MAURICE SZAFRAN : Après le succès de votre précédent roman, Le Diable en tête, nous nous attendions à la publication d’un livre de philosophie. Pas du tout, il s’agit d’une fiction Les Derniers jours de Charles Baudelaire. Pourquoi ce choix, cette envie d’écrire à nouveau un roman ?

BERNARD-HENRI LÉVY : Ces décisions-là, je le crois, se prennent à l’insu de l’auteur. Je ne sais jamais répondre à cette question. De même que je ne sais jamais répondre à la question de savoir quand mes livres ont commencé, quand j’ai décidé de les écrire, dans quelles conditions cette décision a été prise, ce qui m’en a donné l’idée, quels en étaient les balbutiements, etc… Le début d’un livre, c’est toujours mystérieux, ça se perd dans la brume. Je suppose que, comme à l’époque du Diable, il y avait un certain nombre de thèmes qui me travaillaient, qui me préoccupaient et que la forme romanesque, telle que je la conçois, était la mieux à même de les mettre au travail et de les faire opérer. Je m’inscris dans une lignée d’écrivains qui, de Musil à Kundera, considèrent le roman comme autre chose qu’un exercice gratuit. Je crois à la fonction de connaissance du roman. Je crois, très profondément, au roman, comme opérateur de vérité.

Mais pourquoi avoir choisi Baudelaire ? Aurait-il occupé une place importante dans votre parcours, vos évolutions ?

Oui, bien sûr, une place essentielle. La thématique baudelairienne était au cœur de La Barbarie à visage humain ou du Testament de Dieu. Dans pans entiers de L’Idéologie française pourraient être induits par des fragments de Pauvre Belgique. Cette critique de l’intérieur de la religion française et de la francité me semble de part en part baudelairienne. Tout l’antinaturalisme méthodique qui était au cœur du Testament, la référence insistante au monothéisme, l’éloge de l’abstraction, la méfiance à l’égard de toutes les idéologies du concret ou du réel s’inscrivent en droit fil dans le même héritage baudelairien. L’antiprogressisme de principe que j’élaborais dans La Barbarie, la méfiance que j’y nourrissais à l’endroit de tout ce qui pouvait ressembler à un optimisme historique, là encore si je devais pointer la référence littéraire ou philosophique majeure qui puisse en être l’index, c’est Baudelaire. Il n’est pas étonnant que le jour soit venu où de ce dispositif j’ai fait la source d’une fiction.

À la lecture du livre, on découvre une extraordinaire connaissance de Baudelaire…

Je connais bien Baudelaire depuis l’adolescence, évidemment. Mais d’autre part, je ne suis pas rentré dans ce roman sans m’être livré à une enquête détaillée, tant sur le corpus baudelairien que sur l’époque, sur le Bruxelles de ces quelques mois et ainsi de suite. Il y a, c’est vrai, dans ce livre un substrat historique considérable.

Comment avez-vous donc travaillé sur Baudelaire et les derniers jours de son existence ?

J’ai passé des mois à Bruxelles, à la fois dans la ville et dans les bibliothèques. Car vous savez que c’est une des convictions que j’illustre dans ce roman : les livres viennent des livres davantage que du monde, des bibliothèques autant que du réel. Je suis allé traîner à Namur, du côté de l’église Saint-Louis de Namur où Baudelaire a eu sa première crise. J’ai refait un certain nombre d’itinéraires. Toute la déambulation que je décris dans les rues de Bruxelles à partir de la maison des Hugo place des Barricades, je l’ai faite à plusieurs reprises. Je me faisais l’effet de l’inspecteur dans les films policiers de mauvaise qualité, qui refait l’itinéraire supposé du malfaiteur en attendant, l’air pensif, le déclic qui va brusquement lui révéler la vérité. Comme si, de m’imprégner de ces pavés, du spectacle de ces maisons à colombage pouvait être essentiel pour l’écriture du livre. Toute cette imprégnation, toute cette documentation ont été finalement absorbées dans le travail de la fiction et de l’imagination. Il n’en reste pas de trace visible, du moins je l’espère. Mais c’était une étape indispensable.

