Il y a plusieurs méthodes pour mieux connaitre un interlocuteur : les Britanniques lui demandent son club de foot préféré, Françoise Hardy son signe astrologique, on peut aussi parler de Bernard-Henri Lévy, c’est un très bon baromètre qui permet de détecter, à droite comme à gauche, les enfonceurs de portes ouvertes et les esprits paresseux. Tous les poncifs pleuvent sur lui, par le même genre de couillons qui disaient que je faisais du easy-listening, ou qui aiment Glenn Gould et James Joyce juste parce que ça fait bien.

Comme aurait dit Roger Nimier, ce qu’il y a de bien avec BHL, c’est l’impopularité. Il y a longtemps, avant de rencontrer l’animal (son épouse avait joué dans une opérette du professeur Choron dont j’avais composé la musique), j’avais lu le livre que Pierre Péan et Philippe Cohen lui avaient consacré. A peu près tout ce dont ils l’accablaient me l’avait rendu aimable : si acheter à la baisse, se porter au secours des gens quand ils sont dans la panade ou ne pas les lâcher est une tactique, il est regrettable qu’elle ne soit pas plus souvent employée. L’acte d’accusation incluait une note de pantalons chez Charvet, encore un bon point : chaque contribuable qui a de gros moyens devrait en faire autant, au lieu de porter des fringues fabriquées par des ilotes.

Le vrai BHL est proche de l’idée qu’on s’en fait, avec un humour et une autodérision qui apparaissent moins en public. Ses déclarations à l’emporte-pièce, sa tendance à diviser le monde entre les bons, les méchants, et les salauds (les diplomates, les militaires engoncés dans la realpolitik, aujourd’hui les experts), tout ça fait de Bernard-Henri Lévy, jeune homme emporté entre grand je et grand jeu, quelqu’un avec qui il est agréable de ne pas être d’accord. Il ne hurle pas avec les loups, il aime bien exhiber son torse mais il dissimule sa générosité, il n’a pas de collection d’art, il ne juge personne en fonction de ses origines et il écrit très bien.

S’il s’enquiquine à se rendre dans des zones de conflits, sous les ricanements de ceux qui n’y sont jamais allés, c’est qu’il y a en lui du Dominique de Roux et des promesses d’enfance. Le condottiere Richard Rouget, qui l’a reçu cet hiver à Mogadiscio : « j’ai apprécié l’homme, il n’hésite pas à prendre des risques pour comprendre une situation et, qualités rares aujourd’hui, il est bien élevé et de parole. »

Son nouveau livre, Ce virus qui rend fou, est un super essai de droite truffé de citations d’intellectuels de gauche. J’ai toujours eu du mal avec la philo et la théorie musicale, il paraît que les grands penseurs nous apprennent à vivre, c’est trop tard pour moi, mais on peut quand même essayer.

Bertrand Burgalat : Il n’y a pas que le virus qui rend fou. Il suffit souvent que vous adoptiez un point de vue pour que certains se positionnent dans le sens contraire.

Bernard-Henri Lévy : C’est vrai. Et c’est flatteur. Mais c’est, surtout, très drôle. Vous imaginez les pièges que je pourrais tendre à mes adversaires ?

En Yougoslavie, on aurait pu imaginer que vous prendriez la défense du peuple Serbe « libéré tout seul du nazisme etc ».

Oui. Mais ça, même pour piéger Peter Handke et les salauds dans son genre, je ne l’aurais pas fait. Car j’ai une boussole. L’anti-nazisme. Et les Serbes, en créant des camps de concentration, en pratiquant la purification ethnique, en faisant la chasse au cosmopolitisme de Sarajevo, étaient clairement en train de rouvrir les placards de la mémoire nazie.

Aujourd’hui vous pourriez exalter le complexe pharmaco-industriel, la médicalisation de la société, le care à la Martine Aubry et les élites en blouse blanche, or ce n’est pas le cas, pourquoi ?

D’abord, parce que j’ai lu Foucault et que je sais que la médicalisation de la société débouche toujours sur l’hygiénisme qui est, lui aussi, l’un des visages du pire. Et puis parce que j’ai été l’élève de Georges Canguilhem, que je suis entré en philosophie par la porte de l’épistémologie et de l’histoire des sciences – et j’ai très tôt appris que les élites en blouse blanche ne sont pas Dieu le Père.

La crise du Coronavirus a-t-elle changé votre perception des choses ?

