D’abord, les choses. La sainte horreur des choses. Tout un appareillage de masques, cuirasses, ombrelles, objets nomades, toute une bulle à la fois étouffante et suroxygénée, fermée et surexposée, qui fonctionnait comme une serre et le préservait de la grande contamination des choses. Non pas seulement, comme on l’a dit, les virus, les germes, les bactéries. Mais la vie même comme un germe. Le vivant comme une bactérie. La matière, les objets, l’air qu’il respirait dès qu’il s’aventurait hors de son cher Neverland, devenus source d’infection, pestilence, obsession macabre, école du cadavre. Les dandys étaient ainsi. Je veux dire les grands dandys. Les fondateurs de la tradition. Barbey. Beau Brummell. Wilde et son Dorian Gray. Talons rouges pour danse au-dessus d’un monde de miasmes et d’humeurs. Fards et artifices pour échapper au De profundis d’un gouffre définitivement parasité. Sans parler de Baudelaire qui, de son dégoût de la nature et de ses proliférations monstrueuses, avait fait le principe de son esthétique, de son éthique, de sa politique. Michael Jackson était leur héritier. Michael Jackson, avec ses vinyles, ses latex, sa maison mausolée, ses effrois prophylactiques et aussi, bien entendu, ses entrechats de danseur génial assiégé, de tous côtés, par la lumière, était le dernier de ces grands dandys. Ajoutez-y le soin morbide qu’il portait, semble-t-il, à son corps. L’affaire du caisson à oxygène où il se préparait, inlassablement, pour on ne sait quelle toilette funéraire. Il n’est pas mort d’une overdose de médicaments – mais d’avoir voulu, non seulement inventer, mais s’inoculer un vaccin contre la vie.

Les autres, ensuite. Vraiment les autres. Non plus les choses, mais les humains. Leur contact. Leur proximité maligne et répugnante. La présence même d’autrui, son odeur, son regard immédiatement scrutateur et dont seul le protégeait le verre fumé de ses lunettes – tout cela vécu comme une offense, une menace, la cause de toutes les violences, leur source. L’enfer ? Oui, l’enfer. Un Jackson sartrien, cette fois. Ou, ce qui revient au même, cathare. Un Jackson dont un autre paradoxe tient en ceci : au moment où il écrit We Are the World, au moment où, en d’autres termes, il popularise ce qu’il faut bien nommer l’humanitaire contemporain, il voit l’humanité comme un fiasco, les hommes comme des plaies et leur société comme un mal nécessaire, un compromis obligé, un accommodement dégradant auquel un artiste ne peut consentir qu’à regret. Cette réincarnation de Peter Pan pensait sincèrement, par exemple, qu’on faisait des enfants sans se toucher. Cet adulte inachevé nourrit le rêve fou – et, d’une certaine manière, il l’exauça – de concevoir ses propres fils sans contact, presque sans mère. Ce misanthrope, ce mutant, fut l’un des derniers humains modernes à croire – et à vivre – les antiques théorèmes de l’inconvénient d’être né. Génération, corruption… Désir sans concupiscence… Ce qui, soit dit en passant, rend pour le moins absurdes les procès en sorcellerie instruits contre lui dans les dix dernières années de sa vie et qui lui furent comme une persécution sans fin. Michael Jackson ne voulait pas être un enfant mais un saint. Ou un ange. Et les anges, comme on sait, n’ont pas de sexe. Ou n’en ont que dans l’imagination des pervers qui leur prêtent leurs propres fantasmes.

Et puis, enfin, soi. Son propre corps, son visage, vus comme des menaces plus grandes encore, les lieux de tous les dangers, l’ennemi intime mais sans merci qu’on n’aura pas assez de sa vie pour anéantir ou dompter. Là encore on passe à côté de la singulière aventure de Michael Jackson, on se méprend sur la folle métamorphose qu’il imprima à son visage, on ne comprend rien à ces opérations de chirurgie à répétition qu’il s’infligea sa vie durant, si on les réduit à une affaire de pigmentologie – race, antirace, haine de soi, mal-être, mal dans sa peau, patati, patata. Regardez ses photos. Voyez cet épiderme de plus en plus blanc, en effet, mais comme passé à la chaux vive. Observez ce nez réduit à presque rien, ces lèvres mangées de l’intérieur, ces pommettes amincies comme celles d’un masque jivaro ou d’une tête de Giacometti. Scrutez ces traits amenuisés, cette peau de chagrin, ces yeux qui semblent ne tenir que comme une bague au doigt d’un squelette. Considérez cette réduction – un philosophe dirait cette épochè – d’un visage ramené à sa plus simple inexpression et devenu son propre sosie. N’est-il pas, le visage, la signature même de l’humain ? Sa vérité ? La façon dont il s’expose et s’exprime ? Le signe de la singularité de chacun, de son unicité sans prix ? Eh oui. C’est toujours cela, un visage. Et c’est bien pourquoi cette troisième étape, cette façon de torturer, mortifier, profaner et, à la fin des fins, effacer son propre visage doit se lire comme l’ultime station d’un long et terrible calvaire. Car, parvenu à ce stade, quand on a pris son parti d’échapper au règne des choses, puis de sortir du rang des humains, puis de devenir un humain sans visage, on n’a plus trop le choix. Ou bien on réinvente l’humain, on devient réellement transhumain, on réussit l’opération OGM (organisme génétiquement modifié). Ou on meurt.


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