Faut-il des intellectuels ? Non, répondent spontanément les conformistes, les affairistes, les réalistes, les embourgeoisés, les apeurés, les achetés, les politiciens combinards, les curés intégristes, les généraux qui voient des communistes partout, les communistes qui voient partout des capitalistes, les femmes du monde ou d’œuvre, les boy-scouts demeurés, les théologiens attardés, les permissifs déchaînés, les mères craintives, les maires racistes, les antisémites, les gardes rouges, les arrivistes, les arrivants, les arrivés.

Définition

Mais qu’est-ce qu’un intellectuel ? Dans un brillant essai consacré à Raymond Aron et Jean-Paul Sartre (Les petits camarades, Julliard), Étienne Barilier avance cette définition : « Celui qui s’efforce de penser l’homme dans la cité », et l’explicite comme on taille un diamant : « (Un intellectuel), c’est ce qui reste de Sartre et d’Aron quand on a tout oublié de leurs différences. Si Sartre l’écrivain et Aron l’honnête homme ont pu trouver de si vastes terrains de désaccord, c’est bien parce qu’ils étaient tous deux des “intellectuels”, c’est-à-dire des hommes vivants dans les choses de l’esprit, mais dont l’esprit se préoccupait de réfléchir l’action ».

Si l’on suit cette définition, on peut supposer qu’il y eut toujours des intellectuels, mais aussi qu’il ne suffit pas d’être poète, journaliste, évêque, ministre, banquier, ingénieur, professeur, avocat, médecin, pour être un intellectuel. Le détenteur d’un savoir n’est pas nécessairement un intellectuel. Et en tant que « groupe », son apparition est tardive. Moins tardive pourtant, me semble-t-il, que ne le pense Barilier par trop restrictif dans sa vision historique de phénomène quand il estime que, jusque dans les années 1920, « les écrivains, malgré l’affaire Dreyfus, n’étaient guère des intellectuels ». C’est trop ergoter. Pour ma part, les Encyclopédistes l’étaient au XVIIIe siècle. De même que l’intelligentsia russe à la fin du XIXe. Et les membres de l’Academia dei Lincei à Rome au début du XVIIe. Et les habitués dans salons romantiques de Berlin vers 1820. Et ceux des cafés de Vienne ou Freud, Hofmannsthal ou Karl Krause allaient lire leurs journaux autour de 1900. En revanche, Barilier pose une question pertinente et qui – à première vue – ne vaut pas seulement pour la France : Y a-t-il encore des écrivains intellectuels ? Et d’enchaîner, sur le mode dubitatif : « Les intellectuels sont peut-être en train de disparaître, dans un mystérieux cataclysme, comme jadis les dinosaures ».

Les petits camarades

Avant d’aller plus loin, ouvrons une parenthèse pour dire deux mots de son merveilleux petit livre intitulé Les petits camarades. On sait que le philosophe de L’Être et le Néant et le penseur de La guerre et la paix, nés tous deux en 1905, étaient des « petits camarades » inséparables à l’École normale de la rue d’Ulm, de 1924 à 1928. Inséparables, mais déjà différents. Aron est un incroyant serein, l’athéisme de Sartre fut « une entreprise cruelle de longue haleine » ; Aron s’efforça de « compenser » la carrière ratée d’un père aimé, Sartre fut un enfant malheureux d’être « fils de personne » ; et le tour même de leurs préoccupations et leurs pensées accuse leur différence : dès leurs vingt ans, « il y a une gravité aronienne, une légèreté sartrienne » ; un fou d’écrire et de créer (Sartre) et un passionné de réfléchir et de comprendre (Aron) ; un garçon qui vit pour une idée et celui qui vit pour les idées. « Chez Sartre, la force de l’intuition tient lieu de raison ; Aron, toujours, veut raison garder. »