Elle l’a archi confirmée. Il n’y avait qu’à voir le robinet à débats sur les chaînes d’info en continu. 1. Les médecins s’engueulaient à peine moins que les politiques. 2. Ils en savaient, sur le virus, à peine plus que le commun des mortels. 3. Ceux qui ne passaient pas leur vie sur les plateaux et gardaient un peu de temps pour travailler nous disaient eux-mêmes : « méfiez-vous de nous ; ne nous écoutez pas comme parole d’évangile ; on tatonne, nous aussi ; on est, comme vous, dans le brouillard ».

Quand, dans son discours du 12 mars, le Président de la République a évoqué avec sollicitude les personnes fragiles, âgées etc, ne leur a-t-il pas collé à l’insu de son plein gré une cible dans le dos ?

Comment ça ? C’est incontestable que les plus âgés étaient les plus vulnérables et qu’il fallait tout faire pour les protéger. Cela étant, si vous allez par-là, ce qui m’a le plus choqué, c’est ce qu’on a dit, non sur les vieux, mais sur les enfants. « Vous êtes porteurs de la maladie… Transmetteurs de mort… Vous ne vous en rendez pas compte car vous êtes, généralement, asymptomatiques, mais vous êtes les principaux agents de la contamination… » Vous imaginez un môme qui entre dans la vie avec ça ? Ce poids de culpabilité sur la conscience et sur le dos ? Cet avertissement qu’il peut tuer ses parents et grand-parents ? C’est de l’Œdipe puissance dix mille. Et c’était irresponsable.

Regardez, cinq jours après, dans La Croix, la Présidente du Syndicat National des Praticiens Hospitaliers Anesthésistes-Réanimateurs Élargi. « Il y a trois types de profils, dit-elle. Ceux dont on sait qu’ils vont mourir, quoi qu’on fasse : ce sont des morts « inévitables ». Ensuite, les patients qui ont déjà des pathologies sévères, qui représentent des morts « acceptables ». Enfin, les morts « inacceptables » : les patients jeunes et sans antécédent. Notre objectif est d’avoir zéro mort inacceptable. » Elle a eu ce qu’elle voulait : la moitié des morts, ceux des Ehpad, n’a même pas été soignée et a été contaminée par les soignants sous-équipés…

Oui. Et ça dit bien la tartufferie de ceux qui nous ont dit : « tout ça, cette mise à l’arrêt du pays, cette apnée, c’est le beau geste d’un peuple qui se sacrifie pour sauver ses vieux ». La vérité c’est qu’on les a abandonnés, nos vieux, comme des chiens. Un coucou, de temps en temps, sur FaceTime. Dans le meilleur des cas, des visites derrière une vitre comme dans un parloir de prison. Et, quand la personne finissait par mourir de solitude et de chagrin, le corps dans un sac plastique pour une inhumation à la sauvette…

« On les a abandonnés, nos vieux, comme des chiens »

Pour faire du cut-up, comme le chef de l’État, qui met des bouts de Churchill dans ses discours, est-ce qu’on ne va pas avoir la guerre et le déshonneur, l’euthanasie dans les Ehpad et la ruine ?

C’est possible. Mais ce n’est pas vrai qu’en France. C’est la planète entière qui s’est infligée ce carême, cette pénitence, cette punition collective. Et il y a des pays où, quand on dit « la ruine », le mot est à entendre au sens littéral. Regardez ces pays d’Afrique qui ont arrêté de produire, de payer leurs travailleurs précaires, de nourrir leurs villes, de soigner leurs malades – tout ça au nom de la lutte contre un Covid dont on a fini par constater qu’il était, chez eux, bien moins virulent qu’on ne l’avait cru…

Vous qui collectionnez les virées sur les théâtres d’opérations, que pensez-vous de la rhétorique martiale du Président ?

C’est vrai que la guerre, ce n’est pas ça. Les combattants de première ligne ne sont pas juste des soignants surmenés. Et, quand on les applaudissait aux balcons (en même temps, soit dit en passant, et dans certains cas, qu’on les virait de l’immeuble parce qu’on tremblait qu’ils rapportent le virus de l’hôpital), on n’était pas « l’arrière » des romans de Dorgelès et Genevoix.

