Comment concilier des repères biographiques déjà donnés, réellement avenus dans le passé et scellés dans d’innombrables ouvrages consacrés à la vie d’un des plus illustres poètes français avec les actes, pensées et paroles du héros fictif en lequel on voudrait précisément métamorphoser cette figure amplement connue ? Comment donc transformer en être imaginaire un être bien réel tout en conservant l’illusion du vraisemblable ? Tel est le défi que Bernard-Henri Lévy tente de relever dans son dernier livre qui se propose de retracer ce qu’auraient pu être « les derniers jours de Charles Baudelaire ». Il s’agissait alors pour l’auteur de conformer son personnage aux méandres d’une optique moderne qui, selon la définition fournie par M. Kundera dans son récent Art du roman, veut que « rendre un personnage vivant signifie aller jusqu’au bout de sa problématique existentielle », tout en sachant, ici, ce même personnage déjà enraciné dans des données biographiques « objectivement » vérifiables. L’ouvrage de BHL, qualifié de roman, s’avance ainsi continuellement à la frontière délicate entre biographique romancée, roman pur ou encore essai sur un génie créateur.

Les données extérieures : lieu (Bruxelles), date (mars 1866), personnages secondaires (l’éditeur Poulet-Malassis, Mme Aupick…) sont authentiques, leurs actes et paroles souvent attestés dans des lettres ou récits de l’époque. La part d’invention se joue sur un autre plan : elle se concentre en la présence d’un narrateur, fictif, lui, tout en ayant des traits de ressemblance avec des figures de l’époque, de ses témoignages, suppositions ou exagérations concernant les réflexions, fantasmes, aberrations, monologues ou dialogues, moments lucides ou déjà assombri que le personnage à la fois réel et mythique du poète Baudelaire vit pendant les derniers jours conscients de son existence.

Le livre se lit surtout comme un essai de saisir par la mobilité de l’écriture – et les offres de variété dont elle dispose – les moments douloureux d’une immobilité forcée telle qu’a été celle de Baudelaire au terme de sa longue souffrance causée par la syphilis. Un mal d’autant plus horrible qu’il est finalement venu à bout de sa victime en la terrassant par la peine la plus cruelle possible pour un magicien du verbe, celle de l’aphasie.

Les signes de cette immobilité sont présents dès les premières pages du récit. Certes, au début, nous suivons encore le poète dans ses rares promenades errantes, à travers l’exil qu’il s’est imposé comme en guise d’une expiation, ce Bruxelles tellement détesté, capitale d’une « Pauvre Belgique » encore plus haïssable. Nous l’accompagnons encore lors d’une de ses dernières visites de bordel. Nous assistons à un de ces dîners chez Adèle Hugo, « la grande prêtresse », présidente du clan des adorateurs idolâtres aux yeux exorbités d’extase devant les photos du patriarche avec son « petit visage très ordinaire que le grand âge n’avait curieusement pas ennobli » (p. 55). Mais ce sont les images de l’immobilité qui, elles, deviennent de plus en plus obsédantes : celle du portrait du père par exemple, ce criminel superbe, coupable à jamais aux yeux du Juge suprême pour avoir été un prêtre défroqué, pour avoir engendré dans le péché cette chair bien vivante qui deviendra l’un des plus grands génies du XIXe siècle. Les pages imaginant les pensées convulsives du poète tournant inlassablement autour de cette naissance coupable, de cette évidence qu’il n’a pu que se vautrer dans le péché, sa vie et sa création durant, puisqu’il y était déjà né, ces pages constituent sans doute un des moments dramatiques les plus forts du livre.

Précisons cependant que la lecture de ce roman s’avèrerait probablement décevante pour tous ceux qui en attendraient la narration d’un enchaînement d’épisodes dramatiques tirés de l’une des existences les plus propres au romanesque de ce XIXe siècle, qui l’ouvriraient avec le désir subrepticement voyeur d’en savoir plus long sur un mal dont les détails piquants jalonneraient la vie de l’auteur des Fleurs du Mal. L’anecdote elle-même est en fait vite retracée. Elle se résume dans le face-à-face du génie et de son épigone, de Baudelaire et du jeune homme qui se proclame son disciple, qui le surprend dans son repli à l’Hôtel du Grand-Miroir et s’acquiert sa confiance. Le narrateur devient pour quelques jours le secrétaire modèle qui note scrupuleusement chaque parole sortie de la bouche adorée pour découvrir à la fin, au moment où le poète, épuisé par cet ultime effort, s’achemine vers le paroxysme de sa crise, que le maître s’était servi de lui pour jouer une dernière et gigantesque farce à la vie, à ses ennemis, mais aussi à lui, ce représentant de « l’École Baudelaire » : « Un disciple est un idiot ». Baudelaire, le solitaire, l’excentrique, celui qui s’était délibérément exilé et cloîtré pour échapper au malentendu, son éternel compagnon, refusera de finir en pape idolâtré, refusera de devenir un second Victor Hugo, ferme la bouche à jamais et ne l’ouvrira plus que pour bredouiller son fameux « Crénom » blasphématoire dont il choquera son entourage.

