Et si, en triomphant dans la forme d’une plate et incolore « idéologie des droits de l’homme », la cause du Droit comme tel, c’est-à-dire de la liberté, avait subrepticement — et paradoxalement — régressé ? C’est la question de fond dont j’essayais là, en bref, de poser les termes.

Oui, bien sûr, nous avons gagné. Cette cause des droits de l’homme que nous sommes quelques-uns à avoir âprement, désespérément défendue parfois, est en train, peu à peu, de devenir un lieu commun. Tous ces slogans, toutes ces formules que nous clamions, hier encore, dans le désert, les voilà qui, partout, et jusqu’au sommet de l’Etat, se mettent à faire école. De la gauche à la droite, de l’extrême droite à l’extrême gauche, c’est à qui portera au plus haut le péan, le leitmotiv, et ce sésame nouveau aux portes de la planète. Et moi, pourtant, dans tout cela, face à cette unanimité radieuse et presque trop belle pour être vraie, j’avoue à ma grande honte que je ne me sens pas très bien…

Pourquoi ? Il y a l’univers si particulier, d’abord, où nous entraîne, quand on s’y tient, le souci des droits de l’homme. Ses vastes nappes de malheur, sans arêtes ni reliefs, où rien, entre l’horreur et les tragédies en tout genre, ne permet de trier, de distinguer, de hiérarchiser. Ce principe d’équivalence, d’indifférence des oppressions dont j’ai assez dit, ailleurs, la fabuleuse puissance éthique mais qui, ici, et converti en politique, ne fournit plus le moindre critère de choix et donc d’action déterminée. Et cette première évidence alors : les droits de l’homme, quoi qu’on en dise, ne sont pas une panacée ; ils sont loin, très loin, de suffire à s’orienter dans le cours du monde ; et on ne fondera sur leur terrain ni politique, ni stratégie, ni même tactique concrètes.

Précisons. Ce qui leur manque surtout, au fond, c’est l’intelligence de la stratégie adverse, par où se déploient subrepticement les forces dévolues au Mal. Ce qu’ils manquent, ce qu’ils manqueront toujours, en leur innocent entêtement à égaliser les forces en question, c’est le vertigineux mystère qui fait que, en un état donné du monde, c’est par ce mal-ci, et non par ce mal-là, que choisissent de procéder les insondables voies du Malin. Ce qui, sur la base de leurs principes, est nécessairement, structurellement, inconcevable c’est l’idée que, en 1942 par exemple, sur une planète ravagée, dévastée, et partout mise en péril, il y avait un point et un seul pourtant qui, aux abords d’Auschwitz et de Buchenwald, méritait de figurer l’épicentre du moment. Ou que, quarante ans plus tard encore, à l’heure où nul ne saurait dire sans impudence qui, du peuple polonais ou salvadorien, a poussé plus loin le voyage au bout de sa nuit, c’est en Pologne néanmoins et non au Salvador que la vraie grande guerre métaphysique du siècle est en train de se déchaîner.

Mieux, et dans l’ordre théorique cette fois, il est difficile d’entendre sans réagir ces comparaisons sempiternelles, justement, entre Pologne et Salvador. De ne pas trouver pour le moins légère cette assimilation entre un régime qui, battu en brèche, grâce au ciel, par une guerre de guérilla, a toutes les chances de dépérir et un autre qui, marqué au sceau d’une étrange et indéchiffrable fatalité, est vécu par ses victimes comme probablement irréversible. De ne pas se demander plus généralement si, par un de ces retournements dont l’histoire des idées est familière, la fameuse équation de Brejnev et de Pinochet, si efficace naguère pour illustrer les traits communs du fascisme brejnévien, ne le serait pas plutôt maintenant pour occulter son visage et sa spécificité. Et si le discours des droits de l’homme, à ce point, ne serait pas en train de devenir une sorte d’asile d’ignorance, de nuit où toutes les vaches sont grises et où se brouillent doucement les pistes qui permettent de se repérer dans le maquis totalitaire.

