Mais qu’a-t-il donc de si particulier, ce fameux plan Beilin-Rabbo, signé à Genève ? Et d’où vient que nous ayons été si nombreux, ce lundi, à nous rendre dans la cité helvétique pour voir naître, sceptiques et fervents, cette nouvelle lueur d’espoir ?

1. Il prouve qu’il reste encore, dans l’une comme dans l’autre société, des hommes et des femmes qui, malgré tout, malgré les mensonges et la guerre, malgré les morts, malgré le deuil, continuent de militer pour une solution de compromis et sont prêts, pour cela, à céder sur une part de leur rêve : à tous ceux qui avaient perdu espoir depuis trois ans, au camp de la paix israélien qui, après Taba, avait vu la partie palestinienne répondre par les pierres, puis la guerre, à l’offre de paix d’Ehoud Barak, il prouve qu’il y a encore, toujours, un partenaire.

2. Il reprend l’affaire, justement, au point où Barak l’avait laissée ; c’est le même plan, exactement, sauf qu’il réaffronte les deux questions (Jérusalem d’un côté, le « droit au retour » de l’autre) sur lesquelles, du temps de Barak et Clinton, on avait finalement achoppé ; il obtient des Israéliens que le mont du Temple devienne esplanade des Mosquées ; il arrache aux Palestiniens la renonciation à un droit au retour dont le texte stipule que, exception faite de ceux des « réfugiés » qu’Israël, en toute souveraineté, déciderait ou non d’accueillir, il s’exercera dans le cadre de l’Etat palestinien à créer ; en apportant, oui, une réponse courageuse et claire à ces deux questions, il réussit là où Camp David, puis Taba, avaient échoué.

3. Il énonce des intentions, bien entendu ; il réaffirme les mêmes grands principes essentiels sans lesquels il n’y aurait ni Etat palestinien viable ni Israël dans des frontières légitimes et sûres ; mais il descend dans le détail ; il trace, village après village, presque olivier par olivier, la ligne du partage ; ce plan, autrement dit, n’est pas un plan de rêveurs ; ce n’est pas cette utopie que dénoncent déjà les jusqu’au-boutistes des deux camps ; c’est un plan concret ; c’est un plan précis, empirique, qui distingue, par exemple, entre les implantations qui seront démantelées et celles qui, contiguës à Jérusalem et à la Ligne verte, devront être conservées en échange d’une portion égale de territoire ; c’est une leçon de pragmatisme donnée aux politiques par les deux sociétés civiles.

4. Parce qu’il n’esquive donc nul écueil, parce qu’il ne laisse rien pour demain et après-demain, parce que, d’aucune question, il ne dit : « c’est trop chaud, trop compliqué, nous verrons bien à la toute fin », parce qu’il rompt avec l’idée même d’« étapes » et de « processus » qui était au centre de l’esprit d’Oslo, parce qu’il se présente comme un bloc, à prendre ou à laisser, ce plan vient réduire, autant que faire se peut, l’espace concédé à la ruse, au double langage, à la manœuvre ; à personne, il ne permet de dire : « oui, d’accord, je signe, j’entre dans le processus, mais je sais bien, moi, que j’en sortirai à l’étape x, que je m’échapperai à l’étape y » ; c’est un plan anti-échappatoires ; c’est un plan anti-arrière-pensées ; c’est un nouveau concept de plan qui, s’il était appliqué, aurait littéralement pour effet de déminer les bombes à retardement semées jusqu’à présent sur le chemin de la paix.

5. Pour toutes ces raisons, parce que tout est sur la table et que rien n’est passé sous silence, parce qu’il prend les partenaires tels qu’ils sont et non tels que l’on voudrait qu’ils soient, parce qu’il ne présuppose nullement, par exemple, l’amour des peuples les uns pour les autres ou la démocratie en Palestine, parce qu’il ne pose plus en préalable cette fraternité venue du fond des âmes dont rêvait, encore, Oslo, bref, parce qu’il dit : « signons, l’amour suivra », et : « vive la paix sèche, sans idylle », ce plan n’est plus ni un pari, ni un saut dans le vide ou l’inconnu – c’est le premier de tous les plans élaborés depuis trente-six ans dont les amis d’Israël, tous ceux qui, comme moi, savent qu’Israël n’a pas droit à l’erreur et reste trop fragile pour se permettre une aventure, n’ont plus de vraie raison de dire : « oui, d’accord, nous signons – mais après ? »

Alors on peut, bien sûr, refuser de signer. On peut, quand on est palestinien, continuer de vouloir noyer Israël sous un flot de réfugiés. On peut, si l’on est israélien, juger que des pierres saintes valent que l’on continue – jusqu’à quand ? – de verser le sang. Mais, alors, les choses sont claires et c’est même le dernier mérite de ce plan que d’obliger chacun à se déterminer et se découvrir : qui veut la paix, qui ne la veut pas ? qui prétend la vouloir mais ne la veut, en réalité, qu’en paroles ? qui la veut en paroles mais, quand vient le moment de s’asseoir autour de la table et de nous en dire un peu plus, avoue qu’il n’en sait rien et n’a pas de plan du tout ? Opération vérité. Un plan comme un révélateur, un détecteur d’hypocrisie, un analyseur sauvage. Il n’est pas parfait, ce plan. Et nul doute que des négociateurs dûment mandatés auraient à en affiner telle ou telle disposition. Mais au moins a-t-il le mérite de mettre chacun au pied du mur.

En ce sens, oui, il y aura un avant et un après Genève.


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