Longtemps, j’ai eu un jugement réservé sur ces fameux « lanceurs d’alerte » balançant au monde les paquets de documents, dépêches diplomatiques confidentielles, rapports d’écoutes, dont ils ont eu connaissance dans l’exercice de leur fonction.
Je les voyais comme des personnages courageux, faisant œuvre parfois utile, mais aussi comme des justiciers autoproclamés, un peu fous, participant, qu’ils le veuillent ou non, de ce complot contre le secret et, donc, contre le privé dont je me suis, ici et ailleurs, si souvent inquiété.
Avec le livre que leur consacre Florence Hartmann (éditions Don Quichotte), avec cette première étude exhaustive signée par une ancienne journaliste au Monde qui fut, ensuite, attachée aux tribunaux pénaux internationaux pour l’ex-Yougoslavie et le Rwanda et qui, plus tard encore, fut condamnée par la justice pour avoir, elle-même, à l’issue de sa mission, dénoncé la collusion d’un de ces tribunaux avec un État, la Serbie, blanchi de sa responsabilité dans les crimes commis en Bosnie, j’avoue que j’ai révisé mon point de vue.
Non que Hartmann fasse l’apologie de tous les lanceurs d’alerte.
Non qu’elle nie le côté appel à la délation qu’aurait la généralisation sauvage de leur pratique ou, même, de la maxime qui y préside.
Et l’on sent bien sa prudence, pour ne pas dire sa réticence, quand elle raconte l’histoire du fondateur de Wikileaks, le très narcissique Julian Assange, dont la façon de livrer ses infos sans considération des personnes de qui elles peuvent mettre la vie en danger l’inquiète autant que moi.
Mais quand on lit, en revanche, l’histoire de Daniel Ellsberg, le pionnier, dont la décision, en 1971, de divulguer les « papiers du Pentagone » contribua à stopper la guerre du Viêtnam, quand on lit son portrait du petit soldat Manning choisissant, trente ans plus tard, de rendre publics les milliers de rapports de terrain qu’il a pu intercepter et qui font état des bavures, des attaques contre des civils ou des actes de torture dont les guerres d’Afghanistan et d’Irak ont pu être le théâtre et que le pouvoir voulait étouffer, quand on suit l’auteur dans son voyage dans la tête de tel militant de la vérité alertant sur le danger que fait courir à la société un médicament pourri, ou de tel autre découvrant un volet de l’affaire Cahuzac dont sa hiérarchie ne voulait rien savoir, ou même d’Edward Snowden portant au grand jour le gigantesque système d’écoutes mis en place, sous prétexte de lutte contre le terrorisme, par Bush puis Obama, on voit les choses autrement.
La plupart de ces lanceurs d’alerte sont d’authentiques patriotes.
Ils croient, quand ils sont américains, dans la vocation de leur pays à se porter aux avant-postes de la bataille mondiale pour la démocratie.
Loin d’être ces idiots utiles d’Al-Qaeda que dénoncent les procureurs, ce sont des hommes droits, animés par une certaine idée de la liberté et de la quantité de libertés qu’elle peut, sans se dénaturer, accepter de prendre avec elle-même.
Quelqu’un comme Manning est un enfant des années 1980 qui croit, dur comme fer, dans la vocation universelle de la patrie de Jefferson.
Quelqu’un comme Ellsberg avait pris soin de retirer de sa montagne de dépêches envoyées à la presse les chapitres dont la divulgation pouvait nuire à la capacité de négociations de son pays.
Snowden, l’homme qui a trouvé refuge chez Poutine après que toutes les portes de l’Europe se sont fermées, est un ancien des forces spéciales qui adhère à la notion de guerre juste et était volontaire pour combattre en Irak.
Tous, autrement dit, distinguent entre la part d’opacité indispensable à la conduite d’une guerre et celle qui tient à la folie d’un pouvoir que ne contient plus aucun contre-pouvoir.
Tous font la différence entre ce droit au secret qu’un grand poète français rêvait de voir ajouter à la liste des droits de l’homme et cet autre secret dont s’entourent les États pour mieux dissimuler leurs turpitudes.
Tous sont des modérés qui, à un moment ou un autre de leur vie, se sont indignés de l’hypocrisie des monstres froids qui, d’une main, ressuscitent le bon vieux panoptique benthamien (mais mis au goût du jour électronique et capable de faire la lumière totale sur le moindre de nos tas de secrets) et, de l’autre, quand on révèle la manœuvre, nous refont le coup du secret – mais à l’envers et à leur profit (sus à la tran parence ! non à la tentation de tout dire, tout voir, tout savoir !…).
Ils savent que la docilité, alors, peut être un crime et l’insurrection un droit.
Ils savent que l’obéissance aveugle peut, l’Histoire l’a montré, faire plus de dégâts que la désobéissance bien tempérée.
Les lanceurs d’alerte ne sont pas des saints.
Et ils ont, comme chacun, leur part d’idéal et de rouerie.
Mais ils sont une figure de la conscience moderne.
Et qui sait si leur bras de fer avec les malins qui tentent de faire passer sous un noble pavillon (la lutte contre le crime) leur sale contrebande (l’éternelle machine à domestiquer les humains) n’est pas une variante du vieux débat du citoyen contre les pouvoirs ou d’Antigone contre Créon ?
Grâces soient rendues à Florence Hartmann d’avoir su, avec son livre, proposer cette « analytique du lanceur d’alerte » – quand, comment, pour conjurer quelle sorte de menace et moyennant, surtout, quelles précautions théoriques et pratiques, est-il juste de mettre ses contemporains au courant de ce que l’on sait ?
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