Il faut du courage pour se lancer en France dans un livre sur la religion. Chez nous, l’athéisme tranquille est le culte le plus répandu. Nous sommes une nation voltairienne, le feu divin ne grésille plus depuis longtemps. Restent évidemment des cendres sentimentales, de la musique sacrée, des fugues de Bach, des madones de Raphaël, des fresques, des chapelles et des cathédrales. Mais la foi, elle, voltige comme une poussière un peu magique, un souffle de vent glacial ou tendre mais assoupi, une ombre légère. Ailleurs, cela dit, le reste du monde laisse entendre que certains hommes ne peuvent se passer de Dieu. Et c’est vrai que la Bible reste le plus grand livre de l’humanité. Il n’est pas d’écrivain français majeur qui n’y soit allé et retourné. A côté d’elle, aurait dit Céline, tout est guimauve. D’où le nouveau texte de Bernard-Henri Lévy.
Son projet : expliquer que le judaïsme n’est pas un communautarisme mais un universalisme fondé sur un livre, la Torah, qui ne creuse pas une identité mais, au contraire, ne cesse de la renouveler selon les époques, les lieux et les circonstances. Plus qu’une foi, c’est une morale. L’essentiel n’est pas de croire en Dieu mais d’étudier sa parole, de la discuter et de l’interpréter pour en faire une éthique et en déduire une conduite. Et cela depuis le premier jour, puisque le texte originel, transmis par Moïse, ne s’adressait pas au peuple juif seul mais aux 70 nations du monde. En accumulant siècle après siècle les commentaires sur la Torah, les talmudistes se sont dressés comme un vaccin face aux fondamentalistes chrétiens ou musulmans qui s’en tiennent aux textes initiaux et ne songent jamais à changer d’aube ou de burnous.
L’esprit du judaïsme, ce sont des livres qui ont fait traverser les temps et les civilisations à ce petit peuple sans terre, sans Etat, sans monuments et sans sanctuaires. Bernard-Henri Lévy n’a pas soudain trouvé son chemin de Damas. Il y a longtemps que ces questions le tourmentent. En 1979, dans Le testament de Dieu, il en avait déjà appelé au Dieu éternel pour affronter les idoles du XXe siècle comme l’Etat, la Nature ou le Parti. Il opposait le Dieu né de la pensée simplement humaine de paysans arabiques au socialisme, au libéralisme, au marxisme et autres fruits raffinés de la pensée bourgeoise européenne. Ecrit à Jérusalem, le testament divin avait selon lui été trahi par Athènes. Au passage, il traitait les uns et les autres de salauds – une petite manie sartrienne qui ne lui a pas tout à fait passé et dont certains souffrent encore dans ce livre.
BHL propose une leçon de civilisation pour les Juifs français qui ignorent leur archéologie culturelle.
Car BHL restera toujours BHL. La preuve : comme dans tous ses ouvrages, c’est aussi son portrait intellectuel qu’il dessine. Cela non plus ne date pas d’hier. Dans Les derniers jours de Charles Baudelaire, il faisait du poète maudit un Parisien avide de reconnaissance littéraire et prêt à mille politesses pour faire sa niche dans le Parnasse mondain. Tout juste si Baudelaire ne portait pas sans arrêt des chemises blanches ouvertes jusqu’au nombril. Le roman se lisait d’une traite mais décrivait autant son auteur que son modèle. De même, aujourd’hui, s’il parle du judaïsme millénaire, il s’attarde sans fin sur son époque préférée, la sienne. Tant mieux d’ailleurs car, Nahmanide, Maïmonide, Rabbi Haïm de Volozine, Nahman de Broslav qui alourdissent un peu nos paupières parisiennes plus amoureuses de madame de Sévigné et de Coco Chanel que du Maharal de Prague, qui passe de-ci de-là dans le raisonnement.
C’est la première fois dans ma vie de lecteur que le ténébreux Spinoza me ramène, soulagé, en terrain de connaissance. Je vous rassure : BHL ne s’apesantit pas sur la kabbale et la tradition ésotérique juive qui fait de la Bible un document chifré où les récits servent de voile à la pensée et révèlent entre les mots les vraies structures du monde. Il reste un des nôtres et un vrai auteur Grasset : comme ces mystères le dépassent, il se borne à les effleurer. Ouf ! En revanche, il évoque l’antisémitisme français contemporain, rappelle ses formes anciennes, décrit son nouveau visage déguisé en antisionisme, pointe l’indiférence de fer des « pro-palestiniens » pour les Palestiniens de chair et d’os, parle d’Auschwitz, des autres génocides du XXe siècle et de leur course respective à la couronne du malheur, observe les intellectuels juifs toujours au premier rang des mobilisations humanitaires…
C’est vif, clair, bien tourné et rassurant : loin de résumer l’islam à ses dérives intégristes, il en appelle à l’islam tolérant et pacifique des Lumières – et, en fait, de l’immense majorité des musulmans, en tout cas français. Juchés sur les épaules l’un de l’autre, le Front national et le salafisme ne nous feront pas grand mal. Mais enfin on reste là en terrain connu : il nous l’avait déjà dit. Heureusement, il y a aussi les pages sur Normale sup et sa fontaine, le bassin aux Ernest, dont il fait un lieu aussi important dans l’histoire du monde que le Sénat romain, la villa de Wannsee ou le palais de Livadia à Yalta, celui où les intellectuels français ont délaissé Mao pour Moïse ou le communisme pour le khomeynisme. C’est personnel et pittoresque. Tout comme sa vision hallucinée du rôle des Juifs dans l’histoire de France quand il déterre un certain Rachi, talmudiste de Troyes, en Champagne, dont les commentaires de la Torah, écrits vers l’an 1000, sont parsemés de termes techniques régionaux employés au haut Moyen Age par des vignerons, des tisserands, des banquiers… Ce qui, à l’entendre, en ferait quasiment le père de la langue française !
Les puissantes Thèbes, Babylone ou Rome ont disparu, tandis que La petite Jérusalem brille de tous ses feux.
Beaucoup plus convaincant, il revient aussi sur son activisme depuis quarante ans, de Varsovie à Kiev, de Sarajevo au Darfour… Il trouve dans le judaïsme et dans le Livre de Jonas une raison à cet engagement toujours sur le qui-vive : comme le prophète était allé à Ninive, il faut aller là où le mal agit. Et alors, on ne doit pas se poser mille questions avant d’agir, ni songer aux conséquences éventuellement malheureuses d’un geste d’humanité. Là, « Bernard-Henri Libye » a beau jeu de citer la Syrie comme contre-exemple de la chute de Kadhafi : le tyran Assad est toujours là, le sang coule à flots et la marée des réfugiés ne cesse de gonfler. C’est tout le charme du livre : passer et repasser de la pensée profonde à l’écume de l’actualité.
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