L’idée de ce journal est née, il y a presque cinq ans, dans mon Rapport au Président de la République sur la participation de le France à la reconstruction de l’Afghanistan.

Je propose, dans ce Rapport, une aide à la refondation de l’Académie de police de Kaboul, le passage à Saint-Cyr ou Saint-Maixent d’un ou plusieurs bataillons de l’armée afghane, la réactivation de la Dafa et de ses fouilles archéologiques, l’ouverture d’un cinéma et d’un hôpital, la numérisation des archives de Massoud dans le Panchir, la reconstruction du lycée Isteqlal, la création d’une Maison des Ecrivains – et je propose, aussi, le lancement d’un journal dont la triple caractéristique doit être, dans mon esprit : d’être pensé, dirigé, rédigé, par une équipe mixte franco-afghane ; de ne privilégier, côté afghan, aucune des deux grandes langues rivales, le dari et le pachtou ; et d’être, évidemment, libre de toute tutelle idéologique, politique et surtout religieuse.

Quelques mois plus tard, l’essentiel de mes propositions est mis en œuvre ou en voie de l’être.

Dès l’été 2002, les efforts conjoints de France-Télévision et d’Arte, du Centre national de la cinématographie et de l’INA, de telle initiative privée (Hugues Dewavrin pour la renaissance du cinéma Ariana) et du Quai d’Orsay (les derniers mois de l’époque Védrine, les premiers mois de celle de Villepin) font que la plupart des suggestions du Rapport se trouvent mises en chantier.

Sauf une : ce fameux journal auquel je tenais tant et que je décide alors de prendre moi-même en charge à travers une fondation privée, née quelques années plus tôt, en hommage à mon père et en souvenir des valeurs de résistance qu’il m’a inculquées et dont la renaissance d’un Afghanistan libre me paraît être l’un des points d’application les plus brûlants du moment – la Fondation André- Lévy.

Rencontre, à Kaboul, avec Reza Deghati qui acceptera tout de suite, avec enthousiasme, d’abriter le projet au sein d’Aïna, cette ONG française qui a déjà, à l’époque, accompli, avec des moyens de fortune, un travail considérable : publication en format magazine de Zambil-e-Gham, ce mensuel satirique qui circulait clandestinement pendant la période taliban ; lancement, sous la direction de Djamila Moudjahed, la première journaliste de télévision apparue dévoilée à l’écran, du magazine féminin Malalai ; soutien à Aria Press, la première agence de presse afghane ; formation de cameramen et de camerawomen ; école de journalisme ; tout cela est déjà loin, j’en oublie donc sûrement…

Rencontre, à l’initiative du « French doctor » Frédéric Tissot qui, dans cette période bizarre, intermédiaire entre les deux ères, occupe les fonctions d’ambassadeur de France par intérim, avec Faheem Dashty, ce jeune journaliste de 28 ans, proche du commandant Massoud, qui était là, dans la pièce, à ses côtés, blessé lui-même aux mains et au visage, le jour de l’attentat à la caméra piégée et qui venait de faire ressortir, en dari, pachtou et anglais, un excellent journal de huit pages qui n’avait pas encore l’importance qu’il a acquise aujourd’hui mais qui servira néanmoins, à bien des égards, de modèle à ces Nouvelles de Kaboul en formation : le Kabul Weekly.

Un dîner étrange mais décisif avec Mohamed Fahim et Youssef Qanouni, ces autres compagnons de Massoud, ces grognards, maquisards devenus ministres, barbe taillée et costumes croisés, voitures blindées et nuées de gardes du corps, que nous nous efforçons de convaincre, avec Gilles Hertzog et, à nouveau, Frédéric Tissot, de nous appuyer dans une démarche dont chacun sent bien, autour de la table, qu’elle ne sera pas moins politique que journalistique : aider à faire naître un vrai journal multiculturel dans la capitale de ce pays ravagé par la guerre ethnique ; permettre qu’existe ce lieu de pensée libre, laïque et, comme disaient encore, ce soir-là, non sans une pointe de dédain, les deux Panchiris, « séculière » ; mettre ce lieu de pensée à l’abri de leur autorité et de leur prestige considérables, décourager les nostalgiques du passé et les maniaques de la mise au pas idéologique de trop y mettre les pieds et de nous compliquer la tâche ; bref, sanctuariser Les Nouvelles de Kaboul et leur permettre de surmonter les obstacles politiques et légaux opposés à leur naissance – n’était-ce pas, plaidions-nous, une assez belle manière de continuer le combat antifondamentaliste engagé par leur seigneur, leur maître, le Lion du Panchir, Ahmed Shah Massoud ?