Ses proclamations viriles lors de la campagne présidentielle (« je suis un guerrier », etc.) et juste après (« je suis votre chef « ) étaient déjà un peu déplacées et indécentes, quand des soldats français se font tuer au Mali et ailleurs…

Attendez ! On n’est pas d’accord, vous et moi, sur Macron. D’autant que, sur ce point, il a un mérite. Il croit, lui, au Tragique. Il ne pense pas que l’Histoire soit finie. Et les vraies guerres, au Mali ou ailleurs, il les fait.

Est-ce qu’en affirmant dès le début « L’État va payer », il n’a pas validé toutes les thèses hétérodoxes sur les déficits publics et l’« argent qu’on nous cache » ?

Là, vous parlez d’autre chose. Il a installé – comme tous les responsables du monde – cette idée, en effet dangereuse, de l’argent qu’on fabrique à tire larigot et qu’on parachute par hélicoptère. Mais ça n’a rien à voir avec l’obsession de l’« argent qu’on nous cache ». C’est même le contraire.

Vous avez raison, tout le monde greffe ses obsessions sur la situation, et moi aussi.

Moi, j’ai l’obsession « freudienne » que ce monde est fragile, que la civilisation est un mince vernis au-dessus d’un chaos d’intérêts et de passions entremêlés et que tout ça tient à très peu de choses. Voir le visage des gens, par exemple… Leur serrer la main au lieu de leur tirer dessus… Se rapprocher d’eux, et non s’en distancier… Et puis ne pas oublier qu’il n’y a pas que le Covid – et que les victimes de la guerre, de la famine, des régimes dictatoriaux et assassins méritent, elles aussi, notre solidarité… Je lisais, l’autre jour, un article sur le Yemen. Les ONG ont, semble-t-il, des programmes d’aide spécifiquement liés au Covid. Elles s’adressent donc aux trois autorités (pro Iran, pro Arabie Saoudite et pro Emirats) qui se déchirent le pays et à qui elles demandent : « combien avez-vous, non de divisions, mais de cas de Covid ? ». Les trois autorités leur répondent : « désolé, on a des tas de maladies, des misères, des enfants bombardés, des civils terrorisés, mais du Covid, non, on n’en a pas tant que ça ». Et les ONG, alors, s’emportent, leur disent « c’est Covid ou rien » et finissent, soupçonneuses, par dire « bizarre, bizarre … qu’est-ce que ça cache ? pourquoi diable prétendent-ils n’avoir pas de Covid alors que le Covid est une pandémie, une pan-dé-mie et touche, par définition, toute la planète ? »

Je ne voudrais pas faire de compétition victimaire mais la moitié des diabétiques insulinodépendants dans le monde meurent parce qu’ils n’ont pas accès à l’insuline, contrôlée et vendue à prix d’or par trois boîtes sans aucune justification. Tout le monde s’en fout. Et là, on met la planète sous bracelet électronique…

C’est ce que je dis. Vous avez ces nouveaux systèmes de surveillance qui sont, en effet, atroces. Les caméras partout… Les traçages sur nos téléphones… Nos déplacements, nos rencontres, nos secrets, livrés en pâture au pouvoir médical et au pouvoir tout court… Les chiens renifleurs dressés à repérer les malades atteints de Covid… Mais il y a, quand même, une chose curieuse. C’est que tout cet appareillage n’est fait que pour le Covid. Et, si vous avez le malheur, en ce moment, de mourir d’un cancer, d’un AVC ou, en effet, du diabète, vous n’intéressez personne.

Est-ce qu’on peut dire comme Vincent Lindon qu’il faut plus d’argent pour la santé alors qu’elle accapare déjà près de 12% du PIB, et que la dépense publique absorbe 57% de la richesse nationale ?

J’aime bien Vincent Lindon. Et son texte, dans Mediapart, avait de la gueule. Mais la montée du pouvoir médical, la réduction de toutes choses à la santé et le remplacement progressif du « contrat social » par le « contrat vital », ça me fait aussi peur que le sous-équipement des hôpitaux. Après, ce qui est sûr, et que tout le monde a découvert, c’est que les infirmières, les brancardiers, les invisibles du système de santé, sont scandaleusement sous-payés.

Mais est-ce que ce n’est pas le gaspillage, la mauvaise gestion, les apparatchiks, la croyance qu’un expert sans liens d’intérêts est un expert sans intérêt, les traitements surfacturés et la bureaucratie qui sont responsables de ce dénuement ?

