Affirmer que l’individu est controversé relève du plus doux euphémisme. Celui qui, il y a quinze ans, sonna le glas du marxisme et des idéologies dans un ouvrage, La Barbarie à visage humain, qui le classe avec d’autre parmi les « Nouveaux Philosophes », est diversement reçu. Les uns lui en veulent d’avoir annoncé (précipité) « la fin des prophètes », le passage à la trappe des grandes consciences (dont beaucoup ne vont pas tarder à mourir : Sartre, Barthes, Lacan, Foucault, Clavel, jusqu’à Althusser), d’être viscéralement anticommuniste ou d’user, voire d’abuser, d’une télévision automatiquement réductrice d’une pensée ; les autres lui reprochent une certaine arrogance mêlée à un dandysme certain, un ton dogmatique et péremptoire, ses chemises blanches au col largement ouvert ou de ne cesser de briguer le Goncourt. Et ses positions favorables à la Guerre du Golfe.

Et puis il y a ceux qui défendent Bernard-Henri Lévy. Ils lui savent gré d’être le champion d’un pragmatisme « droidlomiste » (le néologisme est de lui), d’avoir popularisé l’image d’un certain type d’intellectuel, de sortir la fonction du langage abscons où on la cantonne habituellement, de passer « si bien » au petit écran et d’être un bon écrivain. Après L’éloge des intellectuels, parallèlement à la revue La Règle du jeu, Les Aventures de la liberté apporte sa pierre au débat. S’il se réjouit de la mort des idéologies en « isme », BHL est assez lucide pour savoir que le pragmatisme, tellement à la mode depuis une décennie, est trop « court » face aux enjeux de cette fin de siècle.

On pourra déplorer chez l’auteur, non pas une subjectivité, revendiquée et assumée, mais peut-être un manque de profondeur, un ton quelque peu moralisateur (à la télé, pas dans le livre), une absence d’humour, une impuissance à éviter de toujours juger hier avec les préjugés d’aujourd’hui (mais est-ce possible ?) ou une trop grande facilité à renvoyer les idéologies dos à dos. Mais ces défauts restent secondaires en regard de la dimension du projet. Car c’est dans son existence même que réside l’importance de ces Aventures. Dans ce qui apparaît moins comme une étude philosophique que comme un portrait brossé à plus ou moins gros traits, riche de témoignages inédits. Pour finir, par cet ouvrage, BHL atteint le comble de ce qui lui est reproché : trahir les siens en en vulgarisant l’histoire. Et si Les Aventures de la liberté, c’était avant tout une œuvre d’écrivain ?

*

Vous mettez le doigt, en tentant d’y apporter des explications, sur trois retournements : les passages à la réaction de Barrès, au nazisme de Drieu La Rochelle et au gaullisme de Malraux…

Il n’y a pas de personnages totalement positifs ou négatifs. Pour moi, les grands écrivains sont ceux qui ont le sens de la complexité des êtres, de leur caractère hypothétique, ambigu, équivoque. C’est pareil dans leur vie. Et c’est pour cela qu’ils sont intéressants. Sartre, je le trouve tantôt grand, tantôt mesquin, tantôt noble, tantôt infâme. Et raconter leur histoire comme un roman, c’est faire leurs parts aux deux aspects de la vérité.

À la question, s’il valait mieux avoir raison avec Aron ou tort avec Sartre, vous choisissez, paradoxalement, vous qui êtes si sévère avec ses errements, le second, en ne cessant de globaliser le débat dans sa complexité.

Aron n’est pas un artiste et je ne suis pas sûr que ce soit un penseur. C’est une petite pointure. C’est un journaliste. Sartre est un très grand artiste qui a écrit des romans immenses avec une ambition gigantesque, à la mesure de laquelle figurent ses erreurs.

Les principaux intellectuels dont les noms sont restés, se sont trompés (les autres vous les laissez de côté). Penser et se tromper, c’est indissociable ?

Probablement oui. Mais ce ne sont pas les intellectuels qui se sont trompés, c’est l’époque dont ils sont les reflets. La structure du monde est ainsi faite que la vérité n’est pas lisible en direct. Moi-même, j’ai dû me tromper sans arrêt. Il faut compter avec ce dont nous ne sommes pas maîtres, la postérité de nos discours et prises de position. Je me suis battu pour la rébellion afghane. Qui sait si demain le pays ne sera pas dirigé par des ayatollahs issus de leurs rangs ? Aujourd’hui, je défends le devoir d’ingérence. Qui sait si la planète ne sera pas mise demain à feu et à sang par des gens s’en réclamant ? Il y a les erreurs que je commettrais plus parce que j’en connais l’histoire et les effets. Mais je ne suis pas à l’abri de nouvelles.

Par ailleurs, s’imaginer que l’histoire des intellectuels est une histoire de pensée, est une erreur. C’est une histoire de passions, grandes et petites. Il faut savoir que si Malraux tarde à entrer dans la résistance, c’est par amour pour une femme ; si Sartre monte Les Mouches pendant l’occupation c’est aussi pour donner du travail à une jeune actrice dont il est épris ; si Drieu prend la direction de la NRF à la même période, c’est aussi par esprit de rancune et de revanche contre les intellectuels qui lui ont damé le pion dans les années 30. Le métal dans lequel sont trempés les grands intellectuels est le même que celui des faits divers : des histoires d’ambition et de pouvoir, de sexe et d’argent, etc. Tout cela venant complexifier les débats idéologiques. C’est une histoire de passions autant que de raisons.

Vous êtes très sévère à l’égard du culte de la jeunesse…

L’idée que « young is beautiful » est une noire connerie. Des concepts comme celui de l’homme nouveau, la jeunesse du monde, etc., sont à la source des totalitarismes du XXe siècle. C’est une passion d’autant plus dangereuse qu’elle paraît extrêmement sympathique et inoffensive.

Pensez-vous que le temps absout ? Que des écrivains du XXe siècle, il ne restera que leurs livres ?

Je ne crois pas. Ce qu’ils étaient, fait partie de leur œuvre, pour le meilleur et pour le pire. Chez Céline, vous ne pouvez pas faire le partage entre les pamphlets et les grands romans. C’est la même voix. Ces écrivains sont des personnages monstrueux dans tous les sens du mot, et il faut les prendre comme tels.

Rétrospectivement, comment voyez-vous les Nouveaux Philosophes ?

Comme quelque chose de fini mais d’important. Tout le monde est aujourd’hui à peu près d’accord avec ce que véhiculait la nouvelle philosophie, mais quel scandale ! Je crois que c’est un moment important de l’histoire de la pensée française depuis 40 ans.


Autres contenus sur ces thèmes