Nous nous sommes connus il y a pile trente ans, juste après la chute du mur de Berlin, dans une réunion de dissidents à l’ambassade de France à Budapest.
Le président Mitterrand m’avait demandé un rapport sur la possible contribution de la France à la reconstruction des pays d’Europe centrale libérés du joug communiste.
Et il était, à l’époque, lui, Viktor Orban, l’une des figures les plus étincelantes de cette opposition, désormais victorieuse, à l’ordre soviétique.
Il était le jeune auteur d’un mémoire sur la Pologne de Solidarnosc rédigé grâce à une bourse octroyée par George Soros.
Il était devenu célèbre en une nuit après un discours prononcé place des Héros, à Budapest, en hommage à Imre Nagy, martyr de l’insurrection d’octobre 1956.
Et le voici tel que ces trente années l’ont métamorphosé : satrape épaissi et physique de catcheur à la retraite ; sorte de Poutine sans les muscles avec, dans le regard, quelque chose d’imperceptiblement attristé ; et puis cette étrange réserve, presque cette timidité, qu’il n’avait pas non plus et qui lui fait s’adresser à mon compagnon d’interview, Gilles Hertzog, en lui tendant une main embarrassée :« bonjour monsieur ; mon nom est Viktor Orban ; bienvenue à Budapest. »
Nous sommes dans la bibliothèque aux murs tapissés de livres religieux de l’ancien couvent des carmélites, situé sur les hauteurs de Buda, où l’ambassadeur George Karolyi, venu exprès de Paris pour assister à la conversation, m’a dit qu’il venait d’emménager.
Et, comme je suis dans mes souvenirs et que je n’ai pas envie de lui demander, tout de suite, brutalement, comment l’ancien militant antitotalitaire a pu trouver son chemin de Damas, ou plutôt de Moscou, vers le conservatisme et l’ultranationalisme, comment l’ex-boursier Soros a pu faire de son ancien mentor un ennemi public numéro un dont on voyait, il y quelques semaines encore, le visage caricaturé et placardé dans les rues de la capitale, comme je n’ai pas envie de commencer par le mystère de cet authentique dissident qui a réappris les techniques staliniennes de réinvention rétrospective des biographies (sauf que c’est sa propre mémoire, cette fois, qu’il a purgée…), comme j’ai besoin d’un peu de temps, donc, pour cela, je commence doucement, avec une question très simple : « pourquoi ce choix ? ce couvent ? pourquoi un lieu aussi austère ? »
Mais la réponse qu’il me fait est un peu plus corsée et va lancer la conversation.
« Parce que mes anciens bureaux étaient dans le bâtiment du Parlement, en bas de la ville, sur l’autre rive du Danube – et que ce n’était pas bon pour la séparation des pouvoirs. »
Il aurait pu dire : « Parce que je voulais dominer cette ville qui est encore, pour l’heure, la seule partie du pays qui me résiste. »
Il aurait pu ajouter – et il le fera, plus tard, quand il me confiera qu’il passe tous ces jeudis, seul dans le silence de cette pièce, à lire : « parce que j’aime cette austérité chrétienne, moi qui suis un catholique converti au calvinisme et qui voudrais convertir mon pays au christianisme d’Etat. »
Mais non.
L’inventeur de l’illibéralisme, l’homme qui se sert de la démocratie pour torpiller la démocratie, l’autocrate qui n’a de cesse de bâillonner le Parlement, mettre les juges au pas et contrôler les médias, a le front de me dire qu’il a quitté ses anciens bureaux par scrupule démocratique.
Je ne relève pas.
Je n’ai aucune idée, à cet instant, du temps dont nous disposons.
Je n’imagine pas que la presse libre de Hongrie va écrire, le lendemain, que j’ai passé avec lui, en un après-midi, plus de temps qu’elle n’en a passé, elle, en huit années de démocrature – et je préfère donc avancer.
« Vous êtes devenu le chef de file, en Europe, de ce courant illibéral, de ces démocratures… »
Le mot « illibéral » semble le faire sursauter.
