Autant l’écrire d’emblée : Qui a tué Daniel Pearl ? est un livre passionnant qui nous transporte au cœur d’une région du monde qui a commencé à écrire les chapitres essentiels de l’histoire du XXIe siècle. Bernard-Henri Lévy a cherché à reconstituer les circonstances et les raisons de la mort du journaliste Daniel Pearl, décapité le 31 janvier 2002 à Karachi par des fous de Dieu. Crime abject, au mobile évident : Pearl était journaliste, américain, et il ne cachait pas son judaïsme. Et pourtant, cette funeste trinité pour l’islamisme radical ne suffit pas à tout expliquer.

Qui a tué Daniel Pearl ? Trois « guerriers » yéménites sous les ordres du cerveau, Omar Sheikh. Bernard-Henri Lévy a cherché la vérité au cours d’une enquête d’un an qui l’a mené à Karachi, Kandahar, Londres, New Delhi, Washington, la Californie… Il a écrit ce qu’il nomme un « romanquête », que l’on peut traduire par roman enquête ou roman quête. Passons sur la définition. Il y a, c’est vrai, du roman dans les interstices, comme un liant entre les faits, les rencontres, les événements. La manière dont l’auteur s’introduit dans la peau des personnages, des deux principaux notamment : la victime et le bourreau ; la manière dont il écrit l’environnement des acteurs de la tragédie (la visite à la madrasa de Binori Town, la grande mosquée des talibans, des rues de Karachi, le quartier des drogués…) ; la manière dont il transforme des personnages secondaires en acteurs principaux au fil de l’itinéraire.

Mais si Bernard-Henri Lévy laisse l’imaginaire prendre la place du fait constaté, c’est autant un travail d’écrivain que celui, d’interprétation, que ne se refuse pas le journaliste. L’auteur revendique cependant dans une œuvre écrivain : « Ne rien céder à l’imaginaire tant que le réel est là et que l’enquête, au moins en droit, serait en mesure de le retrouver ; tout lui accorder, en revanche, là où le réel se dérobe et que, par force, on ne sait rien. »

Du « romanquête », l’enquête se détache nettement. Le « contrat sur la tête de Daniel Pearl, pour le ressusciter », oblige l’auteur à partager ses moments d’intimité, la rencontre obligée et émouvante avec les parents de Pearl, avec Mariane, se femme, enceinte au moment du crime. Le contrat oblige à cerner la personnalité de l’instigateur du crime, cet Omar Sheikh, Pakistanais de Londres, milieu aisé, études brillantes à la London School, qui a viré sa cuti lors du conflit bosniaque. Le parcours n’est pas facile.

Faut-il, comme averti Mariane, se garder de lui faire cet inestimable cadeau de mise en vedette, de la gloire du barbare dont il rêve ? Pourquoi s’intéresser à l’âme d’Omar ? Trop entrer dans sa folie, ou pire, dans sa logique ? Bernard-Henri Lévy fait d’Omar tout de même « le second personnage » du livre. J’avoue, écrit-il, « qu’aucun ne m’impressionne comme cet homme étrange, apparemment policé et doux, raffiné et subtil […]. » Et l’auteur va partir dans « la tête du Diable », afin de mieux dérouler le fil des événements.

Pearl était, c’est sûr, en train de reconstituer les réseaux qui l’auraient mené, s’il avait vécu, jusqu’au secret du noyau islamiste radical pakistanais : la bombe nucléaire d’Al-Qaïda. Sur les traces de Pearl, Bernard-Henri Lévy découvre qu’Omar Sheikh est l’une des chevilles ouvrières de l’organisation terroristes, à la fois financier et informaticien, et qu’il est protégé par l’ISI, les redoutables services secrets du Pakistan.

La conclusion coule de source : le Pakistan, pseudo allié des États-Unis, joue un double jeu, dont nous sommes encore loin d’avoir subi toutes les conséquences. « En entrant dans cet univers glauque de savants fous et de fous d’Allah, en mettant le pied dans cette nuit où services secrets et secrets nucléaires échangent et partagent leurs zones d’ombre, en travaillant sur cette matière hautement sensible et explosive, était-il en train d’enfreindre l’autre grand interdit qui pèse sur cette région du monde ? Je le fais, moi, en tout cas […]. J’affirme que le Pakistan est le plus voyou des États voyous d’aujourd’hui. J’affirme qu’est en train de se former là, entre Islamabad et Karachi, un véritable trou noir en comparaison duquel le Bagdad de Saddam Hussein était un dépotoir d’armes périmées. Il flotte dans ces villes une odeur d’apocalypse ; et c’est, j’en suis convaincu, ce que Danny avait senti. »

Bernard-Henri Lévy acquiert donc la conviction que la mort de Pearl fut « une mort de journaliste », non sans avoir été ému par la fierté de l’Américain de ne rien cacher du fait qu’il était juif. Bernard-Henri Lévy n’enjolive rien, pas même les responsabilités occidentales dans la naissance du terrorisme islamiste. Il n’élude pas non plus l’école bosniaque du fondamentalisme. Et il réitère l’avertissement contre les méfaits de l’antisémitisme moderne. Car, dit-il, « Pearl est aussi mort de cela ».


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