Les Justes ne sont pas les Purs. Les Purs n’ont que faire des Justes. Importance des mots. L’un a une connotation morale : purus, sans tache, sans souillure, exempt de mélange ; l’autre est issu du vocabulaire juridico-religieux : justus, conforme au droit, équitable, conforme à la justice divine. L’un vise haut, l’autre se veut plus modeste, plus terre à-terre. L’un fait appel à une sorte de surhumanité ; l’autre se veut à hauteur d’homme Faut-il rappeler que dans le judaïsme et le christianisme les saints sont tout sauf des Purs. Tous, avant de parvenir à la béatitude (rien à voir avec la pureté), ont fait l’expérience du mal, de la tache, de la souillure. Pas de meilleurs en matière de sainteté que ceux et celles qui ont d’abord donné dans l’abjection.
Purs ou Justes ? Deux événements récents (coïncidence fortuite ?) jettent un éclairage abrupt sur cette question. Un livre, un film. Un document, une réflexion. Des témoignages, une analyse. Le film : Tzedek (les Justes). Son auteur : Marek Halter. Le livre : La Pureté dangereuse, de Bernard-Henri Lévy.
Détruiras-tu le Juste avec le Pervers ?
On connaît l’étrange comptabilité qui à propos des fautes de Sodome oppose Dieu à Abraham. « Détruiras-tu le Juste avec le Pervers ? » questionne celui-ci. Et combien faut-il de Justes pour que tu n’anéantisses pas les milliers de criminels ? Cinquante ? quarante-cinq ? vingt ? dix ? Dieu répond : « Je n’exterminerai pas pour les dix ». Entendons : et n’y en aurait-il eu qu’un. Le Talmud reprend les choses autrement : « Le monde repose sur trente-six Justes », dit rabbi Abayé…
Où et quand trouve-ton des Justes ? Partout où règne la pire injustice, partout où le mal domine en maître. Le 20e siècle, l’Europe : jamais et nulle part l’expérience du crime et de l’infamie n’a été conduite aussi loin. Temps et terrain d’élection pour quelques Justes, des Justes qui ne furent pas des héros ostentatoires et qui pourtant, tous, risquèrent leur vie. Ce sont quelques-uns de ces anonymes, trente-six de ces Justes, qu’avec beaucoup de persévérance Marek Halter a retrouvés dans divers pays d’Europe. Pour les faire parler, pour nous instruire, pour leur rendre justice. Voici une Danoise, un Italien, des Polonaises (oui, oui, des Polonaises !), des Allemands (aussi des Allemands, même un responsable nazi !), un Suisse, des Turcs, des Français (il y en eut, et pas se réveillant en 1943 !), une Bosniaque musulmane, une Belge, des Américaines, un Lithuanien, un Japonais… voici une institutrice, un diplomate, des prêtres et des bonnes sœurs, un cordonnier, des cultivateurs, une simple mère de famille… Qu’ont-ils fait ? Pas de résistance armée, pas de barricades, non, ils se sont contentés, là où ils étaient, avec leurs pauvres moyens, lorsque les arrestations, les rafles ici, les ghettos, les camps là, étaient autant de terribles signes avant-coureurs du génocide qui se préparait, de sauver des Juifs de la persécution. Certains ont pu en sauver un, deux, d’autres des dizaines, d’autres des centaines, voire des milliers. Leurs motivations ? Quelques-uns ont agi parce que les victimes leur étaient proches (voisins, amis…), d’autres par un simple réflexe d’humanité, par une charité qui n’avait pas besoin de grands mots pour s’exprimer. Sans en tirer de conclusions, Marek Halter constate que dans leur grande majorité, les justes en question étaient « croyants », chrétiens pour l’essentiel, protestants ou catholiques (quand on pense à ce que fut la position de la hiérarchie ecclésiastique à l’égard de Vichy…). Ce qui est émouvant, dans les déclarations de tous ces anonymes (qui par la grâce de ce film ne le sont plus tout à fait), parvenus aujourd’hui au terme de leur vie, c’est le ton de modestie, l’absence de pathos. Vous risquiez votre vie, insiste l’interviewer, pourquoi avez-vous fait cela ? – Pourquoi pas ?, répond l’un. On ne se pose pas de questions, répond un autre. J’étais jeune, avance une troisième. Que dirais-je aujourd’hui à mes enfants si je ne l’avais pas fait, s’excuse presque une quatrième, celle-ci mettant d’ailleurs le doigt sur un point essentiel : la transmission de la mémoire, cette mémoire qui nous fait à nous Français si cruellement défaut, comme on a pu récemment en faire l’expérience.
