C’est un grand avantage que d’être déjà célèbre quand on publie son premier roman. On se précipiterait, par exemple, si, demain, la mère Denis fabulait sur les raisons pour lesquelles, autrefois, la Marquise, sa patronne, entrait dans sa buanderie à 5 heures. La première œuvre de fiction publiée par l’Eliacin prolongé de la nouvelle philosophie – auteur d’essais fameux où je ne suis pas allé voir – a donc toutes chances d’être remarquée. Les fées des médias s’empressent autour du berceau ; l’éditeur les harangue au risque de blesser M. Bernard-Henri Lévy dans sa modestie : « Histoire d’amour ? Roman familial ? Récit d’espionnage ? Thriller ? Fresque métaphysique ? Éducation sentimentale ? Chronique galante et sensuelle ? » On retient son souffle jusqu’à ce que la réponse fuse, superbe : « Le Diable en tête est tout cela à la fois. » Par conséquent, M. Lévy ne serait que Balzac, Dickens, Zola, Green, Flaubert et Buzzati réunis.

Du rock aux Brigades rouges

Ce qui ne se discute pas, c’est qu’il raconte la destinée tragique d’un rejeton de la grande bourgeoisie parisienne né sous l’Occupation. Benjamin, au visage d’archange, aura mené une existence de démon, lorsque, vers la quarantaine, l’écrivain, qui mène l’enquête et rassemble tous les documents à son sujet, le rencontre à Jérusalem. Il est alors devenu une sorte de Carlos traqué par les polices du monde entier. On le sait, derrière chaque adulte, il convient de retrouver l’enfant qu’il fut, pour comprendre Benjamin est le fils d’un industriel collabo, membre de la LVF, exécuté à la Libération, dont le meilleur ami – un résistant – épouse la veuve très pieuse et très belle, qui mourra, encore jeune, d’un cancer. Ses carnets intimes tombent entre les mains de l’orphelin. Sous le choc des révélations, ce gamin intelligent promis à l’Inspection des finances se transforme en rebelle prompt à se jeter dans toutes les aventures. Du rock au réseaux pro-FLN, en attendant le gauchisme, les Brigades rouges, le soutien aux Palestiniens. Don Juan implacable, déniaisé de bonne heure par un mannequin de Dior dans une cabine d’essayage, il laisse grelotter sous sa fenêtre, dans le jardin de l’hôtel particulier de la famille, une femme du monde, dont les larmes coulent sur les revers d’un manteau de vison. Le beau-père – député socialiste rallié au régime – n’augure rien de bon pour la suite, qui sera, en effet, copieuse. Elle défie le résumé.

Afin de discipliner le tourbillon des faits et des personnages, de varier les points de vue, M. Lévy a eu l’excellente idée de proposer, tour à tour, le journal de la mère, l’interrogatoire du père adoptif, les lettres d’une jeune maîtresse, le témoignage d’un diabolique avocat, avant de conclure par la confession du héros. L’armature romanesque est bonne, mais elle n’abrite qu’un vide où erre un troupeau d’ectoplasmes. Car les protagonistes – qu’ils prennent la parole ou qu’ils soient censés écrire – ont tous le même langage : celui d’un intellectuel naïvement persuadé qu’il suffit de nommer, de désigner, de décrire pour que le frémissement se produise et qu’une vérité s’impose. Encore, si la voix unique se signalait par sa singularité ! Mais jamais un bonheur de plume ne vient trancher dans la prose grise qui n’évite pas toujours la niaiserie. Surtout lorsque des femmes, comme ses incroyables sœurs jumelles, s’expriment.

M. Lévy ne s’est refusé aucun luxe d’imagination, et il a eu raison dans le principe. On rougit d’avoir à le rappeler ! L’extraordinaire, le drame et l’indécence sont dans la nature même du roman, et quelquefois aussi dans celle de nos vies. Mais il faut du style pour les faire accepter au lecteur. Une amoureuse qui s’offre peut bien soupirer à l’oreille de son amant : « Casse bien ta petite amande » (p. 441), selon que l’on possède, ou non, la manière pour le dire, ce sera risible ou troublant. M. Lévy ne trouble ni ne convainc, il énumère, ne sachant pas se mettre à la place des autres, premier devoir du créateur. Et, faute d’art, les événements et les actes les plus brûlants apparaissent dans son texte figés comme des restes de bœuf bourguignon, le lendemain, au fond de la marmite. Il a visé trop haut pour les moyens littéraires dont il dispose, qui ne sont pas médiocres et auraient dû l’orienter vers un genre différent. On croit deviner lequel. Benjamin, qui acquiert seulement quelque vraisemblance dans le bref passage où il s’exalte à vanter le « noyautage » des journaux, a été prénommé ainsi en mémoire de Constant, spécimen parfait du carriériste à sang-froid, et cependant, lui, merveilleux écrivain. M. Lévy, qui l’invoque souvent, aurait mieux fait, sans doute, de concentrer ses efforts à remplir 150 pages dactylographiées en double interligne. Pour nous donner son Adolphe, le modèle original et insurpassable, bréviaire d’un certain cynisme, n’étant guère plus épais — on s’en souvient – et s’achevant également par la mort d’une jeune femme et le naufrage d’un beau rêve.


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