Je vois mieux, avec le recul, ce qui me gênait tant dans le fameux manifeste des Inrocks protestant contre la « guerre à l’intelligence » menée par la droite de gouvernement. Et ce qui me le fait voir, ce qui me rend le malaise soudain plus palpable, ce qui me confirme dans l’impression étrange donnée par la mise dans le même sac des préoccupations des psys et des intermittents, des gens de science et de théâtre, des profs, des fonctionnaires, des repentis italiens des années de plomb, des infirmières, c’est un long entretien de Michel Foucault, le plus long de Dits et Ecrits, tome II, donné en 1978 au journal italien Il Contributo et sur lequel je tombe par hasard. Toutes ces études locales, lui demande le journaliste… Toutes ces enquêtes que vous menez sur la folie, la médecine, la loi et le droit, le régime des peines et des châtiments… Est-ce que vous ne perdez pas le sens du « tout » ? Est-ce que vous ne vous privez pas d’une « vision générale » des choses ? Est-ce que vous ne devriez pas relier ces combats, les intégrer dans une stratégie de « contestation » globale ? Et, en ne le faisant pas, en isolant chacune de vos études, ne manquez-vous pas la « dimension politique » des problèmes, leur « nécessaire articulation à l’intérieur d’une action ou d’un programme plus amples » ? Et Foucault de répondre, superbe : ces problèmes que vous croyez locaux sont « au moins aussi généraux que ceux que l’on a l’habitude de considérer statutairement comme tels ». Puis : « la généralité que j’essaie de faire apparaître n’est pas du même type » que celle dont vous me parlez et dont s’occupent, en général, « les partis politiques ou les grandes institutions théoriques qui définissent les grands problèmes de société ». En d’autres termes, et en clair : il y a les partis, d’un côté, qui fédèrent les luttes à l’ancienne, dans des grands ensembles abstraits où chacun est supposé conspirer avec chacun et où, en défendant les uns, on est censé libérer mécaniquement les autres et il y a moi, Foucault, qui tiens bon sur la spécificité de chaque « conflit », la singularité de chaque « enquête », la précision extrême de chacune de mes « excavations », car c’est ainsi, et ainsi seulement, que se fait la bonne généralité et, donc, la vraie politique. Voilà. Le manifeste des Inrocks portait la trace et comme la nostalgie de la mauvaise généralité rejetée par Michel Foucault. Il était dans cette logique de l’amalgame où l’auteur de L’archéologie du savoir voyait la propre signature d’un progressisme périmé car, au fond, sans effet. Et c’est la raison pour laquelle je ne l’ai, personnellement, pas signé.

Sur l’affaire Jésus, sur l’éternelle question de savoir qui a tué l’homme de Nazareth, sur cette obsession récurrente qui est encore en train, ces jours-ci, avec le film gore de Mel Gibson, de revenir hanter les esprits et qui consiste à faire retomber sur la tête des juifs le sang du Crucifié, ne pourrait-on s’entendre, une bonne fois, sur quelques vérités élémentaires, reconnues par tous les historiens ? Le fait que Jésus était juif, bien sûr, né de père et de mère juifs. Le fait que rien, dans l’enseignement de ce juif, ne s’opposait assez frontalement aux prescriptions de la Torah pour que les autorités de l’époque, les rabbins, la foule filmée par Gibson en train de flageller le condamné, de le conspuer, de hurler à la mort sur son passage, aient eu à le considérer comme plus blasphémateur que n’importe quel autre prédicateur du moment. Le fait que, de toute façon, quand bien même la tentation eût existé, quand bien même une poignée de notables juifs un peu plus clairvoyants que les autres eussent anticipé l’ampleur de la révolution inaugurée par ce prêcheur qui se disait fils de Dieu, la Judée vivait sous occupation et ni le Sanhédrin, ni Hérode Antipas, ni aucune autorité autre que romaine n’avait le pouvoir de prononcer, et encore moins d’exécuter, pareille sentence de mort. Le fait qu’un homme enfin, un seul, avait le pouvoir en question et que cet homme s’appelait Pilate, préfet de Rome, commandant en chef des armées romaines, et dont la réputation de brutalité envers les fauteurs de troubles juifs du genre de ce Jésus était assez bien établie pour que Tibère lui-même, quelques années après les faits, ait cru nécessaire de le rappeler. Que Rome ait eu à se laver, ensuite, de ce crime commis par l’un des siens, que les chrétiens non juifs, c’est-à-dire les Romains, aient tout fait, dans les siècles suivants, pour effacer cette faute originaire, que, dans la phase où le débat entre tenants de la nouvelle et de l’ancienne alliance s’est durci, puis figé, ils n’aient reculé devant aucun moyen pour rejeter sur leurs nouveaux ennemis la responsabilité du forfait ancien, qu’ils aient trafiqué les faits, produit des faux, qu’ils aient imaginé telle épître apocryphe du IIe siècle où l’on voyait déjà, comme dans La Passion du Christ, un Pilate humain, rongé par le doute, presque déjà disciple de celui qu’il mettait en croix, tout cela est exact ; peut-être était-ce même de bonne guerre ; sauf que c’est très exactement la guerre à laquelle l’Église catholique a, depuis Vatican II, choisi de renoncer ; et c’est pourquoi le film de Gibson est, du point de vue même de l’Église, un acte de révisionnisme historique doublé d’une mauvaise action.


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