Si Marek Halter lui aussi ne force jamais le ton, ne donne ni dans la colère ni dans l’indignation, s’il réserve son jugement, une question néanmoins, lancinante, revient dans chacune de ses interviews : Vous avez fait cela, on pouvait donc le faire, pourquoi les autres ne l’ont-ils pas fait ? Les réponses, là encore, sont admirables de simplicité, de sérénité. Oh ! ce ne sont pas eux, ces trente-six Justes, qu’on aurait retrouvés dans quelque officine occulte de l’épuration commise aux basses besognes (comme celle de la tonte des femmes).
Comme le hasard fait bien les choses ! Le film de Marek Halter sort juste après l’accablant débat que nous ont valu les révélations sur le passé pétainiste de notre président de la République. Je crois que ce film qui se veut au-dessus de toute polémique est la meilleure réponse qui puisse être apportée à l’infamie rampante de ceux qui ont voulu, ces derniers mois, pour sauver l’honneur d’un homme, réhabiliter plus ou moins Vichy. On ne savait pas ? Les « élites » entourant le Maréchal ne savaient rien de rien ? Ah bon ! Mais ce cordonnier, cette paysanne perdus au fin fond de leur campagne, eux savaient, mais ce prêtre, plutôt favorable à Pétain au début, lui a tout compris dès le début 41, et s’est alors employé à faire passer des Juifs en Suisse. On ne savait pas, mais La Gazette de Lausanne et bien d’autres journaux suisses, eux, en 1940, savaient ce qui se tramait dans les camps français, et la presse anglaise et la presse américaine savaient elles aussi. Faut-il rappeler par ailleurs que la première rafle par la police parisienne ne date pas du 16 juillet 1942 mais du 20 août 1941, au cours de laquelle près de quatre mille Juifs furent arrêtés. Quand en finira-t-on avec cette fable de la non-responsabilité de l’État français dans la déportation des Juifs ? (Après avoir vu Tzedek, lisez le remarquable livre d’Anne Grynberg sur les camps de concentration « à la française » : Les Camps de la honte – 1939-1944, éditions de la Découverte.) Ne va-t-on pas demain nous expliquer que l’État français, la République française ne sont également pour rien dans la répression de la Commune, rien dans l’envoi à la boucherie de millions de jeunes hommes en 14-18, rien dans les guerres coloniales, rien dans les tortures et les massacres d’Algériens, rien dans les morts du métro Charonne… Est-il besoin de dire qu’un film comme Tzedek ne pouvait pas être fait par n’importe qui. La biographie de Marek Halter l’autorisait, lui, à sauver de Sodome ceux et celles qui devaient l’être. Il a fait un film juste. Oserai je dire, sans hausser trop le ton, que c’est le film d’un Juste.
Et les Purs ?… Chaque jour nous apporte son lot de massacres humains. Bosnie, Algérie, Rwanda… Ici on mitraille, on égorge, là on viole, on découpe à la machette. Des intellectuels, ici, en France, ont réagi, essayant de venir en aide à quelques-uns des leurs menacés de mort (Rushdie, Taslima Nasreen, les journalistes et écrivains algériens…). Leurs moyens ?: les journaux, la télévision, la radio, mais il semble qu’il soit toujours très mal élevé d’utiliser au maximum les divers médias pour tenter de sauver des vies humaines. Encore Bourdieu et Derrida sur Arte !, encore leurs proses dans Le Monde, dans Libération ! Et ces agités du Carrefour des littératures européennes, ces colloqueux de Strasbourg ! Les voilà qu’ils dérangent dans leur pesant sommeil les politiques, pour la plupart énormes et inopérants culs de plomb.
