Si j’étais superstitieux, je serais passablement troublé, il me semble, par le fait que la catastrophe soit arrivée à ce moment de l’année, lendemain du jour de Noël qui devrait être synonyme, non seulement de paix, mais de recueillement et d’espoir.
Si je croyais à la lettre des textes sacrés, je ne pourrais pas ne pas être tenté de voir dans ce déchaînement des éléments, terre et mer, séisme et déluge conjugués, comme une réplique lointaine des cataclysmes archaïques : la Genèse, certes ; mais pas seulement ; toutes les grandes religions sont concernées ; toutes ont, gravés dans leur mémoire, une colère de Poséidon, une Atlantide, un Ut-Napishtim rescapé du déluge sumérien, un sampraksâlana chez les hindous.
Si je croyais aux signes, si je pensais que tout fait signe dans la façon dont Dieu s’adresse aux humains, je serais atterré par ce dies irae que nul signe, justement, n’a précédé, nul frémissement avant-coureur, nul avertissement comme dans le texte biblique : mer d’huile au contraire ; innocence ; parodie du paradis ; une humanité prise en traître et, pour ainsi dire, pieds dans l’eau – est-ce ainsi que Dieu parle à ses fils ? faut-il qu’il soit en colère pour qu’il nous punisse ainsi, sans préavis ni proportion ? Car si je croyais en Dieu ou si j’y croyais, plus exactement, comme on y croit de nos jours, si je croyais dans le Dieu good guy des Eglises américaines, si je croyais en ce Dieu bon garçon et qui nous veut du bien des nouveaux logisticiens de la foi, l’événement me rappellerait à l’ordre, enfin, de ce que les théologiens sérieux n’ont jamais perdu de vue : que les dieux sont cruels, au contraire ; qu’ils font la mort et la vie ; le mal autant que le bien ; que le risque zéro n’existe pas et que, dans la distribution des mérites et des destins, des fautes et des châtiments, subsiste, à jamais, l’insondable mystère d’iniquité. Je ne crois pas à cela ou, en tout cas, pas comme cela. Et devant l’ampleur du désastre, devant le nombre non seulement des victimes, mais des vivants en sursis et des disparus, je préfère, pour le moment, m’en tenir aux questions, moins théologiques et plus concrètes, de ce qui peut être concrètement fait pour porter secours aux survivants. Je préfère me souvenir du temps où, à quelques-uns, forts de l’idée simple qu’il n’y a pas plus de catastrophes naturelles qu’il n’y a de nature ni de contrat naturel, nous fondions ACF, Action internationale contre la faim, dont je découvre avec fierté qu’elle est en première ligne de la chaîne de solidarité : jusqu’à quand, cette mobilisation ? que faire pour la faire durer ? comment s’y prendre, surtout, pour réduire la part du diable, le vrai, qui s’appelle indifférence, ou oubli, et qui fait que nul ne sera là, dans un an, dans six mois, pour vérifier que les promesses ont été tenues ? telles étaient alors les questions – telles, plus que jamais, elles demeurent. Je préfère me remémorer cette humble leçon, apprise, elle, sur le tas, lors de nos premières missions d’ACF – je préfère me rappeler qu’il y a pire encore que le déluge, pire que l’eau qui déferle, et que ce pire c’est l’eau qui stagne, l’eau pourrie par les cadavres que l’on n’a plus le temps d’enterrer, la sale eau putride et croupie qui nourrit les épidémies mais que la technique, heureusement, sait purifier : vite, d’autres médecins ! vite, d’autres vaccins ! et puissent-ils se taire, à la fin, les éternels petits cyniques qui, face à un élan de compassion presque aussi exceptionnel que le drame, ne savent qu’ironiser sur le grand téléthon planétaire et son ballet de suppliciés ! Je préfère poser, au fond, la question que je sens venir ici ou là, et qui est celle des limites de la science, de l’ubris coupable de la technique et de la nouvelle modestie requise de la part des Terriens en situation de précarité définitive. Imprévisible, vraiment, le tsunami ? Impuissante, la science ? Oui et non. Et je préfère entendre ceux qui nous disent que, s’il est impossible, en effet, de prévoir le lieu et le moment où la Terre grondera, des systèmes d’alerte existent, qui fonctionnent en Californie ou au Japon, et dont nous savons que les Etats endeuillés d’Asie du Sud n’ont pas jugé utile de se doter : pourquoi ? comment ? et notre souci de l’autre saura-t-il achever de les convaincre que la vie d’un pêcheur de Phuket vaut celle d’un yuppie de San Francisco ? Je reviendrai sur tout cela. Mais d’une chose, d’ores et déjà, je suis sûr. Le tsunami de Sumatra n’est peut-être pas la plus grande catastrophe des temps modernes ; et il suffit de relire Claudel, ou Bodard, pour se rappeler qu’au palmarès de l’horreur les crues du fleuve Jaune ou l’incendie de Tokyo de 1923 tiennent, hélas, encore la corde. N’empêche. L’événement est de ceux qui font reconsidérer les paradigmes de la pensée. C’est le type de cataclysme qui, non content de déplacer l’axe de la Terre, fait imperceptiblement bouger celui de notre rotation intérieure. Comme le désastre de Lisbonne. Comme le Hiroshima de Jaspers et de Camus. Comme le 11 septembre 2001. Voltairien ou leibnizien ? Candide ou Pangloss ? La lucidité active du premier ou le providentialisme paresseux du second ? Les Lumières, mais lesquelles ? La théologie, mais pourquoi ? Telles sont les questions. A chacun de se déclarer.
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