Le non français au traité va faire le jeu, quoi qu’on en dise, de ceux qui, en Europe, trouvaient que l’Europe allait trop vite.
Il est déjà, ici ou là, accueilli comme la meilleure nouvelle du moment par ceux qu’inquiétait une alliance franco-allemande trop durable, trop fraternelle, entre pays protagonistes des guerres mondiales du XXe siècle.
Il comble d’aise les nationalistes serbes, croates, albanais ou même turcs, il va au-delà des attentes les plus folles de ceux qui, sur le continent, voyaient d’un œil mauvais s’imposer ce drôle de régime de citoyenneté où les appartenances nationales, ethniques, religieuses, commençaient de reconnaître, au-dessus d’elles, l’allégeance nouvelle à une Idée.
Poutine, qui essaie d’avoir des manières, va sans doute la jouer grand genre et adresser à son ami Chirac des condoléances attristées; mais il l’a échappé belle, lui aussi ; il sait que le petit coq gaulois, en prenant le monde à témoin de son ivresse autiste, vient de lui offrir la diversion rêvée : qui d’autre qu’une Europe en progrès, dotée d’un exécutif renforcé et parlant par la voix d’un ministre des Affaires étrangères commun, pouvait, en effet, l’inquiéter ? qui, sinon un grand voisin porté par une espérance réaffirmée et porteur de valeurs constitutionnellement scellées, pouvait se soucier, et peut-être lui intimer l’ordre d’arrêter, en Tchétchénie, les massacres de civils ?
Il arrange les islamistes qui se sentent mieux dans une Europe passoire que dans une Europe aux polices et justices concertées.
Il facilite la vie des seigneurs de la guerre africains qui savent que la France seule ne viendra jamais trop leur chercher noise et que le dernier espoir de leurs populations affamées, massacrées, humiliées, était dans une force d’intervention diplomatique et militaire européenne.
Il fait le jeu des Chinois et des Indiens dont seul le traité, avec sa batterie de dispositions dont on ne redira jamais assez qu’elles introduisaient plus de contrainte et de loi dans le libre jeu du commerce international, pouvait freiner les ambitions.
Il fait celui, aux États-Unis, de gens qui ne sont pas spécialement antifrançais et qui consentiront même, dès cet été, à venir déguster nos vins et nos laits de brebis, mais qui trouvent juste que moins on est de fous plus on rit, moins on est de grands acteurs sur la scène économique, mieux se porte l’économie-monde américaine.
D’une manière générale, et à court terme, cette victoire au goût de masochisme et d’amertume va faire les affaires de ce que les altermondialistes appellent le grand capital – eh oui, électeurs qui vous vouliez éclairés mais qui n’avez pas su voir plus loin que le bout du nez de Besancenot, le choix des hommes est une chose, celui du système en est une autre et vous ne tarderez pas à découvrir que, nonobstant le vote citoyen affiché par telle ou telle figure du CAC 40, la machine a tout à gagner, elle, à une Europe où les régulations seront moins nombreuses, les services publics moins garantis et où le fléchissement probable de l’euro dopera les comptes des entreprises.
En France même, il suffit d’observer et d’écouter ; il suffisait, ce dimanche, d’être devant son poste de télé, pour comprendre ce qui se jouait. Pourquoi Fabius ne s’est-il pas montré ? Pourquoi, chez les partisans du non « de gauche », ce malaise étrange, palpable ? Pourquoi, chez tel leader écolo, ou chez un Montebourg, ces éclairs de panique dans le regard quand on attendait de l’exultation ? Parce qu’ils ont assez d’oreille, ceux-là au moins, pour entendre Marine Le Pen dénoncer, à 20 h 10, l’« élite politico-médiatique » dans les termes mêmes où, à 20 h 05 la fustigeait Emmanuelli. Parce que les plus cyniques d’entre eux, ceux qui ont joué le plus éhontément sur les peurs, les xénophobies, les réflexes souverainistes et chauvins, se sentent quand même embarrassés de retrouver leurs mots, presque leur voix, dans la bouche goguenarde du vieux Le Pen. Parce que, même quand on ne sait rien de l’histoire de son pays, même quand on ne croit pas à l’inconscient des langues et à ses cheminements obscurs, on voit bien qu’il se passe un truc quand, à la faveur d’un séisme politique, dans le paysage d’après bataille qui s’improvise sur un plateau de télévision, on se retrouve placé géographiquement et, très vite, sémantiquement au plus près de leaders d’extrême droite qu’on traitait, la veille, comme des fascistes et contre lesquels – notons-le bien, car ce fut l’autre événement de la soirée – on ne trouve, soudain, plus rien à dire.
Et quant au plombier français qui croit sans doute, ce matin, qu’il échappera au plombier polonais, quant au délocalisable à qui l’on a soigneusement caché qu’il sera délocalisé bien plus vite dans l’Europe du traité de Nice que dans celle qui se constituait, quant au paysan français que l’on entretient, depuis trente ans, dans l’irresponsable illusion que tout est la faute à l’Europe et qu’il n’a de salut à attendre que d’un vote de rupture en forme de cocorico, il leur reste les yeux pour pleurer et pour lire peut-être enfin – mais trop tard – ce texte mort-né qu’une campagne de désinformation sans précédent aura jeté aux chiens des populismes de droite et de gauche.
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