Et si la guerre de Bosnie avait servi à Bernard-Henri Lévy à savoir, enfin, qui il est ? Le Lys et la cendre se présente comme « le journal d’un écrivain », une revendication de l’espèce pour qui le monde ne serait fait, après tout, que pour aboutir à un objet littéraire… Fallait-il moins de quatre de vie, de voyages, de démarches, de manipulations de soi-même et des autres, d’occupation médiatique incessante en faveur d’un pays qui, dit-il, « n’était pas mon genre », pour provoquer le bouleversement intérieur de celui qui, parti en « mercenaire intellectuel », avoue ne plus avoir assez de temps pour prendre la mesure d’un certain « deuil » ?
Si le pays n’était pas son genre, le « journal » paraît bien celui qui convient. Le plaidoyer pour la Bosnie, qu’on aurait pu attendre d’un prophète toujours indigné, se dissout dans l’impression des jours, l’éloquence tendue cède la place au coup d’œil, simple, hâtif ou composé, qui marque ici, de façon inhabituelle, le style de Bernard-Henri Lévy. On dirait qu’il rompt d’ostensibles amarres, jette ses références par-dessus bord, trouve une autre langue pour se retrouver lui-même. Cet écrivain si surveillé, voire dissimulé, qui tenait que la littérature naît de la littérature, on dirait qu’il invente la sienne pour nous dire, au moindre fard, quel homme se bat en lui.
Ce livre pourrait emprunter à Marc Bloch le titre de son Étrange défaite. Tous les épisodes de la guerre tragique de Bosnie et de la guerre picrocholine de l’intelligentsia parisienne, qui font l’objet de reportages croisés, où les scènes comiques ne manquent pourtant pas, soutiennent jusqu’au bout une vision de fin du monde civilisé. Non que l’évidence récente des charniers de Srebrenica, l’apparente impunité des criminels de guerres serbes, ni l’existence problématique de la « petite Bosnie » issue des accords de Dayton donnent tort à l’auteur. Mais il n’y a sous la plume de l’intellectuel engagé aucun pari de renaissance. Très vite (juin 1992), il note qu’« il y a quelque chose, dans l’allure de cette nouvelle guerre, qui en fait l’esquisse d’un désastre définitif ».
Moteur tragique de l’entreprise de BHL : quoi de mieux que d’en chercher l’étincelle ? Passé la farce du « sautons sur Dubrovnik ! », elle jaillit d’un concept que lui livre un autre écrivain, Claudio Magris, à savoir que cette Bosnie-Herzégovine, dont Lévy ne sait rien, concentre ce qu’il y eut de meilleur dans les empires ottoman et austro-hongrois : « Une nation sans nationalisme. » D’un coup, le philosophe tient sa guerre et sa cause : il a identifié l’ennemi. Il distingue aussitôt ce qui fait la différence entre un obscur conflit balkanique et cet « événement essentiel » qu’un intellectuel, même s’il se trompe, a toujours su repérer parmi les scènes de l’histoire. Les Bosniaques, devenus instrument de cette histoire, condamnent BHL à les suivre dans leur « message cosmopolite », selon ses moyens et sa fonction.
Histoire d’amour
La vérité, c’est que l’engagement par les hommes tournera à l’histoire d’amour, que parmi toutes les bonnes ou moins bonnes raisons qu’il aura « d’aller là-bas », et dont l’impitoyable analyse fait assurément la part la plus émouvante de cette confession fragmentée, aucune ne dissipera chez lui la fascination puis la nostalgie de la Bosnie, enfermée dans une juste guerre. Sarajevo grandit comme la fiction d’une ville, que ses ennemis haineux comparent à Sodome et Gomorrhe, mais dont le siège est identifié par Izetbegovic au « ghetto de Varsovie », la seule image qui parviendra à émouvoir Mitterrand.
Le siège lui-même devient un « piège » : pour les combattants, pour l’opinion internationale qui a vite fait de le classer comme « fatalité géo-politique », pour les intellectuels aussi, qui découvrent la Bosnie au moment où elle meurt. Il y avait donc chez eux une « innocence de principe ». Soit. Mais beaucoup moins grave que la méconnaissance de fait, à peine croyable, des politiciens occidentaux de tout poil. Ici s’engage le dialogue de sourds entre les deux fonctions, l’intellectuelle et la politique, dans le fil d’une relation perverse dont Lévy ne semble pas encore remis.
