. « L’art est une sottise » de Vaché. Le « nous sommes les défaitistes de l’Europe » d’Aragon. « La certitude de la putréfaction finale » chez Céline. Le « genre humain » comme « perdition » et « désertion », selon Leiris et Bataille. La mort de Dieu, et non plus son retrait. La mort du Dieu mort, et non plus seulement du Dieu vivant. L’entrée, en un mot, dans les derniers temps du nihilisme. L’événement décisif, donc, qui donne au siècle son branle noir et le tire, ainsi, jusqu’aujourd’hui.

Le fascisme ? Le nazisme ? 14. Toujours 14. Car tout commence, là aussi, dans le même paysage de désastre. Tout se dit, tout est dit, lorsque, à l’énigmatique question qui hante ce premier après-guerre et qui est de savoir comment « ils » – les « poilus » – ont « tenu », la littérature « de guerre » répond : c’est « l’appel du sol » qui les hélait, c’est la voix obscure de la « terre », des « morts », du « sang » qui, au Chemin des Dames, les habitait, les étreignait, leur donnait ce masque d’immobilité stupéfaite et sacrifiée et, finalement, les maintenait debout ! C’est ainsi que parlent Bordeaux et Adrien Bertrand. Barrès et parfois Barbusse. Mais ce sont surtout, et déjà, les mots de Jünger ou de Drieu. C’est la philosophie de ceux qui, plus tard dans le siècle, verront le secret de l’humanité dans cet appel venu du fond de la « race » et qui, en chacun, se ferait chair. C’est la matrice, autrement dit, de ce qui ne s’appelle pas encore le fascisme mais qui balbutie là, dans la neige et la boue des tranchées, les premiers mots de sa langue. Et c’est ce qui permet de redire, par-delà les banalités d’usage sur l’humiliation allemande, le traité de Versailles, la fin des empires turc et austro-hongrois ou le déchaînement des nationalités : notre scène primitive ; notre traumatisme originaire et définitif ; le XXe siècle se décide là, il s’y joue et dessine tout entier – tout va se passer, en somme, comme s’il y avait une sorte de programme, ou de substance, dont il n’aurait plus eu, ensuite, qu’à décliner les attributs et les modes. Un siècle pour rien ? Oui, bien sûr. En un sens. Le sens même de la modernité, c’est-à-dire, encore une fois, d’un nihilisme qui se sera déployé jusqu’à ces tout derniers temps : voir la Bosnie, n’est-ce pas… ou le Kosovo… voir ces guerres, ou ces menaces de guerre, où l’on a le sentiment que se répète, et se répète encore, l’interminable « première » guerre…

De là toute l’importance de l’affaire dite des mutins de 17. En réhabilitant, comme il l’a fait, les quarante-neuf insoumis du Chemin des Dames, en réintégrant dans la communauté nationale ces braves, souvent anciens de Verdun et grands médaillés militaires, qui ont juste refusé, un jour, le « viva la muerte » d’un général en chef que Clemenceau qualifiait déjà de « criminel », Lionel Jospin n’a pas seulement fait montre de « compassion ». Il ne s’est pas contenté de dire ces « choses humaines, justes, nécessaires ». Il a accompli un acte beaucoup plus fondamental qui, compte tenu de ce poids gigantesque de l’Événement 14-18, compte tenu des effets ravageurs produits par la moindre des initiatives prises dans ce champ à haute tension qu’est le discours sur cet Événement, ne pouvait pas ne pas avoir des conséquences et un écho formidables. On pensait tout savoir, a dit en substance le Premier ministre. On croyait que, de cette matrice, le siècle avait exprimé, à force, toutes les figures possibles et imaginables. Eh bien non. Il en manquait une, de figure. Sur cette scène saturée d’effets où il n’est pas une indication, ni un mot, ni un geste, qui n’aient été traités, déclinés, exprimés jusqu’à la nausée, exploités, il y avait un geste mort, comme on dit d’un angle mort – il restait une sorte de trou noir, ou de trou de mémoire, et c’était l’insoumission des mutins refusant l’abattoir. Jospin, ce faisant, dit le droit. Il relit l’époque, il intervient dans la façon que nous avons de lire, et donc de vivre, ce drôle de XXe siècle dont on peut soutenir à la fois, sans contradiction qu’il n’en finit pas de finir et qu’il n’a jamais vraiment commencé – mais, ce faisant, oui, il rend sa dignité morale et politique à un droit à la désobéissance qui commencerait, désormais, dans l’ordre des armées. Parole de légiste. Parole, aussi, d’homme d’État. Lumineuse et obscure, une des vraies belles paroles du moment.


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