Dès lors, ce qui va les opposer – mais aussi faire qu’ils ne se perdront jamais de vue – c’est « une querelle de frères », formés par le même Kant, vivant les mêmes événements, étudiant les mêmes mutations mais développant des réponses et des solutions contradictoires. Et parce qu’Aron avait des idées alors que Sartre poursuivait la sienne, il eut toujours pour le romancier de La Nausée une attention et comme une secrète sympathie que ce dernier ne rendait pas au sociologue de L’opium des intellectuels. C’est pourquoi, sans doute, le plus grand tort de Sartre, et la raison de son évanouissement rapide du ciel de la philosophie, fut « de donner pour non littéraire, et objectivement fondée de ce qui, dans son œuvre, était littérature. En tout état de cause, la littérature appartient à l’irréel et à l’irrationnel. Cela n’empêche pas qu’elle parle à la cité. Mais à condition de se donner pour ce qu’elle est : un pouvoir d’appréhender et d’illuminer le monde ». Mais rien de plus. Et rien d’autre.

Alors, avons-nous commencé d’abandonner l’ère des intellectuels, aujourd’hui que Sartre et Aron ne sont plus de ce monde ? Assurément, répond Étienne Barilier, si nous ne croyons plus que la vision du créateur et le regard de l’homme de science puissent se compléter, si nous ne croyons plus que l’intuition du monde et la connaissance du monde puissent dialoguer, « alors les intellectuels, hommes de sciences et créateurs réfléchissant en commun sur le destin de la cité, sont morts et enterrés ».

Éloge

Parce qu’il se pose les mêmes redoutables questions, et arrive mal à repousser un pressentiment sinistre, Bernard-Henri Lévy prononce, sans ambages mais non sans acuité, un Éloge des intellectuels (Grasset). Ceux-ci, constate-t-il d’entrée de jeu, traversent « une crise molle, voilée, comme étouffée ». Au point que « cette France qui les a inventés, portés aux nues, traînés dans la boue, mais toujours avec passion, ne sait plus qu’en faire ni qu’en penser. Parlent-ils, elles les somme de se taire. Se taisent-ils à nouveau – pour, par exemple, travailler –, elle voit dans leur silence une insupportable désertion ». Voilà donc un Sartre, un Aron, un Foucault remplacés par des stars de la chanson ou des affaires. Tapie, Coluche, Montand, Renaud… La question mérite réflexion, si l’on pense, comme Lévy, que « la présence d’intellectuels dans la cité moderne est une clé de la démocratie ».

Les causes de cette crise des intellectuels ? Lévy en relève plusieurs : le structuralisme, dont la méthode en soi féconde aboutit dans la pratique à mettre sur le même pied tous les textes parce qu’influents ou médiocres, ils exprimeraient également leur époque, mais quand on ne place pas Malraux au-dessus de Guy des Cars, on s’engage sur la voie de la banalisation de la culture ; la poétique, cette discipline qui assire que derrière le plus beau poème, il y a toujours un sous-texte, anonyme et muet, qui le gouverne secrètement et en distribue tous les effets – par quoi on efface un peu plus « la mince mais décisive frontière qui sépare un objet de culture d’un autre qui ne l’est pas » ; la réhabilitation spectaculaire de ce qu’il y a de mineur de la culture : la mode, la bande-dessinée, le film publicitaire, comme s’il n’y avait pas de différence entre une séquence d’Eisenstein et un clip, une toile de Pollock et un graffiti new-yorkais ; la dilatation de l’idée de culture à tout ce qui est signifiant dans une civilisation, comme s’il ne fallait pas distinguer une page de Saint-John Perse d’un emballage Saint-Gobain ; le discrédit qui frappe le concept d’élite et étend la notion de « créateur » de Proust et Joyce au moindre styliste du prêt-à-porter.