De nombreux lecteurs seront surpris, et passionnés, par la construction du livre, par ces personnages qui, d’une partie à une autre, se répondent, se complètent pour mieux éclairer la compréhension générale.

Je fais partie des romanciers qui ne s’identifient pas forcément à leur héros. Je m’identifie à l’ensemble de mes personnages. Albert Cohen disait souvent cela. Lorsqu’on lui demandait s’il était Solal, il répondait qu’il était bien sûr Solal, mais qu’il était aussi Ariane dans son bain, qu’il était aussi Mangeclous, qu’il était aussi l’oncle Saltiel… Moi, c’est un peu pareil. Quand j’ai écrit ce roman, j’étais aussi bien Jeanne Duval, Germaine Lepage, le prêtre que l’on vient chercher pour exorciser le Charles Baudelaire démoniaque qui vient d’être admis au couvent des Sœurs Augustines. Je me sens vivre à l’intérieur de chacun des personnages : serait-il secondaire. Par conséquent, il était couru que je pousse cette identification au point de prêter ma voix à des personnages différents. C’est d’ailleurs le propre de tous les romanciers qui prennent le roman au sérieux. On ne peut pas écrire un roman en ne s’identifiant qu’à Madame Bovary. Quand Flaubert dit « Mme Bovary, c’est moi », très bien. Mais il s’identifie aussi à Monsieur Homais.

On a également l’impression que, grâce à cette technique de construction, vous cultivez le goût du malentendu.

C’est vrai. Mes deux romans tournent au fond autour de cette unique question : les malentendus entre les êtres, pourquoi les gens se mentent, pourquoi ils se trompent les uns et les autres, pourquoi les rapports entre les humains n’ont pas la transparence à laquelle ils aspirent, pourquoi tout cela est terriblement opaque. La meilleure façon de faire ressentir cette opacité est de multiplier les récits contradictoires, de croiser les versions différentes d’un même événement et de montrer ainsi la formidable et constante reprise qui sépare les gens. Le roman a la possibilité de multiplier les angles, les points de vue et les tons narratifs. Une biographie parle de la même voix de la première à la dernière page. Un essai parle avec la même monocordie de la première à la dernière ligne. Le roman donne cette fabuleuse ressource de croiser et de varier la distance de l’objectif afin d’obtenir de la vérité supplémentaire. Pour toutes ces raisons, cette technique romanesque me tient à cœur.

Mais à quelle école littéraire se rattache-t-elle ?

En France, il n’y a guère d’exemples. Il y en a en revanche quelques-uns aux États-Unis. C’est ainsi que sont écrits certains romans de Faulkner. C’est ainsi qu’Hemingway a écrit En avoir ou pas. C’est une procédure narrative que l’on trouve chez Joyce.

Le judaïsme était au cœur de votre précédent roman, Le Diable en tête. Ce n’est pas le cas cette fois-ci…

Ce n’est apparemment plus le cas, mais pour moi le judaïsme est aussi présent dans ce livre que dans le précédent. De manière occulte, déguisée, non-dite. Toute la cinquième partie de ce roman, la rencontre entre le narrateur et le héros, l’étrange dictée à laquelle se soumet le narrateur de la part du héros, tout cela est, dans mon esprit en tout cas, d’un judaïsme quasiment orthodoxe. Toutes les thèses défendues là, dans le cadre de ce dialogue entre le narrateur et le héros, sur l’idée de nature, sur l’inspiration, sur l’art, sur la question du mal, sur le rôle et la place du mal dans l’économie du monde, tout ceci me semble dans la ligne exacte de ce que j’ai écrit non seulement dans Le Diable en tête, mais aussi dans le Testament de Dieu. C’est donc un livre juif, mais d’un judaïsme ésotérique. Les traces juives y sont déposées comme des signes de piste. Il appartiendra aux lecteurs de les découvrir. Mais elles y sont.


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