Le malentendu le plus caricatural éclate à propos de la « liste Sarajevo » aux élections européennes, achevée en glissade vers « une colossale connerie ». Lévy convient de l’erreur qui consistait, pour les intellectuels, à jouer aux politiques, surtout au nom de la Realpolitik. Mais que faire quand les politiques, à son point de vue, désertent la politique ? Lui, qui, avec quelques-uns, est arrivé à « faire basculer les choses » en montant, à sa grande surprise, le coup de la tournée européenne du président bosniaque, ne sait pas encore que les hommes politiques n’ont guère besoin des intellectuels, auxquels ils n’accordent qu’un crédit d’ordre mondain. Encore reconnaît-il sa propre ambiguïté dans son rapport aux princes, fustigeant son goût « de dîner avec eux le soir et de manifester le lendemain sous leurs fenêtres. Je déteste cet aspect de moi ».
L’homme malade
Les personnages de pouvoir qu’il rencontre en feront les frais. Lévy, dans sa part de candeur, voudrait qu’ils soient d’autres hommes que ceux qu’ils sont. D’où la chute aiguë de son regard et la familiarité superbe de ses croquis. Le plus entraînant, celui de Jean-François Deniau en « généralissime » sorti d’un roman de Malraux. Le plus violent, celui du président croate Tudjman, aux prises avec la découpe de son rôti, qui rappelle Staline vu par de Gaulle. Velouté, celui de Balladur et « sa tête de pape renaissant » qui « ne croit pas à la politique internationale, comme d’autres ne croient pas en Dieu ». Le plus émouvant, celui du vrai Pape qui vient « d’en finir avec le communisme pour voir un musulman l’appeler à l’aide contre Byzance ! » Encore, François Léotard et « son goût étrange de la mortification, de la confession, de l’autoflagellation », Margaret Thatcher et « son air de vieille gouvernante qui aurait mis de l’argent de côté », Alain Juppé, « tendu comme un violon », dont BHL n’apprécie « la violence rentrée » que pour être décidément plus injuste envers sa politique. Et surtout, la fatigue, l’air absent de ces hommes qui veulent penser à autre chose, de Barre à Mitterrand. Celui-là, que Lévy aima entre tous, « expert en rouerie », accusé d’avoir joué un rôle d’autant plus néfaste qu’il était exemplaire, examiné sous toutes les coutures, a droit à un portrait d’« homme malade » dont peu de souverains ont bénéficié.
Lévy aurait voulu que Chirac, « gaulliste » à Paris, le soit également à Sarajevo. La rencontre du 23 juin dernier à l’Élysée aura été « un fiasco total ». Que n’a-t-il compris que le président, pour garder les mains libres, ne devait même pas feindre d’embrasser le parti intellectuel ? Lévy, revenu de sa surprise, reconnaît que Chirac a pourtant sauvé l’honneur et arrêté le massacre. Il cite le jugement flatteur d’Izetbegovic : « J’ai eu le sentiment que le pouvoir l’avait libéré… »
À l’heure de la fin de la guerre, quand la loi du retour à Sarajevo ne s’impose plus à Lévy, il se demande encore « pourquoi ? », avec le regret de n’avoir pas été davantage entendu : « Avons-nous échoué ? Un peu réussi ? Peu importe. » Il a traqué en lui la posture et l’imposture, il a connu la peur de la peur et le courage de la surmonter, il a vu le fantôme de ce qu’il fut. N’est-ce pas déjà beaucoup ? Il y a mieux. De cette longue nuit surgissent deux visages d’amitié qui l’éclairent. Son compagnon Gilles Hertzog, « ce quasi-anonyme qui a fait de cet anonymat une forme suprême d’élégance », et le prince bafoué « que le pouvoir rendait mélancolique », au service duquel ils se sont mis, Alija Izetbegovic, homme de culture comme Blum, de résistance comme de Gaulle, « et je me dis que cet homme-là ne fut pas un homme ordinaire ».
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