Les biographes sont à ses trousses. Au moins trois, paraît-il, qui pistent sa vie passée, ses fréquentations, ses amours, sa fortune, son petit tas de secrets, et font courir dans Paris la rumeur qu’on pourrait bientôt en apprendre de belles sur le fameux BHL. Vouloir la peau de Bernard-Henri Lévy ? La chasse est ouverte depuis longtemps : c’est presque devenu un sport de journaliste que de s’en prendre à ses livres et, surtout, à ses chemises, son Arielle ou ses dîners en ville. Il aurait de quoi se demander, comme Cioran, pourquoi « le risque d’avoir un biographe n’avait jamais dissuadé personne d’avoir une vie ».

Arches de Noé

L’avantage de BHL, c’est qu’il court plus vite que ses biographes. On s’essouffle à vouloir le suivre à travers les mille pages de Récidives qui rassemblent des textes écrits pour l’essentiel au cours des dix dernières années : réflexions, conférences, reportages, portraits, interviews, interventions polémiques, conversations avec Alija Izetbegovic ou avec Woody Allen… Ce livre est comme une arche de Noé dans laquelle Bernard-Henri Lévy sauverait quelques moments de sa vie avant que les biographes n’y mettent leurs doigts sales. On saute avec lui de Levinas à Sarajevo assiégée. On passe du lacanisme à l’islamisme. On quitte Alain Delon et Lauren Bacall, avec qui il a tourné Le Jour et la Nuit au Mexique, pour se retrouver quelques pages plus loin à Bujumbura où il crée une radio, puis à Kaboul où il crée cette fois-ci un journal. Trois biographes, est-ce bien suffisant ? Comme les chats, Bernard-Henri Lévy semble avoir au moins neuf vies.

La tentation de BHL serait de vouloir imiter à la fois Sartre, Malraux et Romain Gary. Être aussi souple que le premier, capable d’incarner cet intellectuel total qui change sans cesse de registre. Oser, comme le deuxième, aller se frotter aux malheurs du monde (un texte de Récidives raconte d’ailleurs comment le vieux Malraux, en 1971, l’a envoyé dans les maquis du Bangladesh avec l’idée de rééditer le coup des Brigades internationales de 1936). Savoir enfin, comme le troisième, changer d’identité, conduire des vies parallèles qui, additionnées, font de lui ce curieux personnage dont il est possible de parler avec sa coiffeuse aussi bien qu’avec un quelconque mandarin de la philosophie.

Bien sûr, Bernard-Henri Lévy ne réussit pas tout ce qu’il entreprend. Il y a dans Récidives des textes remarquables. Celui-ci, par exemple, où il sonde à la fois sa propre judéité et la possibilité d’être un Juif universaliste (« Comment je suis juif »). D’autres laissent en revanche plus songeur, comme cette explication fumeuse selon laquelle la marque freudienne de Jacques Lacon serait imprimée d’un bout à l’autre de son œuvre. Mais l’ensemble apporte au moins une démonstration claire : s’il est devenu banal d’instruire le procès des intellectuels qui s’égarent, Bernard-Henri Lévy, pour sa part, ne s’est pas tellement trompé.

Œil de rapace

Il n’avait pas tort de répéter, en plein conflit bosniaque, que quelques frappes bien ajustées sur les positions de Mladic et Karadzic suffiraient pour faire cesser le massacre. Il n’avait pas tort non plus en dénonçant, dans Qui a tué Daniel Pearl ? (Grasset, 2003), la gravité des trafics nucléaires auquel se livre le Pakistan : l’actualité lui a donné raison six mois plus tard avec le scandale des révélations concernant l’atomiste Abdul Qader Khan. Et il n’est certainement pas dans l’erreur quand il soutient aujourd’hui l’esprit de cette « Initiative de Genève » qui aurait, sur toutes les autres tentatives de régler la question israélo-palestinienne, l’immense avantage de prendre les partenaires « tels qu’ils sont et non tels que l’on voudrait qu’ils soient ».

Parmi tous ces BHL, celui que l’on préfère est indiscutablement le dernier en date, qui s’est affirmé avec les magnifiques reportages sur les guerres oubliées du Soudan, Angola ou de Colombie, puis avec l’enquête de Qui a tué Daniel Pearl ? Son vrai talent, au fond, c’est le journalisme. Il possède un œil de rapace. Une frappe sèche. L’art du détail qui résonne. Il est avant tout un écrivain « physique » qui se surpasse dans le corps à corps avec le monde. Oublions donc Sartre, Malraux et Gary. Et rangeons plutôt Bernard-Henri Lévy dans la descendance d’Albert Londres.


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