Quelle joie de succéder, à cette tribune, à Paul Berman qui est l’un des intellectuels, dans ce pays, pour lesquels j’ai le plus de considération et avec qui j’ai les affinités les plus vives.

Et quelle chance de le faire ici, en ce lieu, sous les auspices de votre prestigieuse institution et, de surcroît, aujourd’hui, en ce moment si important puisque c’est celui, nous le savons tous, du soixantième anniversaire de la naissance d’Israël.

C’est en pensant à cela, je suppose, que vous m’avez proposé de placer notre séance sous ce titre, au premier abord énigmatique : « L’étrange expérience de la souveraineté juive ».

Je vais donc essayer de vous parler de la situation d’Israël aujourd’hui et de l’état, tel que je le vois, de la démocratie israélienne en cette heure, très émouvante, de son soixantième anniversaire.

Et je vais le faire en empruntant plusieurs détours qui, tous, me sont suggérés par le thème que vous m’avez proposé : l’étrange expérience, donc, de la souveraineté telle que l’a vécue le peuple juif et dont l’Israël d’aujourd’hui est, forcément, l’héritier.

1

Vous connaissez la question de Spinoza : d’où vient que ce peuple, le peuple juif, ait survécu en ne s’appuyant ni sur une langue, ni sur un sol, ni, surtout, sur un Etat ?

Vous connaissez les pages de Hegel expliquant qu’il n’y a pas de réponse à cette question : un peuple qui n’a ni su ni voulu se doter d’aucun de ces attributs de la souveraineté traditionnelle est condamné, qu’il le veuille ou non, à terme, à disparaître.

Et vous connaissez enfin la réponse donnée, non seulement par la tradition, mais par la modernité juives à ces questions : si nous n’avons aucun de ces attributs, si l’exil nous a séparés de notre terre, de notre langue, de notre Etat, nous avons quelque chose qui a tenu lieu de tout cela, qui nous a permis de rester nous-mêmes, qui continuera, plus que jamais, à nous permettre de rester nous- mêmes – et qui s’appelle l’étude.

Ce que l’on sait moins, en revanche, c’est que si le peuple juif a fait ce choix de l’étude contre celui de la terre, de la langue et de l’Etat, s’il a si longtemps renoncé à l’idée de souveraineté telle que l’entendent, traditionnellement, les nations, ce n’est pas seulement sous la contrainte, parce qu’on ne lui aurait pas laissé le choix et qu’il se serait rabattu sur ce qu’on lui abandonnait, mais c’est aussi par choix et par destin.

Oui, c’est de cela que je veux partir.

On vit dans l’idée d’un peuple juif qui aurait été forcé à sortir de l’Histoire et à quitter sa terre du seul fait de la persécution et des pogroms.

On tient pour acquis que, si Israël a été si longtemps séparé de lui-même et de sa souveraineté perdue, c’est contre son gré et du fait de la méchanceté des Nations.

Alors que, dans la réalité, cette séparation résulte en grande partie – pas seulement bien sûr, mais en grande partie – d’une volonté obscure quoiqu’assez nettement exprimée.

A.B. Yehoshua a consacré à ce paradoxe un essai absolument essentiel.

Lorsque Cyrus, rappelle-t-il, libère les juifs prisonniers de Nabuchodonosor et les autorise, vers 586 avant J.-C., à revenir sur la terre de leurs ancêtres pour y reconstruire leur temple, tous les témoignages le disent et les maîtres l’attestent : ils furent peu nombreux à profiter de l’aubaine ; et l’immense majorité fortifia, comme disait Jérémie, sa « position en exil ».

Lorsque, après la destruction du second Temple et l’incendie, en 70 après J.- C., d’une Jérusalem observée quasi à la jumelle, depuis le mont Scopus, par un Titus en joie, les Anciens, les prêtres et les habitants quittent, pour la seconde fois, la ville en flammes, tous les historiens sont, là aussi, formels : aussi douloureux que soit ce nouvel exil, aussi tragique qu’aient été ses circonstances ainsi que l’état de désarroi où il laissa ses victimes, ni celles-ci ni leurs descendants ne firent tellement d’efforts pour retourner à leur patrie perdue.