D’autant — et c’est plus grave peut-être encore — que le jeu de la confusion joue en un autre sens encore. C’est un murmure, insistant, de plus en plus hardi, et qui nous souffle qu’à tout prendre, et violations pour violations, rien ne permet de distinguer entre les degrés de gravité. C’est une pente, incroyablement douce et facile, qui fait que, peu à peu, fidèles au fier principe de lutter « équitablement » contre toutes les figures de la misère, nous en venons à mettre sur le même pied la misère de Manhattan et celle de la Kolyma. Il y a là une mécanique, un inexorable enchaînement par quoi, sous l’autorité des droits de l’homme toujours, on en vient à se figurer la longue, la patiente chaîne de sens qui, sans heurt ni chaos, conduirait à la barbarie. Et le résultat, au bout du compte, c’est qu’entre la barbarie et son contraire, il n’y a plus, nous dit-on, de vraie différence de nature.

De Weimar à Hitler, pas de différence de nature ? Du Front populaire à Pétain, un pas, un simple pas sur la même échelle de l’horreur ? Et rien, vraiment, dans le fascisme, que l’aboutissement de la procession ? Ce type de raisonnement n’est pas tout à fait inconnu. C’était celui des marxistes quand ils ne voyaient jadis, entre fascisme et démocratie, qu’une différence de degré. C’est le bon vieux refrain stalinien sur les fruits totalitaires de la décadence bourgeoise. Ils ne sont peut-être pas si étonnants, alors, tous ces ralliements récents dont je m’inquiétais en commençant. Je ne suis plus sûr du tout qu’il faille, pour les expliquer, invoquer une obscure tartuferie politique. Car voici ce qui, sous nos yeux, est sans doute en train de se mettre en place : une vulgate des droits de l’homme qui, inversant le chemin marxiste, et devenue elle-même comme un marxisme retourné, pourrait bien être le dernier, le plus sûr, le meilleur des moyens de méconnaissance des barbaries contemporaines.

*

Et d’ailleurs, écoutez la vulgate nouvelle ! Entendez comme, un peu partout, on somme les bourreaux de respecter les droits, d’appliquer leur loi, et de faire que les choses, ainsi, puissent enfin rentrer dans l’ordre ! Car ce qui me frappe le plus dans ce grand tohu-bohu, c’est que tout le monde semble miser, au fond, sur l’hypothèse optimiste d’une bonne et sainte Russie. C’est qu’ils ont tous l’air d’accord pour croire qu’il lui suffira d’une petite cure de droits de l’homme pour remonter la pente fatale où elle a chuté. C’est qu’il ne se trouve personne ou presque pour imaginer qu’il puisse y avoir, dans cette affaire, dans la genèse et la structure fascistes, autre chose que ces vagues histoires de manque, de défaut, de déficit. C’est, autrement dit, que poser le problème en termes de « droits de l’homme » cela sert à éviter de se demander s’il n’y aurait pas, à l’intérieur de la société, au cœur de son lien social, un obscur foyer de nuit qui l’irradierait de part en part.

Disons les choses autrement. Ce qui me frappe, c’est que, en se polarisant ainsi sur la seule violation des droits, on omet de se poser l’autre question, décisive pourtant, et qui serait de savoir ce qu’il y a de fasciste dans le fascisme, au-delà du fascisme ordinaire ; ce qui resterait totalitaire dans le totalitarisme, lors même qu’il oublierait tout de sa culture d’antan ; s’il en resterait même quelque chose plutôt que rien, dans l’hypothèse où ses dirigeants, soudain pris de folie, choisiraient d’ouvrir les prisons, de fermer les camps de concentration, et de déclarer la paix au peuple ; bref, si une Union soviétique est concevable qui, sans cesser d’être ce qu’elle est, ne serait plus pour autant cette terre de deuil et d’épouvante qu’elle est depuis soixante ans… Cette question, je le répète, personne ou presque ne la pose. Le seul à s’y être risqué s’appelle Alexandre Zinoviev. Et c’est à cela qu’il doit, je crois, d’être l’un des très rares modernes à avoir approché de si près le bord même de l’abîme.