Penser la logique des apocalypses
S’il en est un que le reproche de « médiatique », depuis qu’on le lui adresse, a dû durcir le cuir, c’est bien Bernard-Henri Lévy. N’a-t-il pas encore aggravé son cas, ces derniers mois, en rameutant devant les caméras de la télévision certains de ses pairs et quelques hommes politiques en dissidence de leur parti pour le soutien à la Bosnie, à Rushdie, à Taslima Nasreen… Mais au temps de l’action doit succéder celui de la réflexion. Quel meilleur moyen a-t-on alors à sa disposition que l’écrit ? Avec La Pureté dangereuse, Lévy renoue avec les thèmes et le style de La Barbarie à visage humain, du Testament de Dieu et de L’Idéologie française. Deux questions, insistantes, revivifiées par les actuelles barbaries dont il est le témoin, obsèdent Lévy : 1) quel est le dénominateur commun, idéologique, religieux, moral, de toutes ces barbaries ? 2) ces barbaries sont-elles des résurgences du passé ou sont-elles nouvelles, inédites ? Quelle est la « matrice du crime » ? Quel fil (déjà large fleuve) rouge de sang court entre la Bosnie, l’Algérie, le Rwanda ? On disait hier fascisme, nazisme, stalinisme, maoïsme, polpotisme, on dit aujourd’hui « intégrisme », « fondamentalisme », populisme, nationalisme, ethnisme… Quel liant fait tenir cette immonde sauce ? Réponse de Lévy : l’idée d’intégrité, d’identité, et surplombant l’ensemble, l’idée de pureté, l’idée que le monde du péché originel, de la chute, de la souillure (et on comprend bien à quelle source l’antisémitisme se nourrit : toujours cette fichue Bible !) est à purifier enfin, et pour de bon. Et Lévy de passer en revue tous les ingrédients composant le breuvage purificateur : édénisme, primitivisme, manichéismes, messianismes dévoyés, iconoclasmes divers, refus des représentations et des médiations symboliques, d’où haine de la littérature et de l’art, croyance en une bonne communauté, en un lien social transparent, idolâtrie de la nature et haine des villes, embrouillaminis des sujets avec le temps (soif de paradis, hic et nunc)…
Oh ! je vois bien ce qu’on ne va pas manquer de reprocher à La Pureté dangereuse : son style assertit, son ton péremptoire, le côté carré de ses démonstrations. Faut-il rappeler que Lévy n’est pas, ne s’est jamais voulu historien. Tous ses essais sont des livres de combat, avec ce que cela suppose de fougue, de colère, d’esprit polémique, de parti pris. Cela dit, l’essentiel de leurs thèses a-t-il pour autant été démenti par les faits de puis ? Hélas ! A ceux qui, il y a quelques années, poussèrent de hauts cris devant L’Idéologie française, qui fut, mais oui, rappelons-le, un bel acte de courage intellectuel, on a envie de répondre que si les philosophes et les historiens français si prompts à donner des leçons et jouer les censeurs avaient fait leur travail au lieu de s’en remettre sur des sujets aussi graves, aussi délicats, à leurs collègues étrangers (Jeanne d’Arc, Bouvines, Montaillou, la reine Margot, le bon roi Dagobert, oui, oui, très bien, tout ça, mais Vichy ? l’Occupation ? Bousquet, Papon ?… Il aura fallu attendre 1994, et la persévérance d’un journaliste, pour qu’on en apprenne un peu plus sur nos années 40 et la biographie de notre président de la République), Lévy aurait pu, sans s’en plaindre j’en suis sûr, se dispenser de cette plongée dans les bas-fonds d’une eau fangeuse encore bien mal explorés. Parfois il y a urgence à intervenir et Lévy est un de ceux dont les livres – certains l’en louent, d’autres l’en blâment – sont manifestement suscités, impulsés par ce sentiment pressant d’une urgence. Les démocraties ne perdent-elles pas aujourd’hui un temps précieux dans l’organisation de la résistance face aux nouvelles barbaries ? Lévy le pense et La Pureté dangereuse se veut une arme contre le déferlement des terreurs et contre le nihilisme ambiant.
Il y a incontestablement continuité (toujours la même volonté de purifier) entre Savonarole et Milosevic, entre Saint-Just et les mollahs iraniens, entre le communisme et l’intégrisme, mais pour suivre de siècle en siècle les occurrences de la terreur, pour juger des différences entre elles, pour en apprécier les singularités et la nouveauté, il est important qu’elles soient resituées dans le contexte historique très concret de l’époque. Lévy le sait bien qui analyse, par exemple, les différents types de nationalismes ou de populismes. Juste un point : je partage pour l’essentiel l’idée qu’il se fait de la matrice idéologique du communisme mais il me semble (avec le recul, mes engagements politiques passés et ceux de plusieurs de mes amis écrivains, m’y aident aujourd’hui) que les motivations qui poussèrent pendant près d’un siècle les intellectuels, et pas seulement eux, vers le marxisme ne sont pas identiques. L’engagement (très court) d’un Gide aux côtés des communistes (car, à ma connaissance, il ne fut jamais « membre ») a peu de chose à voir avec celui d’un Picasso, celui d’un Malraux avec celui d’un Crevel, celui d’un Aragon avec celui d’un Hemingway ou d’un Gracq, celui de Gorki ou de Kanapa avec celui de Pasolini ou de Pavese, celui des surréalistes, sortant de la boucherie de 14-18, avec celui d’artistes opportunistes trouvant dans le P.C. des structures d’accueil à leurs médiocres productions, celui des réseaux de résistance juifs (les MOI) avec les dirigeants de l’appareil stalinien. Les engagements des gens de ma génération ne peuvent être pleinement compris qu’à la lumière de la guerre d’Algérie. Mais Bernard-Henri Lévy n’ignore rien de tout cela. Son livre, je le répète, n’est pas un ouvrage d’historien mais le livre d’un écrivain, d’un polémiste (d’un « homme de guerre », comme il se désigne lui-même), qui tente de penser la logique des apocalypses qui menacent, et ainsi de les conjurer.
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