Ce ne pourrait être qu’une conversation aimable et fraîche, à l’ombre d’un figuier, dans la chaleur de l’été. Un homme et une femme devisent légèrement de l’amour et du désamour, de l’avenir du couple, de la jalousie, de la fidélité, de la passion, bref, de tous ces sujets graves et futiles sur lesquels les sociologues, vous, moi et mon boucher avons notre petite idée… Mais, comme cette femme se nomme Françoise Giroud, et cet homme, Bernard-Henri Lévy, deux personnages célèbres et médiatiques, leur entretien prend les allures d’un événement.

Dans un livre, publié le 23 avril – Les Hommes et les Femmes, Orban – Françoise Giroud et Bernard-Henri Lévy font donc le tour des Idées qui courent et livrent leurs points de vue respectifs sur l’évolution récente d’une histoire éternelle, celle qui lie depuis le fond des temps deux espèces appelées à coexister pour le meilleur et pour le pire. Qu’est-ce qui a changé depuis vingt-cinq ans ? se demandent Françoise Giroud et Bernard-Henri Lévy.

Pourquoi elle ? Pourquoi lui ? « Nous ne nous sommes vraiment pas posé la question, répliquent-ils gaiement, c’est une idée de notre éditeur ! » En termes d’édition, le défi est sans grand risque : le choc d’une rencontre entre les groupies de ces deux auteurs de best-sellers ne peut qu’être fructueux. Mais, tout de même, pourquoi eux ? La première surprise du livre est là, dans son existence même. Réunir Françoise Giroud et Bernard-Henri Lévy pour parler des hommes et des femmes relève de l’exotisme parisien. Comment cette grande dame de 76 ans et ce « nouveau philosophe » de 44 ans pourraient-ils faire avancer utilement la pensée française sur un champ aussi vaste ? Qu’y a-t-il de commun entre cette journaliste pointue, co-fondatrice de L’Express, ex-fan de Mendès France, qui a longtemps incarné une race de femmes debout, et le perpétuel jeune homme, agrégé de philosophie, écrivain engagé, dont l’ego en chemise blanche a souvent suscité d’intenses taquineries ? L’une fut le premier secrétaire d’Etat chargé, sous Giscard, de défendre la « Condition féminine ». L’autre, intellectuel recyclé en initiales, s’affiche volontiers avec sa compagne, Arielle Dombasle, une ravissante comédienne qu’on imagine moins en « guérillera » du féminisme qu’en sirène du Tout-NAP.

Pourtant, parce qu’ils sont intelligents et bien élevés, et qu’ils ont tous deux le courage de leurs opinions, leur duo improbable donne un livre charmant, amusant, et intéressant à plusieurs degrés. On peut d’abord le feuilleter comme on va voir un film d’Eric Rohmer. Avec une grâce exquisément surannée, les deux auteurs se livrent à un exercice terriblement français : ils échangent, avec esprit, des idées générales, effeuillent avec élégance des confidences intimes, célèbrent, ravis, leurs points de consensus et se disputent suavement, avec des mines de gourmets : « Je te comprends, moi non plus », tel pourrait être le sous-titre de l’ouvrage. Et, quand ils butent contre l’insondable, ou l’indicible ils s’enfuient d’un mouvement coquet ultime marivaudage – vers la littérature. Et s’éventent à petits coups de citations, Stendhal, Cohen, Proust, Baudelaire, Fitzgerald, Sartre, Deleuze, rien que de très chic et de très distingué.

On leur reprochera d’être oublieux du réel. En apesanteur, les deux auteurs parlent d’hommes et de femmes qui n’ont jamais le dos courbé sur leur travail, l’épaule usée par les cabas, la tête comblée de gros soucis. Il n’y a pas de chômage, pas de santé défaillante, pas de logements trop exigus ni de portefeuilles à l’agonie. On y parle juste de l’inégalité devant le vieillissement. Et de la laideur. « Je n’aime que les hommes beaux », avoue Françoise Giroud. « Je peux désirer une femme laide », déclare Bernard-Henri Lévy. « Le livre est étranger à l’agitation du monde » disent ses auteurs, et c’est un choix délibéré. Comme si le prisme des sentiments amoureux défiait les lois sociales et culturelles. C’est à peu près la thèse revendiquée par Françoise Giroud et « BHL » : les nuances de l’amour ont peu de variables sociologiques.

Ce qui légitime les auteurs. Pourquoi elle ? Pourquoi lui ? Parce que c’est une femme. Parce que c’est un homme. Avec pour chacun, ses pesanteurs personnelles sa subjectivité et son originalité. « Nous sommes incertains et contradictoires », dit BHL, et c’est aussi l’intérêt de cet ouvrage, à la fois ambitieux et sans prétention. Si un jour, dans cinquante ans, nos enfants lisent ce livre, ils pourront se dire : « Tiens l’amour se racontait ainsi en 1993 ! » Car, au fond, l’évanescence autant que la conviction des propos valent bien toutes les démonstrations trop étayées, tous les pavés doctrinaires. Qu’est-ce qui a changé depuis vingt-cinq ans ? On retiendra qu’une femme a répondu : « Tout. » Et qu’un homme a répliqué : « Rien. »


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