Peut-être. Mais regardez en même temps, l’hôpital s’est adapté. Il a tenu le choc. Et on n’a pas vu, non plus, les scènes d’apocalypse des pandémies de 1958 et 1969. A l’époque, on n’avait pas le temps de soigner. Les cadavres s’entassaient dans des salles de réa non réfrigérées. Ce n’est pas vrai, autrement dit, que la pandémie que nous venons de vivre ait été, comme on l’a dit partout, « sans précédent ». Et ce qui m’a effaré, je vous le répète, c’est le virus du virus, le climat de folie et de bêtise qui a soufflé dans les têtes.

Une autre calamité qui revient c’est la tirade ronflante sur l’Etat-stratège. J’ai lu une interview récente de Paul Hudson, le patron de Sanofi. Mélenchon, à côté, c’est Milton Friedman.

Ah ! Mais ça, c’est sûr ! Le souverainisme est devenu archi tendance. A droite comme à gauche. Avec cette idée, répétée par tout le monde, qu’il faut fabriquer français, manger français et, bien entendu, soigner français. Or, là, il faut dire stop à cette débilité nationaliste. Ne pas dépendre de la Chine pour nos médicaments, c’est une chose. Mais heureusement que les vrais chercheurs sont plus malins que ça et continuent de se parler, d’échanger, bref, d’internationaliser leurs travaux…

Avec leurs discours pleurnichards et leurs pétitions moralisatrices « contre le retour à la normale », Nicolas Hulot et les égéries du luxe ne sont-ils pas les idiots utiles d’un capitalisme de prébendes qui compte se servir de la sacralisation de la santé pour en être le premier bénéficiaire ?

Ils sont les idiots utiles de tant de choses ! Et on assiste, sur tant de plans, à un tel bond en arrière ! C’est ça, le plus inquiétant dans les bavardages sur le « monde d’après ». Cette écologie punitive. Cette idéologie du retour à la nature. Cette méfiance à l’endroit de tout ce qui bouge, s’exporte, s’expatrie. Cette idée qu’il faudrait interdire le commerce et les voyages internationaux « non strictement indispensables ». Qui, dans le monde selon ces Messieurs, va décider si un voyage est, ou non, « strictement indispensable » ? Et, quand Juliette Binoche ou Marion Cotillard déclarent la guerre au consumérisme, comment ça marche avec le fait de faire la pub de Lancôme et Dior ? Tout cela est très étrange.

Comme le sida, à son apparition, passait aux yeux de certains pour le châtiment de mœurs dépravées, la pandémie remet en cause le nomadisme frénétique, et ce que Michéa appelait la gauche kérosène, cette façon de parcourir un monde de carte postale où seuls les clichés et les monuments changent…

Écoutez. On peut faire le procès du tourisme de masse et préférer l’Asie vraiment « exotique » de Segalen et Claudel. Mais, là, ce n’est pas le sujet. Je trouve grotesque qu’un Michéa, ou n’importe qui d’autre, puisse statuer que, quand un reporter va enquêter à Mogadiscio, ou dans le Donbass, ou au Bangladesh, il ne fait que « bouffer du kérosène ».

Pour vous le confinement n’est pas un art de vivre.

C’est vrai que j’ai détesté cette façon de se barricader, de s’enfermer au-dedans de soi, de s’écouter penser, de s’émerveiller du ciel plus bleu et de se couper d’autrui, que certains ont érigé en art de vivre.

Vous écrivez que le coronavirus n’est pas un être vivant…

Ben non. C’est toute la différence avec la bactérie qui a, elle, un rapport morbide, mais un rapport quand même, avec la vie. Le virus, comme son nom l’indique, c’est juste un poison. Juste de la non-vie. Et je crois vraiment qu’une lumière rouge devrait s’allumer quand on l’investit, le virus, d’un sens, d’un message, d’une rationalité secrète, etc. « Attention, Radio-Virus, les Virus parlent aux hommes » : ainsi commencent, à l’extrême-droite comme à l’extrême gauche, les récupérations les plus dégueulasses.

Parfois notre corps nous envoie des signaux, et écouter son corps ne fait pas toujours de vous un hypocondriaque.

Mais qu’est-ce que ça a à voir avec le Covid ? Votre corps et le Covid, que je sache, c’est pas pareil ?

Mais on peut voir cette crise comme un avertissement positif envoyé par l’organisme, une incitation à une plus grande politesse vis-à-vis des forces de la nature et de l’économie.