« Je vous arrête. Parce qu’il faut qu’on soit bien d’accord sur les termes. La réalité, c’est quoi ? Le libéralisme a engendré le politiquement correct. Donc une forme de totalitarisme. Donc le contraire de la démocratie. Et c’est pourquoi je crois que l’illibéralisme restaure la vraie liberté, la vraie démocratie. »
Je suis obligé de lui dire, cette fois, combien le raisonnement me semble spécieux.
Et je lui rapporte des cas d’infractions à l’esprit même de la démocratie dont j’ai été saisi, quelques heures plus tôt, par une assemblée d’ONG réunie à mon intention : journaux fermés, migrants affamés, peines de prison pour ceux qui viennent en aide aux demandeurs d’asile, l’Université d’Europe centrale, dite université George Soros, contrainte de faire valider ses diplômes à Vienne, les SDF verbalisés et mis à l’amende, les juges aux ordres…
Il m’écoute sans répondre. De nouveau, cet air éteint et triste. Sauf une fois : lorsque j’évoque le cas de Gabor Ivanyi, une sorte d’abbé Pierre qui participait à la réunion des ONG et qui a créé, en plein Budapest, un refuge pour les SDF et les rares migrants qui ont réussi à passer les barbelés du nouveau rideau de fer installé aux frontières – le régime, en lui retirant le statut d’église, a asséché ses subventions.
« Je connais bien Ivanyi, me coupe-t-il. Il a baptisé deux de mes enfants. Mais c’est une décision du Parlement qui devait absolument réagir au church business. Et puis… »
Il hésite. Cherche ses mots.
« Et puis, il m’a qualifié de fasciste. Et ça, c’est la seule chose que je ne peux pas lui pardonner. »
« Matteo Salvini tient la ligne de front »
Je reprends.
« Soit. Chef de file, de quelque façon que vous la définissiez, de la tendance illibérale en Europe. Est-ce qu’on peut dire les choses comme ça ? Et est-ce que vous endossez le rôle ?
– Oui et non. »
De nouveau, cet air modeste, presque apeuré, qui cadre mal avec l’idée que l’on se fait du grand méchant Orban.
« A cause des attaques dont vous êtes, du coup, l’objet ? »
Il sourit.
« Non, les attaques, je m’en moque. La Hongrie est un pays spécial, vous savez. C’est le seul pays d’Europe dont la langue est absolument incompréhensible pour un étranger. Et ce côté incompris, voyez-vous, me convient bien…
– Alors ?
– Alors, je trouve le manteau un peu lourd. Car la Hongrie est aussi un petit pays, ne l’oubliez jamais. Et elle n’a ni l’ambition ni les moyens de prendre ce leadership. »
Je l’observe. Il est bien carré dans son fauteuil, le torse légèrement penché au-dessus de la petite table en bois qui nous sépare. Est-il sincère ? Est-ce la « suspension » récente du Fidesz, au Parlement européen, par ses pairs du PPE qui le fait rétropédaler ? A-t-il senti le vent du boulet et pris peur ? Je poursuis.
« Vous voulez dire que la presse fait fausse route quand elle présente les élections européennes à venir comme un match Orban-Macron ? »
Là, il éclate carrément de rire et, prenant à témoin l’ambassadeur Karolyi, aristocrate d’ancien régime qui ne desserrera pas les lèvres de tout l’entretien mais auquel il s’adressera, lui, plusieurs fois comme s’il y avait dans son côté vieille Hongrie quelque chose qui l’impressionne, il répète, en s’esclaffant :
« Orban-Macron… Orban-Macron…
– Vous le détestez tant que ça, Macron ?
– Pas du tout. J’ai de bonnes relations personnelles avec lui. Je pense juste qu’il est trop intellectuel pour faire le métier que nous faisons.
– Alors ?
– Alors, je vous répète que j’ai déjà fort à faire avec mon pays qui est, comme tous les petits pays, fragile et menacé. Pour le match dont vous parlez, j’aimerais bien qu’un autre reprenne le flambeau.