Intelligente analyse, convenons-en, par un écrivain philosophe qui vit avec une attention vigilante au cœur du tourbillon d’idées, d’engouements, de querelles et de feux de paille dont Paris est le théâtre. Mais si l’intellectuel risque de disparaître, à quoi devait-il son apparition ? Lévy énumère quelques raisons : la foi dans la raison et ses pouvoirs pour vaincre l’erreur, la méchanceté, le mensonge – elle conduisit Zola et Péguy à prendre la défense de Dreyfus, mais n’est-il pas hautement risqué, après Auschwitz et à l’âge des goulags, de croire encore que le Verbe saurait contrecarrer l’horreur et le malheur ; l’idée que la Vérité existe et qu’elle vaut qu’on se batte pour elle ; le pari sur une justice valable en tous lieux et tous temps ; le pari sur les valeurs ; la reconnaissance « par la société des clercs et la société tout court », de l’éminente dignité de cette culture abstraite, généraliste et non spécialisée qui permettait à l’écrivain, comme disait Sartre, de « sortir de sa tour d’ivoire » pour « se mêler de ce qui ne le regarde pas » ; le déclin des magistères, par refus des rapports de maîtrise dans l’ordre de la pensée.

Bernard-Henri Lévy, pour autant, ne sanctifie pas les clercs. Il y a, écrit-il, une « misère de l’engagement ». Il y a le clerc maso, le clerc réglo, le clerc mégalo, le clerc parano, le clerc pépère, le clerc malin. Il y a ceux qui se trompent et nous trompent. C’est pourquoi, me permettrai-je d’ajouter, l’intellectuel à une responsabilité. Et quand Alain Decaux pleurniche, aux Dossiers de l’Histoire, sur l’exécution de Brasillach et plaide les circonstances atténuantes parce que cet écrivain collaborateur, qui dénonça les juifs et adula Hitler, avait un immense talent, il prouve seulement soit qu’il ne prend pas Brasillach au sérieux, soit qu’il n’est pas lui-même un intellectuel, ce qu’on savait déjà.

L’exigence de penser

La définition minimale de l’intellectuel, « c’est quelqu’un qui pense ». Le monde est plein de parleurs, de prédicateurs, d’acteurs. Il ne manque ni de slogans, ni de boniments, ni d’idées toutes faites. « S’il a besoin de ses intellectuels, c’est-à-dire de ses penseurs, c’est qu’il n’a pas encore trouvé mieux, au fond, pour… résister à la grande marée de stéréotypes qui est en train de nous envahir ». Et pour nous rappeler que les choses sont complexes et que les hommes ne sont ni des anges ni des bêtes.

L’auteur de La Barbarie à visage humain met dès lors son espoir dans la renaissance de la figure de l’intellectuel « sous une autre forme ». Cet intellectuel « du troisième type » sera, souhaite-t-il, moins engagé à tout propos, et avec moins de tapage, de spectacle, d’excitation. Il ne voudra pas s’ériger en conseillers des princes, mais ne se complaira pas non plus « dans l’irresponsabilité de l’abstraction ». Il sera plus authentique (par exemple, s’il est marxiste, il ne se cachera pas, comme Althusser, pour lire Chateaubriand), moins tricheur, mais plus pessimiste parce que les solutions totales sont devenues impensables et que c’est n’aimer personne que de vouloir épouser la cause de tout le monde… tour à tour… pendant quelques jours ? Il choisira le terrain de son combat pour être plus efficace. Mais il ne cèdera jamais sur l’exigence de penser. « Penser contre la droite… Penser contre la gauche… Penser contre la majorité, la minorité, la majorité de la minorité, la minorité de la majorité… Penser contre sa propre pensée… Penser contre la part de non-pensée qui cristallise dans une pensée… Penser contre la pierre des idées… Penser contre la pire pierre qui est la pierre de ses propres idées… Ne lui restera-t-il qu’un pouvoir, que c’est sur ce pouvoir de penser que je lui demanderais de ne pas céder. Un intellectuel mort ? Un intellectuel qui a cédé sur la pensée ».

Alors, faut-il des intellectuels ? Notre réponse est oui.


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