Si « avertissement » il y avait, il aurait été envoyé par un pangolin, ou par un laborantin incompétent de Wuhan, ou par la nature, ou par ce que vous voulez, mais en aucun cas par l’organisme !

Vous n’êtes pas loin de la lettre de notre ami Houellebecq et de sa conclusion : « Nous ne nous réveillerons pas, après le confinement, dans un nouveau monde ; ce sera le même, en un peu pire »…

Je crains qu’il n’ait raison, oui. Et j’ajoute que, dans le « monde d’avant », il n’y avait pas que du mauvais.

Vous parlez d’un « vent de folie ». Mais la population s’est comportée avec un civisme et une docilité étonnantes.

La docilité, aussi, peut être une folie.

La folie n’est-elle pas d’abord administrative et normative ?

Je ne suis pas sûr, non. Si vous mettez un instant de côté les régimes autoritaires qui ont tout de suite compris le parti qu’ils allaient tirer de la situation, ce qui fut premier fut la panique des gens. Les pouvoirs ont bon dos. Il arrive que les peuples aient les pouvoirs qu’ils méritent et les règles qu’ils demandent.

« Dans le « monde d’avant », il n’y avait pas que du mauvais »

Est-ce qu’on peut être indulgent et mesuré, comme vous l’êtes, avec Emmanuel Macron et sa dream team, et intraitable avec les imprécateurs du net, dont les avis n’ont pas les mêmes conséquences que ceux du Conseil Scientifique ?

Le Conseil Scientifique passe. Les imprécateurs du Net restent. Et ce fascisme électronique qui déverse, à longueur de comptes Twitter, sa haine, sa quête de boucs émissaires, son désir de pénal ou encore sa dénonciation du libraire resté ouvert, du citadin débarqué la nuit dernière ou du soignant bourré de virus qui s’est installé à l’étage au-dessus, tout cela me révulse et m’affole. Quant à Macron, je ne vois pas qui, à part lui, peut faire barrage, aujourd’hui, à la coulée de boue populiste qui déferle partout et que notre réaction à la pandémie a encore aggravé.

Vous vilipendez l’égoïsme des Pays-Bas et de l’Allemagne, qui refusent d’émettre des eurobonds, mais pour quelle raison les interventions des gouvernements, qui ont apporté chacun des réponses différentes aux même questions, devraient-elles être mutualisées ?

Parce que je n’ai pas envie que la France devienne une colonie russe. Ou une dépendance de la Chine. Ou un pays devenu le paillasson d’Erdogan ou la cible des islamistes radicaux. Le seul rempart contre ça, c’est une Europe unie, qui parle d’une seule voix, qui fasse bloc…

Est-ce qu’il n’y a pas là, comme pour les injonctions des autorités, un problème de cohérence ? Un ami avait demandé à Claude Bartolone, alors président de l’Assemblée nationale, pourquoi nous étions si intraitables avec Saddam, Kadhafi ou Al Assad, et si accommodants avec l’Arabie Saoudite et le Qatar. Bartolone, pourtant socialiste, lui avait répondu « aaah mais eux ce sont des monarchies »… Qu’est-ce qu’on attend, si l’on vous suit, pour déclarer les hostilités à la caste esclavagiste au pouvoir en Chine, au nom des mêmes principes qui nous ont conduit à renverser les régimes baassistes ou à soutenir les révolutions de couleur ?

Il y a, dans l’histoire de la philosophie, une théorie de la guerre juste. Avec un tas de critères. Et, parmi ces critères, celui-ci – qui ne relève pas seulement des principes mais d’un pragmatisme élémentaire : « est-ce qu’on est bien certain que le bien que l’on fera en déclarant telle guerre sera plus grand que le mal collatéral que l’on fera aussi ». Alors, imaginez qu’on « déclare les hostilités », comme vous dites, aux dictateurs chinois. Imaginez la conflagration qui s’ensuivrait. C’est triste à dire, mais c’est comme ça : les dégâts collatéraux seraient immenses, l’embrasement serait mondial et, en faisant l’ange, on ferait sacrément la bête…

Le moment n’est-il pas venu, non pas de justifier mais d’expliquer la Libye, de lever l’hypothèque ?

Quelle hypothèque Je suis fier de ce que j’ai fait, il y neuf ans, en Libye. Car le raisonnement fonctionne parfaitement. On a, certes, créé de l’instabilité en détrônant Kadhafi. Mais, si on ne l’avait pas fait, on aurait eu une deuxième Syrie et ça aurait été mille fois pire.