– Vous pensez à Mme Le Pen ? »
Là, en revanche, il se raidit et cesse tout à fait de rire.
« Ah non ! Je n’ai aucune relation avec Mme Le Pen. Aucune.
– Pourquoi ?
– Parce que Laurent Wauquiez m’a prévenu que c’était la ligne rouge.
– Laurent Wauquiez ?
– Oui. C’est mon ami. J’ai beaucoup d’amis en France, vous savez.
– Par exemple ? »
Il fait comme s’il les recensait : « Nicolas Sarkozy, bien sûr. Chirac, qui m’a toujours très bien reçu. Et Valéry Giscard d’Estaing, une référence que j’essaie de voir chaque fois que je viens à Paris. »
Mais je reviens sur le cas Le Pen : « vous voulez dire que, si ces amis français ne vous mettaient pas en garde, vous feriez alliance avec Marine Le Pen ? »
La réponse fuse, cette fois sans hésitation : « non ; je ne ferais alliance en aucun cas.
– Alors, de nouveau, pourquoi ?
– Parce qu’elle n’est pas au pouvoir. »
C’est mon tour de sursauter.
« Quand un responsable politique n’est pas au pouvoir, il peut dire et faire n’importe quoi. Il peut déraper. Et je ne veux pas être mêlé à ça.
– Alors qui, dans ce cas ? Si ce n’est pas vous le champion, et si ce n’est pas non plus Marine Le Pen, il reste qui ? »
Il répond du tac au tac. Comme s’il avait mûrement réfléchi à la question et arrêté depuis longtemps sa position.
« Matteo Salvini. Il est à la tête d’un grand pays. Les Européens peuvent sanctionner un petit pays comme la Hongrie. Ils n’oseront jamais s’en prendre à un pays de plus de 60 millions d’habitants comme l’Italie. Par ailleurs, il a du coffre. Il tient bon face aux migrants. Il tient la ligne de front. »
Il a dit « la ligne de front » avec un rien de grandiloquence. Il parle de cette tragédie des migrants comme d’une guerre d’agression dont la Hongrie serait la cible. Est-ce qu’il n’est pas en train, je lui demande, de parler comme ces antisémites qui, au sortir de la guerre, la vraie, la mondiale, celle qui venait de voir la quasi-extermination des juifs d’Europe, restaient antisémites alors que les juifs étaient presque tous morts ou partis ?
Il me coupe : « vous ne pouvez pas parler comme cela ; j’ai les meilleures relations du monde avec Israël.
– Certes. Mais les juifs ?
– Pareillement. Laissez-moi vous dire une chose. Il y a eu un moment, dans l’histoire de la Hongrie, où on n’a plus eu assez de main-d’œuvre agraire et où on a dû faire venir des Tchèques, des Ruthènes, des Roms, etc. De telle sorte qu’au milieu du XIXe siècle les Magyars étaient en train de devenir, eux aussi, une minorité. Eh bien, vous savez comment on a réglé ça ? Par une grande alliance des Magyars et des juifs qui, à eux tous, faisaient quelque 50 % de la population. »
Il parle de cette grande alliance comme un capitaine d’industrie d’un changement de majorité dans un conseil d’administration. Et, quand je lui demande d’où vient, alors, cet antisémitisme magyar qui a tout de même été l’un des plus meurtriers d’Europe, il a cette réponse pour le coup sidérante : « Béla Kun. »
Béla Kun fut ce compagnon de Lénine qui fonda, en 1919, l’éphémère République des conseils de Hongrie.
« Oui, Béla Kun, insiste-t-il. Les juifs étaient très présents – c’est un fait malheureux, mais c’est un fait – dans cette tentative avortée de révolution communiste. Et c’est comme ça que s’est défaite la belle alliance, à Budapest, des peuples juif et magyar… »
Sait-il qu’il est en train de reprendre, avec cette identification des deux signifiants « juif » et « bolchevique », l’un des principaux thèmes de la propagande antisémite au XXe siècle ?