Lorsque cela se corse en Europe et, en particulier, en Espagne, lorsque ces femmes et ces hommes qui ont fait la gloire de Grenade et de Cordoue, qui y ont trouvé un point d’enracinement et un havre, qui peuvent y honorer leur Dieu ouvertement et en pleine liberté, en sont brutalement expulsés par Isabelle la Catholique, où vont-ils ? En Egypte, note encore Yehoshua. En Irak. En Europe centrale et orientale. Au Maroc. En Algérie. Mais ils sont bizarrement peu nombreux, de nouveau, à prendre le chemin de cette ville dont ils disent qu’elle est leur ville mais où, pourtant, ils ne vont pas : Jérusalem.

Mieux encore. Lorsque la puissance impériale, par la voix de Lord Balfour, annonce la création d’un foyer juif en Palestine et invite donc les juifs, non seulement à s’y rendre, mais à s’y sentir chez eux, les années passent ; un petit mouvement se fait ; on va jusqu’à construire une université magnifique, l’Université hébraïque de Jérusalem, qui sera l’université de Scholem, de Magnes et de tant d’autres ; mais, quand on regarde les chiffres, on s’aperçoit que, sur les dix ou douze millions de juifs que compte alors la planète, ils ne sont qu’une vingtaine de milliers, je dis bien une vingtaine de milliers, à le faire et à suivre le chemin prescrit.

Et je ne parle même pas des années terribles de la montée du nazisme où il est clair que l’Europe devient un lieu inhabitable pour les juifs ; où il est évident qu’il se prépare une catastrophe d’une tout autre ampleur que les pogroms traditionnels ; où quiconque a des yeux pour voir et des oreilles pour entendre est bien forcé d’admettre qu’une extermination sans équivalent dans l’histoire de l’humanité est en cours ; et où ils sont si étrangement nombreux, en Allemagne et en Europe, à ne pas vouloir concevoir ni, surtout, imaginer la chose – et à ne même pas envisager, du coup, d’aller dans le seul endroit du monde où ils auraient été, un peu, en sécurité.

Cas d’Ernst Kantorowicz en Allemagne.

Cas, non moins pathétique, de Marc Bloch en France.

Tous ces grands judéo-allemands, tous ces grands israélites français, incapables de se figurer la force du mal qui s’annonce.

Tous ces gens, pas forcément des intellectuels, qui ont sous les yeux les premiers ravages de l’hitlérisme : mais si puissante est leur foi, tantôt dans l’idée allemande, tantôt dans l’idée nationale française, que la perspective même de la voir divorcer d’avec l’idée juive, l’hypothèse selon laquelle pourrait venir à se défaire le pacte séculaire entre les deux idées, leur est rigoureusement impensable – Scholem a tout dit dans la page de De Berlin à Jérusalem où il décrit « ce phénomène d’automystification dont la découverte fut l’une des expériences les plus décisives » de sa jeunesse, puis, un an plus tard, dans une page de A propos de la psychologie sociale des Juifs d’Allemagne entre 1900 et 1930 où il décrit ce terrible « leurre sur soi-même » qui mena tant de juifs allemands au quasi-suicide et dont la conscience précipita, à l’inverse, sa conversion au sionisme.

Et, surtout, si tenace est cette relation paradoxale à l’idée de souveraineté que peu, très peu, font comme Gershom Scholem et prennent le chemin qui les sauverait et qui est le chemin du « Yichouv » : nous sommes en 1933 ou 1934 ; et il n’y a encore, en Israël, qu’un nombre ridiculement faible de juifs ; 100 000 ; peut-être 200 000 ; ce qui, rapporté à la population juive dans le monde, est un nombre ridiculement faible.

Alors, bien sûr, le peuple juif a rêvé de Jérusalem.

Bien sûr, dans toutes les synagogues d’Europe et d’ailleurs, pas un jour n’a passé sans que monte au ciel la prière de se retrouver, un jour, dans la Ville sainte.

Bien sûr, on ne cesse de psalmodier, dans toutes les maisons de prière, qu’il n’y a pas de commandement plus saint et que celui qui s’y dérobe verra sa main droite se dessécher et tomber en poussière.