Car on connaît sa réponse. Elle tient en un ou deux livres, terriblement sombres et las, qui dépeignent une société d’esclaves heureux et libres dans leurs chaînes. Elle nous dit un monde d’ordre, de paix et de lumière qui ne connaît plus, en fait de martyrs, que des zombis « bien habillés, volontiers civilisés, qui touchent un salaire et des congés payés ». Elle nous explique que les droits de l’homme, pour l’essentiel, sont respectés en URSS et qu’il n’y aurait pas même d’inconvénient réel à y laisser croître des partis. Elle confirme, elle vérifie même la folle hypothèse du coup de folie des dirigeants en montrant, de Staline à Khrouchtchev, de Khrouchtchev à Brejnev, et de Brejnev maintenant à la « société ivanienne », l’indubitable et constant progrès des despotes dans l’ordre des bonnes manières. Et Zinoviev, alors, en vient à l’essentiel : ce qui reste quand il ne reste rien ; ce reste de fascisme qu’est proprement le fascisme ; ce presque rien, en fait, où repose toute la machinerie ; et qui tient tout entier, dit-il, en une répression furieuse, sans rime ni raison, contre une poignée de dissidents qu’il appelle les « Indépendants ».

Et pourtant ! Ces « Indépendants », précise-t-il, sont tout sauf des « opposants ». C’est une couche « insignifiante » par rapport « à la masse de la population ». Ils ne représentent aucune espèce de groupe, de classe, de contre-société que l’on viserait en eux. Ils sont si singuliers, si profondément atypiques, qu’on ne saurait même pas dire, en bonne rigueur, que le coup qui les frappe atteigne, à travers eux, je ne sais quelle essence, espèce ou genre humains. Un peu comme ces artistes dont Mallarmé disait déjà qu’« on ne sait trop à leur éloge comment les désigner, gratuits, étrangers, peut-être vains », ils ne sont rien, littéralement, que des « êtres à côté » institués en une sorte d’absolue « minorité ». Et si je dis que la répression qui les gagne n’a « ni rime ni raison », c’est pour mieux souligner son caractère délirant, irrationnel, irréductible à toute espèce de calcul ou d’entendement politique : et l’extraordinaire figure, qui apparaît là, d’un totalitarisme dont tout le travail est de fixer ainsi sur les plus rares, les plus précaires, les plus improbables singularités, tout le faix de sa pression.

Cette logique n’est pas très loin, on y aura peut-être songé, de celle qu’évoque Soljenitsyne quand il parle de ses « hommes en trop ». On la retrouve, concrètement, dans l’univers kafkaïen qui entoure aujourd’hui un Andreï Sakharov, le plus seul des hommes seuls, ce bouc émissaire absolu, exilé de toute demeure et de tout compagnonnage et qui est en train de devenir, en tous les sens du terme, comme le vivant négatif de l’URSS tout entière. C’est elle aussi qui est à l’œuvre, au fond des geôles cubaines, dans le cas d’Armando Valladares, le poète maudit, inexplicablement reclus, dont aucune raison au monde ne permettrait d’expliquer sans cela qu’il puisse fixer de la sorte, sur son propre corps torturé, toute la violence despotique ambiante. C’est elle enfin, c’est elle toujours, que l’on retrouve chaque fois que, d’un bout du monde à l’autre, un homme se trouve être l’objet de la Grande Fixation paranoïaque et que, cristallisant sur son nom toute l’horreur diffuse, il devient comme un vivant, un monstrueux lapsus où s’éventent, d’un seul coup, les plus noirs secrets communautaires.

On est loin, à ce stade, de la vulgate des droits de l’homme telle que, partout alentour, l’air du temps la ressasse. On est tout près, en revanche, d’un horizon plus ancien dont des théologiens comme Occam, Duns Scot et quelques autres dirent autrefois le chiffre. Les temps ne seraient-ils pas venus de s’efforcer à repenser ces « droits » dans cet « horizon » justement ? et l’homme, alors, dans l’ordre théologique qui fut et demeure, en vérité, le sien ?


Autres contenus sur ces thèmes