Je lui parle d’une participante que j’ai rencontrée à la réunion des ONG de ce matin ; elle m’a appris que Maria Schmidt, la directrice du musée de l’Holocauste, nommée par lui, a fait l’éloge du régent Horthy qui n’a cessé, de 1933 à 1944, de fricoter avec Hitler.
Il m’interrompt tout net.
« Attendez ! C’est, moi, Viktor Orban, qui suis le premier à avoir fait l’éloge du régent Horthy. Il appartient à l’histoire de la Hongrie. N’est-ce pas lui qui nous a débarrassés de Béla Kun ?
– Admettons. Mais après ? N’est-ce pas lui qui, en mars 1944, quand les nazis envahissent la Hongrie, les laisse entrer et accepte les déportations de juifs ? »
Il prend un air contrit. Revient fugacement, sur ses traits épaissis, un air du jeune dissident d’autrefois.
« Oui, c’est vrai. Il aurait sans doute dû partir à ce moment-là. »
Mais je reviens à la question des migrants.
« Ce que je voulais vous dire, sur les migrants, c’est qu’il y a eu, à certaines époques, un antisémitisme sans juifs. Est-ce qu’il n’y a pas, chez vous, une haine antimigrants alors même qu’on n’en croise aucun dans les rues de Budapest ?
– Détrompez-vous ! On les a eus, les migrants. En 2015. Au moment où Mme Merkel leur a ouvert les portes. Ça a été une déferlante, un tsunami.
– Vous savez bien qu’ils ne sont pas restés !
– C’est vrai. Mais ils peuvent revenir. C’est la règle dans l’Union européenne : un migrant a toujours le droit de revenir à l’endroit où il est entré dans l’espace Schengen. Et il faut que vous compreniez une chose : la Hongrie a été, depuis toujours, une terre de passage ; tout le monde, absolument tout le monde, lui est passé dessus ; je n’ai aucune envie que ça recommence… »
Il me concède que ce droit au retour n’est valable que pendant six mois et que le risque du « tsunami inversé » est, désormais, écarté.
Il me concède aussi que l’ancien Orban faisait gloire à la Hongrie de servir de passage à ceux des Allemands de l’Est qui franchissaient le mur et cherchaient refuge à l’Ouest.
Et il me concède encore que la Hongrie de 1956, celle qui, après l’écrasement de l’insurrection, a vu 150 000 des siens accueillis en Autriche, était bien contente que le droit d’asile existe (cela, en vérité, il ne le concède qu’à demi – précisant que ces 150 000 insurgés vaincus furent, d’abord, « parqués dans des camps » par les Autrichiens).
« La Hongrie n’est pas une nation, c’est un miracle ! »
Mais il attaque dur, en revanche, sur Merkel.
« Elle est bien gentille, la chancelière. Et je peux comprendre qu’elle ait un problème de démographie et de main-d’œuvre. Mais pourquoi faut-il que nous ayons, nous les Hongrois, à payer pour qu’elle résolve son problème ? »
Et il attaque plus dur encore sur le phénomène migratoire en général.
« Le problème de l’Europe, c’est l’islam ; et, face à la montée de l’islam, que voulez-vous que je vous dise ? c’est la chrétienté qui a résisté ; c’est la chrétienté qui résiste encore ; et la Hongrie est, aujourd’hui comme hier, l’avant-poste de la chrétienté européenne. »
Envisage-t-il de s’éloigner de cette Europe qu’il me décrit comme au service des intérêts de l’Allemagne et menacée par un « grand remplacement » ?
Il se récrie – pensant, peut-être, aux milliards des fonds structurels européens grâce auxquels la Hongrie peut construire ses autoroutes et restaurer les coupoles, les ponts et les palais qui font de Budapest, aujourd’hui encore, une Ninive de la Mitteleuropa, voluptueusement couchée sur son Danube.
« En aucun cas ! Puisque je vous dis que je suis le plus chrétien, donc le plus européen, des Européens. L’ADN de l’Europe, c’est moi. J’en suis le gardien.
