Daniel Pearl est un journaliste américain, juif, enlevé à Karachi, égorgé, décapité, démembré, dont le supplice a été filmé par ses bourreaux. L’auteur de La Barbarie à visage humain, Bernard-Henri Lévy, a vu ces images atroces et, de ce maudit jour, a décidé d’enquêter sur un crime qui est peut-être plus que l’acte sauvage de fous de Dieu encore plus fous, encore plus sanguinaires, encore plus extrémistes que les autres.

Bernard-Henri Lévy a pensé que, si Daniel Pearl présentait trois « bonnes » raisons – américain, juif, journaliste – d’être exécuté et filmé pour l’exemple, peut-être une autre raison, la possession d’informations compromettantes pour le Pakistan qu’il s’apprêtait à publier, expliquait-elle l’acharnement que ses ravisseurs employèrent à le détruire. Au fond, l’écrivain n’est pas totalement pessimiste sur la nature humaine. L’identité de Daniel Pearl ne suffisait pas à justifier une telle barbarie. Elle en était le disque dur, mais s’y ajoutait probablement l’impitoyable réponse à des secrets levés.

Probablement… Peut-être… Hypothèses… Conjectures… J’imagine… Je suppose… Bernard-Henri Lévy emploie souvent ces termes. Il ne prétend pas – qui pourrait s’en vanter ? – avoir reconstitué le puzzle infernal du terrorisme islamique dont l’assassinat clandestin, puis en mondiovision, d’un journaliste est l’une des pièces les plus énigmatiques et les plus spectaculaires. Mais il a enquêté sérieusement – plusieurs voyages risqués à Karachi, d’autres à Dubaï, à Londres, à Los Angeles (ville de Daniel Pearl), à Kandahar, etc. –, il s’est rendu dans la maison où le journaliste a été exécuté, dans des hôtels fréquentés par les barbus des services secrets. Il a interviewé des témoins, des faux témoins, des taupes, des manipulateurs, des manipulés (lui-même se demandant, honnêtement, s’il ne l’est pas), des responsables d’universités islamiques, des avocats, des djihadistes nerveux, des policiers, etc. Tout un roman d’espionnage – BHL dit avoir fait un « romanquête » – qu’on suit avec une vive curiosité, même si on a quelque mérite – BHL plus encore – à ne pas se perdre dans cette pétaudière de Pakistanais, de Yéménites et d’islamistes cosmopolites qui changent de nom et de passeport comme de mosquée.

Hormis Lévy à qui son éditeur aurait dû conseiller de tailler dans ses trop nombreux « je », le personnage qui domaine le livre, l’enquête et cette nébuleuse terroriste s’appelle Omar Sheikh. C’est lieu qui a méticuleusement organisé l’enlèvement du journaliste, allant jusqu’à se raser la barbe pour gagner sa confiance. C’est un Anglais, un « Anglais parfait », né à Londres dans une famille riche arrivée de Lahore (Pakistan) en 1968. Un vrai gentleman. Études excellentes. Imbattable aux échecs et au bras de fer. Toujours prêt à défendre les faibles. Pas du tout pratiquant. Il entre à dix-huit ans à la London School of Economics, section mathématiques et statistiques. Son intelligence fascine, sa gentillesse le rend populaire. Toutes les personnes que Bernard-Henri Lévy a interrogées, qui étaient ses professeurs, ses condisciples, ses amis, avaient été stupéfaites d’apprendre que ce bon jeune homme était devenu un fou de Dieu et un ennemi enrage de l’Occident. Et là, aucun doute, c’est la guerre de Bosnie, le siège de Sarajevo – peut-être BHL l’y-a-t-il rencontré sans le savoir ? – qui a transformé ce musulman laïc et modéré en un djihadiste radical. Que peut donc la meilleure éducation britannique contre un endoctrinement fondé sur le racisme et sur la haine ?

Omar Sheikh accède à la notoriété avec l’enlèvement en Inde de trois touristes anglais et d’un Américain qui seront délivrés avant, soit qu’il les exécute, soit qu’il obtienne la libération de son maître en terrorisme, Masood Azhar. Après plusieurs années de prison, il recouvre la liberté, ainsi que son mentor islamique, contre la vie de cent cinquante passagers d’un avion d’Indian Airlines détourné.

Rentré au Pakistan, il se marie, il a un enfant (la femme de Daniel Pearl était enceinte quand celui-ci a été égorgé), il mène une vie mondaine, agréable, sans contrainte, sans surveillance. Comment un homme aussi dangereux a-t-il pu, aidé d’une vingtaine de sicaires, enlever en plein Karachi un journaliste aussi connu que Daniel Pearl, le boucler pendant plusieurs jours, l’exécuter et l’enterrer sans que, officiellement, la police pakistanaise ne soit au courant de rien ? Alors, crime d’État ? Oui, répond Lévy, parce qu’Omar Sheikh était un membre des services secrets pakistanais et que, de surcroît, il occupait une place importante dans la hiérarchie d’Al-Qaïda. On l’a laissé faire et sa condamnation par un tribunal n’y change rien.

Le livre est une charge contre le Pakistan, une dénonciation du double jeu machiavélique des autorités, un réquisitoire contre un État qui retient et lâche ses tueurs selon ses intérêts du moment. Vrai ? À moitié vrai ? Vrai et faux ? Bernard-Henri Lévy se laisse-t-il emporter par le sentiment d’horreur que lui inspire le supplice de son « ami posthume » dont il raconte les derniers instants comme s’il en avait été le témoin ? Cède-t-il à une littérature du spectacle barbare où il est vain de chercher un sens caché au sang trop visible ? Ou bien, après un an d’investigation courageuse têtue, a-t-il avancé dans la connaissance des mécanismes politiques, fondamentalistes, psychologiques, qui vont embraser le nouveau siècle ? Autant de questions sur un livre qui soulève mille tragiques questions.


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