Parmi les pires ignominies proférées par Poutine depuis le début de cette guerre, il y a l’appel à « dénazifier » l’Ukraine .
Et comme l’histoire est loin d’être finie et que l’on peut compter sur les relais du Kremlin pour monter en épingle, à tout moment, n’importe quelle infox, je veux parler, ici, du fond des choses.
Oui, il y a eu en Ukraine, non moins qu’en Pologne ou en Russie, une tradition pogromiste.
Oui, il s’y est trouvé des nationalistes extrêmes pour s’allier, en 1941, avec Hitler contre Staline.
Et je connais trop les travaux du père Patrick Desbois pour sous-estimer l’ampleur, de Kiev à Lviv et ailleurs, de ce sommet de l’abomination que fut la « Shoah par balles ».
Mais la vérité est que cette terre de crime et de sang fut aussi l’une de celles qui, au même moment, comptèrent le plus grand nombre de Justes parmi les nations.
Ce fut la patrie du métropolite André Sheptytsky, ce Schindler ukrainien dont la lettre pastorale de novembre 1942, intitulée « Tu ne tueras point », ordonnait à ses ouailles de se mettre en travers de la machine d’extermination nazie et qui, avec les moines et les moniales de la cathédrale Saint-Georges de Lviv, cacha des centaines d’enfants juifs et de rabbins.
C’est, puisqu’on en est à l’Histoire et aux symboles, le pays d’Anatoly Shapiro, cet officier juif ukrainien, membre du Premier Front ukrainien de l’Armée rouge, à qui revint le redoutable honneur, le 27 janvier 1945, à la tête de son unité de chars, d’entrer le premier dans Auschwitz et d’en libérer les derniers naufragés.
Et c’est surtout un pays qui, comme d’autres, mais plus que d’autres, s’est engagé, depuis soixante-quinze ans, dans un travail de mémoire qui, s’il ne prescrit pas l’imprescriptible, en empêche la répétition et a, en la circonstance, incontestablement porté ses fruits.
J’étais, en 2014, sur la place Maïdan, cette agora de toutes les libertés de parole où il y en a une au moins, de parole, dont nul ne put pointer, ni sur l’estrade, ni sur les graffitis des murs, le moindre cas : le retour du refoulé antisémite.
J’étais, représentant le président de la République française, à Babi Yar, sur les lieux mêmes où furent détruits à la mitrailleuse 33 000 hommes, femmes et enfants juifs et j’ai vu, là, les représentants de la nouvelle Ukraine écouter religieusement des discours qui, comme celui du président d’Israël, ne les exhortaient qu’à une chose : « regardez votre passé en face ; pensez-le ; seule façon de vous en libérer et seule voie vers la rédemption ».
Je suis allé à Ouman, ville ukrainienne ordinaire, à mi-chemin de Kiev et d’Odessa, qui abrite le tombeau d’une des plus hautes figures spirituelles du judaïsme, Rabbi Nahman de Bratslav : y étaient accueillis, comme chaque année, le jour de Roch Hachana, et plutôt à bras ouverts, des dizaines de milliers de juifs religieux venus, du monde entier, en pèlerinage, chanter, danser, prier.
Et comment ne pas évoquer enfin, une nouvelle fois, le président Volodymyr Zelensky , descendant d’une famille décimée par la Shoah et symbole vivant de ce travail du deuil mené à bien ? Lors de notre première rencontre, à la veille de son élection, je lui avais demandé par quel retournement de l’Histoire l’Ukraine du bataillon Azov pourrait porter à la magistrature suprême un juif de l’oblast de Dnipropetrovsk. Et, avec son humour à froid et mêlé, à cet instant, d’une inhabituelle gravité, il m’avait rétorqué – et la suite des événements allait, ô combien ! lui donner raison : « il reste, bien sûr, une extrême droite en Ukraine ; mais vous allez très vite vérifier qu’elle pèse électoralement moins lourd qu’en Russie et même en France… » Aujourd’hui, c’est Poutine qui bombarde cette ville d’Ouman que magnifièrent de leurs shabbats, de leur étude talmudique, de leur hassidisme lumineux et de leur modernité les juifs de Galicie.
Ce sont ses missiles qui, lorsqu’ils détruisent la tour de télévision de Kiev, manquent toucher le site de Babi Yar et les 33 000 âmes, ensevelies dans le sable du ravin, dont les Ukrainiens avaient la garde.
C’est encore lui qui pilonne, en même temps que leurs concitoyens de toutes confessions, les juifs qui vivaient heureux à Bucha, Irpin et Borodyanka.
Et c’est pourquoi, en dépit des provocations dont ne manqueront pas de se rendre coupables, comme dans toutes les guerres du monde, tels soldats perdus, il convient de s’en tenir à une boussole simple.
S’il y a un haut responsable à dénazifier en urgence c’est lui, Vladimir Poutine, avec son culte de la force, son Anschluss slave et sa façon de faire resurgir, de la bouche d’ombre du XXe siècle, le spectre de la guerre totale.
Entre tous les hommes que sa prestidigitation démoniaque prend en otages et qui se retrouvent ainsi victimes de ses mensonges et de son cynisme, il y a les rescapés, et les enfants des rescapés, du crime le plus monstrueux.
Et, pour eux, pour tous les juifs du monde et y compris, bien sûr, d’Israël , pour ceux qui, mieux que quiconque, savent à quoi peut conduire la volonté d’annihiler un peuple, il y a un impératif catégorique : refuser le chantage ; résister aux prétendues contraintes d’une realpolitik à courte vue ; et, en se tenant aux côtés des Ukrainiens bombardés, affamés, massacrés, demeurer fidèles à une vocation d’humanité millénaire.
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