Olivier Puech, journaliste au Monde.fr, qui plonge, corps et âme, dans l’aventure et sera, un an durant, notre premier rédacteur en chef : je nous revois, à Kaboul de nouveau, confrontés, dans le désarroi et la fièvre, aux mille et un problèmes techniques et donc, derechef, politiques posés par la création, ex nihilo, dans un pays culturellement dévasté où les jeunes générations ont perdu jusqu’au souvenir de ce qu’a pu être une presse libre, d’un magazine de cette ambition : recruter et former une équipe ; convaincre les journalistes afghans de recommencer, maintenant que les talibans sont partis, de signer de leur nom ; reprendre l’habitude de l’enquête ; casser les langues de bois pétrifiées par vingt- cinq ans de dictatures et de peur ; trouver du papier ; réparer des machines ; négocier, dans une ville et dans des provinces où n’existe pas de système de distribution digne de ce nom, avec les associations de camionneurs qui porteront nos colis à Herat, Mazar-i-Sharif, Jalalabad, Bamiyan ; changer d’imprimeur au dernier moment ; s’apercevoir que, chez le nouvel imprimeur, manquent, comme dans un roman de Perec, deux lettres de l’alphabet et les forger à la hâte ; boucler le contenu du journal ; massicoter nous-mêmes, le dernier matin, à la main, les premiers exemplaires sortis des presses et du plomb ; et se retrouver, épuisés mais heureux, avec ce drôle d’objet, cet ovni, entre les mains – beau et un peu raté ; riche en informations et, forcément, maladroit ; grandes et humbles voix ; réconciliation, entre les lignes, des « Romains » (partisans du Roi) et des « Panchiris » (partisans de Massoud) ; hommage à la tradition de résistance et de liberté qui est la marque de l’Afghanistan ; pacte renoué entre notre pays, la France, et ce pays des savants et des poètes dont les rois, naguère, parlaient français ; et début, par conséquent, d’une aventure de presse et de pensée qui s’achève aujourd’hui ; dont il est encore trop tôt pour tirer tout le bilan ; mais dont on voit, à peu près, les ombres et les réussites.

Côté ombre, le poids de la tradition occupant encore, malgré tout, une part des meilleurs esprits ; la peur qui demeure ; les tracasseries administratives qui, nonobstant les promesses, ne nous seront pas toujours épargnées ; le fait que notre journal n’aura pas su, en dépit de nos efforts et des moyens déployés, trouver réellement son marché ; et puis la tragédie que fut pour nous tous, en avril 2004, le suicide de Homa Safi, cette rédactrice de 21 ans, tombée amoureuse d’un jeune homme employé d’une ONG occidentale, mais à qui son père voulait imposer l’un de ces mariages arrangés qui restent la coutume dans nombre de familles afghanes – coincée, désespérée, elle nous demanda, un soir, une avance sur son salaire et, plutôt que d’être séparée de celui qu’elle aimait, partit acheter les médicaments qui l’ont tuée.

Mais, de l’autre côté, côté lumière en quelque sorte, le fait même que ce journal ait pu, non seulement exister, mais durer quelques années ; les dizaines de journalistes afghans qui, comme Homa, y sont passés et s’y sont formés ; la dimension propédeutique, presque d’instruction civique, de notre série sur la démocratie parlementaire et les systèmes électoraux ; le goût du débat ; le choc, légitime et fécond, des opinions ; les nouvelles de l’étranger ; la province voisine comme une terre inconnue et, soudain, révélée ; nos enquêtes sur la culture du pavot, les seigneurs de la guerre ou la renaissance de l’âme afghane à travers l’art, les livres, le cinéma ; tel papier sur l’art préislamique dans le Kafiristan ; tel autre sur les « valeureux destriers du Bozkashi » ; tel autre encore sur le « Grand Jeu » dont l’Afghanistan se trouvait être à nouveau, trop souvent, l’épicentre et le théâtre.

De tout cela, cher Reza, nous avons lieu d’être fiers.

Pour tout cela, je dis à tous ceux et celles qui nous ont accompagnés au fil des ans, je dis à Eric de Lavarène, à Dimitri Beck, aux autres, un immense et chaleureux merci.

Les Nouvelles de Kaboul disparaissent. Mais Les Nouvelles de Kaboul n’auront, je le sais, pas vécu pour rien.


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