Mais est-ce que vous aviez conscience, lorsque vous avez contribué à déclencher ce processus, des conséquences qu’il aurait ?

Voyez Le Serment de Tobrouk. C’est un Journal, tourné sur le terrain, au jour le jour. Jamais ne me quitte l’idée qu’on ne fabrique pas une démocratie du jour au lendemain et que, dans les fourgons de la liberté, on aura aussi, en effet, un regain de l’islamisme. Et, dans mon esprit, c’était très clair : cet islamisme, ce sera le prochain combat, il faudra lui livrer une guerre sans merci.

N’êtes-vous pas plus près, aujourd’hui, d’une droite antitotalitaire et anticommunautariste à la Causeur que de la gauche ?

L’une des différences – et il y en a beaucoup d’autres ! – c’est que je crois à l’islam des Lumières. Je crois qu’il y a, au sein même de l’islam, une guerre féroce, et immensément importante, entre les fondamentalistes et les démocrates, les théologico-politiques et les laïques.

Mais l’hostilité que vous suscitez parfois à gauche ne viendrait-elle pas, comme pour Finkielkraut, de ce que vous soyez issu de ce bord-là ?

Peut-être, oui. Mais ça vient aussi du fait que je ne l’ai jamais complètement quitté, ce « bord ». C’était tout le problème de Camus. Il disait souvent que sa vie serait plus simple s’il était carrément passé du côté de la droite anticommuniste, pro Algérie Française, etc. Il ne l’a jamais fait. Moi non plus.

Est-ce que ce qui vous empêche de franchir ce pas sont vos lectures et vos fidélités de jeunesse ?

En partie, peut-être. Mais ce n’est pas rien la fidélité à des lectures, à des maîtres, à une langue dans laquelle vous avez appris à lire et penser…

En quoi des types qui ont eu tort sur à peu près tout, et qui ne se sont pas particulièrement bien comportés comme Sartre, qui n’a pas été un modèle de bravoure pendant l’Occupation, peuvent nous aider à y voir clair aujourd’hui ?

Sur Sartre, vous êtes en train de répéter, mécaniquement, comme tout le monde, un lieu commun. Je l’ai montré, il y a vingt ans, dans Le Siècle de Sartre. Il est l’un des premiers intellectuels, au contraire, à avoir tout de suite senti l’insondable horreur et bêtise du pétainisme. Militer à Sous la Botte, être membre du groupe de résistance dit du Musée de l’Homme et commencer de développer une philosophie qui était l’exact contraire de l’infamie pétainiste, ce n’était pas manquer de bravoure.

Ce qui vous rapproche effectivement d’une certaine gauche aujourd’hui, c’est votre désintérêt pour les questions sociales, que vous avez tendance à situer dans le champ des préoccupations populistes.

Autre cliché, cher Burgalat. Je n’aurais pas la cuistrerie de vous infliger la lecture de mes œuvres complètes. Mais j’ai écrit sur la précarité, sur la grande pauvreté, sur les luttes de classes dans le monde paysan, sur la nécessaire taxation de la spéculation boursière. Sans parler des nouveaux SDF, engendrés par la crise du Coronavirus, auxquels j’ai consacré, pendant la crise, un Bloc-notes du Point.

Vous évoquez la délation, et le passage de l’État providence à l’État de surveillance. Est-ce que ce que vous appeliez autrefois L’Idéologie française, ce n’est pas d’abord l’héritage de la Révolution et de la Terreur ?

Je ne crois pas du tout, non. Mais l’épidémie de délations, ça, oui, c’est un fait. Et c’est atroce. Je parlais, l’autre jour, avec l’un de ces policiers dont les nouveaux Indigènes de la République nous disent qu’ils ne pensent qu’à « massacrer » les jeunes des quartiers. Il me racontait comment, au plus fort de la crise sanitaire, le standard des commissariats explosait sous les appels de corbeaux qui avaient vu un papy aller deux fois au supermarché ou un rassemblement suspect de plus de deux personnes.

Il y a 30 ans, vous donniez l’impression que quiconque n’était pas d’accord avec vous était un héritier de Vichy ou de Vychinski. Vous semblez avoir changé là- dessus (à moins que ce soit moi qui ait changé)…

Faîtes attention ! Je n’ai pas tellement changé là-dessus. Et vous avez, vous, je pense, beaucoup plus changé que moi.


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