Ainsi donc, les jeux sont faits. Israël a adressé, dimanche, son ultimatum à l’O.L.P.

Et le monde entier, ce lundi, attend confirmation de la réponse de l’O.L.P.

Reddition ? Évacuation des quartiers ouest de Beyrouth ? Et la capitale libanaise évitera-t-elle, vraiment, l’horreur d’un bain de sang ? Nul ne peut, à l’instant où j’écris ces lignes, l’affirmer avec certitude. Et rien ne permet d’exclure, ce soir, demain, après-demain peut- être, un retournement spectaculaire.

Mais il reste que la guerre, cette fois, se hâte bel et bien vers sa fin. Que son issue, quelle qu’elle soit, ne sera sans doute plus qu’une affaire de jours. Et que l’heure n’est plus très loin, surtout, où l’on pourra enfin se risquer à en dresser le bilan — et à tirer les leçons, toutes les leçons sans exception par quoi, au-delà du tumulte ou de la passion des partisans, elle se sera réellement et en toutes hypothèses soldée.

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La première, j’en ai bien peur, concernera les Palestiniens eux-mêmes.

La stratégie folle, absurde, suicidaire qui les a menés, au fil des ans, dans l’impasse où ils se trouvent.

L’étrange destin de ce peuple, décimé tous les cinq ans par une armée différente, et qui s’entête, le reste du temps, dans le même infernal, effroyable déni de réalité.

Et Yasser Arafat lui-même, pauvre et piteux pantin aux ordres des empires, que l’on a vu si pathétique, l’autre soir, dans son bunker, lançant à la télévision qu’il attendait de pied ferme « les barbares israéliens »…

Car qui parle vraiment quand il s’exprime ainsi ? Qui peut bien lui souffler que Beyrouth est un nouveau Stalingrad et qu’il est lui, Arafat, la réincarnation d’un bolchevik résistant à l’assaut des nazis ? Et d’où, oui d’où pouvait-il bien lui venir cet air de jouissance béate, hébétée, hallucinée, qu’il affichait là, tout d’un coup, à l’idée qu’il allait mourir et que ses hommes mourraient avec lui ?

Nul ne sait, je le répète, ce que l’avenir réserve au chef déchu de l’O.L.P. Et je suis de ceux qui forment des vœux ardents pour qu’il s’éveille très vite de son cauchemar insensé. Mais ce qui me paraît d’ores et déjà certain, c’est qu’il y a dans le monde arabe, dans le camp « progressiste » en général, et dans quelques-unes des chapelles de l’intelligentsia occidentale, un certain nombre de gens qui sont, de ce cauchemar, directement, personnellement et criminellement comptables.

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Ce qui me paraît sûr également, et qui constitue sans aucun doute la seconde leçon de cette affaire, c’est que le peuple d’Israël, lui non plus, ne sortira pas indemne de l’aventure.

Car je connais trop bien ce pays pour ne pas savoir l’extrême répugnance avec laquelle on y affronte la mort reçue ou donnée.

Pour ne pas deviner, d’ici, le désarroi psychologique d’une armée qui, pour la première fois, et à son corps défendant, a dû frapper des civils.

Pour ne pas percevoir même, derrière l’amère clameur de la victoire, le murmure plus discret, plus secret, mais aussi plus insistant d’une crise morale terrible qui pourrait bien déchirer l’idée même que le peuple hébreu se fait de son destin.

Quoi ? Israël acculé lui aussi à violer les règles du droit ? La realpolitik qui prime la fidélité à la Loi ? L’impératif d’autodéfense qui jouxte de si près la guerre d’invasion pure et simple ? Et Tsahal qui, au Liban, se serait tout compte fait conduit comme toutes les armées du monde ? Ces questions obsèdent, je crois, l’esprit de chaque Israélien aujourd’hui. Et même si tous, évidemment, n’y répondent pas de la même manière, le fait est qu’ils les posent ; qu’elles se posent ; et que l’idée s’insinue par là, inédite, bouleversante, insupportable à beaucoup, et grosse en tout cas de conséquences incalculables, que l’Etat juif, au bout du compte, est devenu peu à peu un Etat comme les autres.