Le génie se dérobe à tout jamais à l’humanité. Rétabli de sa crise, mais frappé à la fois d’aphasie et d’agraphie, il ne l’observera plus que dans la fausse béatitude de son rire narquois. Le narrateur, quant à lui, reste sur sa faim, dans l’impossibilité qu’il sera désormais d’apprendre si oui ou non le maître a fait de lui son ultime victime, bouffon royal d’une comédie dont le côté à la fois tragique et grotesque serait à la hauteur de la vision baudelairienne de l’existence. Humilié de la sorte, il décide de résoudre le problème à sa façon : de réceptacle docile, il se fait voleur. Décide, face à ce muet que les médecins promettent à une mort imminente, d’usurper un peu sur cette gloire dont les nécrologies précoces l’entourent déjà, décide de tromper le trompeur et de publier sous son nom ces dernières bribes destinées à un « Livre absolu » rêvé par le poète mais plus jamais écrit par lui.

Quel degré de crédibilité peut-on alors accorder au récit d’un narrateur qui, à la fin, s’avoue être l’abominable usurpateur des secrets de l’homme le plus admiré par lui ? Le désir de réinventer le mystère des derniers jours de Baudelaire, désir qui préside à la lecture du livre, se mue tout à coup en doute. Incertitude nourrir par l’auteur Bernard-Henri Lévy qui prête à cet enthousiaste trop fervent le langage suspect de ceux que leur vue emphatique aveugle, qui infirme ses considérations en les relativisant par les versions d’autres témoins directs. Nous retournons au roman de la mobilité virevoltant autour du thème de l’immobilité. La vérité n’est ni dans les documents insérés par le narrateur pour conférer plus d’authenticité à son récit, ni dans les niaiseries de la logeuse Lepage, ni dans les lignes sottement égoïstes de Mme Aupick, ni dans la naïveté du journal intime d’une Jeanne Duval, fière d’avoir été la muse noire d’un « gaillard » aussi doué. C’est la vérité, elle, qui reste purement imaginaire. L’être du poète, la fin de sa vie, ses dernières pensées pour une création restée inachevée sont exploitées, pour parler encore une fois avec Kundera dans leurs « possibilités extrêmes et non réalisées », dans ce qui n’est pas avenu mais aurait pu l’être.

Le roman nous laisse ainsi se produire, à travers les mensonges des témoins, les apports imaginaires de l’auteur, les exagérations du narrateur sur l’image pathétique d’un poète méconnu par son époque, reconnu trop tard pour une postérité dont il pressentait pourtant qu’elle le « concernait », d’un génie torturé par l’idée d’avoir encore un édifice intellectuel à construire alors que ses forces physiques le lui interdisent déjà. Combat gigantesque de celui qui doit s’incliner une dernière fois devant les forces absurdes qui le dépassent. L’immobilité restera jusqu’au bout sa compagne.

La lecture du roman est passionnante en ce qu’elle nous propose les thèmes majeurs d’une œuvre, intériorisés dans un doute qui aurait pu être celui de leur auteur, en ce qu’elle nous soumet des réflexions qui auraient pu être celles d’un créateur authentique sur sa propre création, sur les méprises aussi d’une critique toujours à chasser une explication « génétique » de la poésie au lieu de l’analyser pour elle-même et d’abandonner l’homme qui se cache derrière à l’ivresse de son anonymat. Critique de la critique ? Pied de nez anticipé de Baudelaire à l’adresse de ceux qui seront ses futurs biographes et entonneront tous le même refrain : le général Aupick, et puis le reste de la chanson, vous connaissez déjà ?

Mais par moments, le livre risque aussi de se laisser prendre au piège de ses propres postulats. Vertige de la perspective narrative en ce sens que le lecteur tombe sur un Bernard-Henri Lévy mettant en scène un narrateur censé écrire vers 1900 un Baudelaire dont la description est en outre complétée par des témoignages fictifs de quelques-uns de ses contemporains réels. La tentation de céder à des interprétations a posteriori, et donc anachroniques, n’a pas pu être entièrement conjurée : entre les lignes, on reconnaît les acquis d’une époque ultérieure (Mallarmé, Rimbaud, les surréalistes vous saluent plus ou moins discrètement) et qui sonnent quelque peu étranges dans la bouche d’un Baudelaire, si annonciateur qu’il ait été pour la poésie à venir. Vertige du mystère ou dérision critique ? Baudelaire se jouant de son épigone ou BHL jouant avec le lecteur ? Mobilité du doute autour de l’immobilité de l’écrit. Le roman, présenté d’ores et déjà comme un récit construit sur un mode presque policier, ne fournit pas de réponse univoque. Dans le tourbillon des conjectures, le lecteur devra se débrouiller pour trouver sa solution au rébus des hypothèses avancées. Voilà pourtant ce qui ne rend pas forcément la lecture de ce livre moins stimulante !


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