– Même si le pape n’est pas de cet avis ? et s’il ne cesse de réaffirmer le devoir d’hospitalité et d’accueil ? »
Un silence.
Je le sens, pour la seconde fois, comme pour la suspension du Fidesz du Parlement européen, gêné aux entournures et craignant pour lui-même.
« Oui. C’est vrai que c’est embêtant. D’autant que le pape doit venir à Budapest. Mais j’ai pris mon bâton de pèlerin et vais, plusieurs fois par semaine, sans journalistes, sans personne, expliquer aux catholiques ma position. Mais attention ! »
L’animal s’est vite repris…
« Il faut que nos partenaires sachent que les Hongrois sont un peuple ancien, libre et fier qui ne peut pas accepter de tutelle. On a été occupés par les Ottomans. Les Slaves. Les communistes. Ce n’est pas pour tomber sous la coupe de Bruxelles. »
Je lui objecte qu’on ne peut pas comparer Bruxelles à une force d’occupation.
Mais, surtout, j’en viens aux deux vraies puissances qui ont tant endeuillé l’histoire de la Hongrie et avec les héritiers desquelles il semble pourtant bien s’entendre.
« Vous voulez parler d’Erdogan ?
– Par exemple.
– Erdogan, c’est compliqué. C’est comme Silvio Berlusconi. Peu de gens connaissent ma relation personnelle avec Silvio Berlusconi. Vous la connaissez ?
– Je ne crois pas.
– On est au début des années 1990. Je reçois un coup de téléphone. C’est lui au bout du fil. Je n’ai jamais entendu parler de lui. Mais il m’invite à un match de l’AC Milan. En réalité, il réfléchissait à la fondation de Forza Italia. Il me faisait venir pour savoir comment j’avais fait avec le Fidesz. Et me voilà devenu, à 30 ans, le tuteur du futur Premier ministre italien !
– Et Erdogan ?
– Il y a une chose que vous devez savoir sur Erdogan. C’est un grand footeux. Comme moi. Et il y a un truc entre footeux : ils ont un muscle, là, en bas du dos… »
Il se lève un peu de sa chaise, comme pour me laisser voir le bas de son dos.
« Eh bien c’est ça qu’on a fait, avec Erdogan, quand on s’est rencontrés pour la première fois. On s’est tâté le bas du dos. Et on s’est reconnus.
– Soit. Mais cette Hongrie que vous me décrivez comme une petite nation fragile et menacée… »
Il renchérit :
« Et un miracle ! C’est ce que vous devez bien comprendre : la Hongrie n’est pas une nation, c’est un miracle !
– OK. Disons un miracle. Est-ce qu’il ne devrait pas plus se méfier, ce miracle, de l’impérialisme ottoman qui revient, à Ankara, au triple galop ?
– Si, bien sûr ! Mais, là encore, faites attention… »
Il me montre les rayonnages de la bibliothèque où il s’enferme tous les jeudis.
« Les chercheurs ont fait beaucoup de progrès. Notamment les linguistes qui ont travaillé sur la matrice finno-ougrienne d’où procèdent en réalité les deux langues turque et magyare. Je veux dire qu’il y a, entre nous, un passé historique qui est ce qu’il est ; mais qu’il y a aussi un cousinage. »
Les chercheurs sérieux ne croient guère à cette fumeuse théorie que l’on appelle, à Ankara, « touranienne ». Mais puisqu’elle semble faire les affaires de Viktor Orban…
Je poursuis : « Et la Russie ?
– La Russie est un grand pays.
– Je sais.
– C’est un grand pays tout proche de nous. Il y a juste l’Ukraine qui nous sépare.
– Je le sais aussi.
– Je veux dire qu’il faut faire attention. Très attention. Il faut soutenir l’Ukraine puisqu’elle est le dernier rempart entre nous et les Russes. Mais il ne faut pas non plus provoquer Poutine et c’est pour ça que je suis opposé aux sanctions de l’Union européenne contre lui.