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Mais, attention ! Un Etat comme les autres, cela ne veut pas dire pour autant un Etat « fasciste » ou « d’exception ». Et ce n’est pas la moindre leçon de ces semaines de guerre que de voir avec quel aplomb, on a, en France, escamoté cette distinction…

Devrai-je répéter ici ce que j’ai dit, déjà, de l’hystérie sémantique régnante ?

Des débordements d’une langue si prompte à transformer en « fasciste » une des armées les plus démocratiques du monde ?

De ces chiffres fantastiques qu’on nous assenait dès les premiers jours, alors que personne encore, de l’aveu de la Croix-Rouge même, ne pouvait en conscience risquer la moindre évaluation du nombre des victimes ?

Si j’ai dit qu’il n’y avait pas de génocide au Liban ce n’est pas, comme quelques sots l’ont insinué, parce que les Israéliens, qui en ont connu un, seraient par définition incapables d’en perpétrer un autre. Mais c’est parce qu’un affrontement militaire, si rude soit-il, n’est pas un génocide. Parce qu’il n’y a pas, qu’il ne peut pas y avoir « holocauste » quand l’ennemi, en face, dispose de chars et de missiles. Parce qu’il est absurde, insensé — et par conséquent infâme — de parler d’« extermination » quand cet ennemi, une fois vaincu, a le choix entre trois, quatre pays où aller se replier.

Les combattants du ghetto de Varsovie, auxquels on a osé comparer ceux de Beyrouth, n’avaient, eux, pas le choix : c’était vaincre ou mourir — sans armée libanaise pour garantir, en cas d’échec, un sauf-conduit vers l’exil.

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On m’objectera je le sais bien que cette infamie a reçu l’explicite caution de prestigieux intellectuels juifs. Et que c’est dans leurs rangs qu’on a dénoncé le plus haut le « semi-fascisme » de Begin…

Mais la chose, si l’on y songe, est-elle vraiment si importante ?

La communauté juive, à Paris comme ailleurs, n’a-t-elle pas eu de tout temps son contingent de juifs de ce type ?

Est-il nouveau, réellement, dans la France de l’affaire Dreyfus, cet empressement à se démarquer, à se justifier, à montrer patte blanche et à donner à la communauté environnante on ne sait quel gage de bienséance et de bien-pensance ?

J’ai personnellement beaucoup d’estime pour certains de ces « juifs de gauche ». Mais j’ai le regret de dire aux canailles qui ont cru pouvoir se prévaloir de leur exemple que cet exemple, hélas ! ne prouve pas grand-chose. Car c’est une autre leçon, attestée elle par l’Histoire, que la constance avec laquelle, depuis des siècles, la « haine juive de soi » redouble et accompagne le délire antisémite.

*

Ah ! l’antisémitisme…

Voilà le grand mot lâché…

Et j’entends bien qu’on ricanera d’en voir évoquer le fantôme à l’heure où, là-bas, aux portes de Beyrouth, des cadavres de chair et de sang se ramassent à la centaine…

Et pourtant… Comment baptiser autrement un discours qui ne tolère Israël que faible, vaincu et, dans le cas contraire, coupable et repentant ? Qui ne consentirait à le défendre que s’il se contentait de frontières indéfendables ? Qui ne tolérerait ses guerres que si elles étaient les premières dans l’histoire de l’humanité à ne faire ni morts, ni blessés, ni désastres d’aucune sorte ? Et qui, en attendant, parvient si mal à cacher la trouble jubilation qu’il éprouve à transformer le peuple juif en un peuple de S.S. ?

La vérité, c’est que c’est là, sur cette question, qu’est en train de refluer tout le refoulé du siècle passé. Sur cette image d’Israël que sont en train de se fixer tous les attributs de précarité, de vulnérabilité, d’éternelle minorité qui s’appliquaient, millénairement, à son peuple dispersé. Et là-dessus, sur cette affaire de sionisme et d’antisionisme, que sont en train de se dessiner — ultime leçon, mais à l’usage, cette fois, de nos bréviaires les plus intimes — les traits du délire de demain.


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