– Quitte à donner un statut quasi diplomatique à cette banque d’investissement russe qui s’est installée à Budapest le mois dernier ? »
Pour la première fois depuis le début de l’entretien, il semble sur le point de s’emporter.
« D’abord ce n’est pas une banque russe… »
Il fait comme s’il comptait sur ses doigts et reprend la mine qu’il avait pour récapituler ses amis français ou m’expliquer que l’alliance des juifs et des Magyars avait fini par faire une majorité.
« La banque dont vous parlez s’appelle l’International Investment Bank. 51 % de son capital est détenu par des non-Russes. Et puis, franchement les Européens… Hein, les Européens…
– Oui ?
– Il y a quand même une sacrée hypocrisie chez les Européens. D’un côté, ils nous donnent des leçons. De l’autre, ce n’est pas moi, que je sache, qui ai lancé le projet gazier Nord Stream 2 qui vous met à la merci du gaz russe… »
Je pense à ce que l’on dit, à Budapest, des liens d’affaires avec Poutine et les hommes du Kremlin.
Et je pense à ce que je vais déclamer moi-même, dans quelques heures, sur une scène de Budapest, au sujet ce Luke Skywalker du monde réel qui aurait franchi le côté obscur de la force ; serait devenu la marionnette de l’Empire oligarque ; et qui, de même que Caligula fit de son cheval un consul, aurait fait de Lörinc Meszaros, son vieux camarade, l’homme le plus riche du pays.
Bizarrement, je suis moins sûr de cela.
J’ai du mal à penser que tout son discours sur la chrétienté conquérante ne serve qu’à dissimuler un opportunisme affairiste.
Et cela m’incite plutôt à croire, finalement, à une forme de sincérité absurde – mais de sincérité tout de même.
Horthy, qu’il admire, était amiral d’un pays sans accès à la mer et régent d’une nation sans roi.
Eh bien Viktor Orban, ce héraut des valeurs chrétiennes démenti tous les jours par le pape ; ce procureur d’une Union européenne vue comme une prison des peuples mais d’où ruissellent, chaque année, des milliards de subventions et d’aides ; ce souverainiste fasciné par Poutine ; cet artisan du renouveau de l’âme hongroise que sa russophilie voue à n’être qu’un pion face aux nouveaux Radetzky qui entendent, depuis Moscou, mettre l’Europe en coupe réglée, cet homme-là est peut-être, toutes proportions gardées, la même sorte d’homme absurde et un nouvel Horthy.
L’entretien touche à sa fin.
Il nous entraîne sur sa terrasse, qui domine le Danube, et invite mon cameraman à nous suivre.
Je repense, une fois encore, au courageux dissident d’il y a trente ans
Et là, tout à coup, comme s’il lisait dans mes pensées, ou comme s’il remarquait, pour la première fois, le badge que je porte et qui est celui de l’université soutenue par George Soros et dont il veut la mort, il me demande si je suis en relations avec lui.
Je réponds que Soros est un ami.
Il me demande, presque timidement, de ses nouvelles.
Et quand je lui pose à mon tour la question de savoir s’il a lui, Viktor Orban, face à la caméra qui le filme, un message à transmettre à son ancien mentor, il me répond – non pas une, mais deux fois : « je lui souhaite une bonne santé et bonne chance. »
Une dernière fois, revient l’élève d’Oxford qui pleurait à chaudes larmes devant la tombe vide de la place des Héros.
Une dernière fois, l’ancien jeune homme qui consacre toute son énergie d’aujourd’hui à écraser son rosebud sur le visage de son bienfaiteur d’alors.
Et je jurerais qu’à cet instant, cet homme qui est l’ennemi de Soros, le mien et celui de tous les démocrates en lutte contre le populisme, cet homme qui a tué le jeune homme en lui et est probablement perdu pour le service de la vérité, est traversé par une vision qui est celle de ce chemin qu’il n’a pas pris et de la vie qu’il n’a pas eue.
Je ne sais pas.
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