Mais la réalité est que, si on le dit, on ne le fait pas et que les juifs font des efforts colossaux pour s’intégrer dans leurs patries d’exil ; prennent des risques énormes pour aller d’une terre à une autre, d’une patrie d’adoption à la suivante, au gré des pogroms et des persécutions ; qu’ils cherchent sans se lasser des séjours où ils seraient un peu mieux acceptés, ou un peu moins violemment rejetés ; mais que très très peu songent que la meilleure des solutions, la plus sûre, est peut-être, tout simplement, de retourner en Israël.

Au début du XIXe siècle, je le répète, seuls cinq mille des deux millions et demi de juifs, habitent Israël

En 1921, trente mille

En 1930, cent mille, sur quinze millions.

Et, au moment de la Shoah… Je préfère ne pas penser au nombre de juifs qui auraient été épargnés si le monde juif n’avait nourri cette relation d’ambivalence à l’endroit de cette terre et de cette souveraineté perdues.

C’est la réalité.

Et c’est de cette réalité qu’il faut partir.

2

Si on regarde maintenant, non plus la réalité des choses et les chiffres, mais les penseurs, les grands penseurs, le tableau est identique.

Je cite dans le désordre.

Les orthodoxes comme Samson Raphael Hirsch qui consacre les dernières années de sa vie à la fondation d’une « association de communautés juives indépendantes » profondément hostile au sionisme politique – « durant le règne d’Hadrien, écrit Hirsch, lorsque l’insurrection menée par Bar Kochba se révéla être une erreur désastreuse, il devint essentiel qu’on rappelle au peuple juif un fait important, essentiel, à savoir que le peuple d’Israël ne devrait plus jamais tenter de restaurer son indépendance nationale ; il devait confier son futur en tant que nation à la seule Divine Providence. »

Les rabbins de l’Agoudat Israël, ces grands esprits, parfois ces vrais intellectuels, qui tarderont à se rallier à la cause d’Israël ; qui préféreront même, un moment, collaborer avec les Arabes pour faire échec au sionisme naissant ; et qui, lorsque, pour certains d’entre eux, ils se rendront à l’évidence, le feront de mauvais gré, sans enthousiasme.

La gauche, évidemment ; toute la part de la gauche qui ne jure que par la révolution et ne parvient à voir dans le sionisme qu’une resucée, à la mode juive, de la sale idéologie nationaliste.

Ces autres juifs de gauche, pas révolutionnaires, juste éclairés, fils des Lumières, modérés, qui ne veulent, à aucun prix, briser le compromis noué, non sans peine, et au fil des siècles, dans la nation d’accueil.

Maimonide, dit « le second Moïse », qui, non content de fortifier, lui aussi, sa position en exil, non content de passer l’essentiel de sa vie au Maroc, puis en Egypte, alors qu’il lui aurait été si facile de partir en Palestine où le régime de la « dhimmitude » était tout de même moins rigoureux, est l’auteur de cette sentence ahurissante dans la bouche de quelqu’un qui a voué son existence à donner, de la Torah, les plus féconds, profonds, puissants, des commentaires : « la loi qui s’applique à chacun est la loi du pays où il vit ».

Ou encore, à l’autre bout, au début de l’âge moderne, un penseur, peut-être le plus grand, qui s’appelle Franz Rosenzweig et qui écrit tout un livre (et quel livre ! un chef-d’œuvre ! son chef-d’œuvre ! le chef-d’œuvre de la pensée juive au XXe siècle ! l’équivalent des commentaires de Rachi ou, justement, de Maimonide !) pour dire que le peuple juif a fondé, continue de fonder, et continuera de fonder, son identité sur trois piliers : une loi abstraite, un sol rêvé et une langue morte – nulle part il ne parle de Sion ; nulle part d’Eretz Israël ; nulle part d’une identité fondée sur la nostalgie, ou le projet, ou la nostalgie devenue projet, d’une souveraineté.

J’insiste sur le cas Rosenzweig car c’est, de mon point de vue, le plus éclairant.

Rosenzweig est un ancien hégélien.

C’est quelqu’un qui, autrement dit, a pris très au sérieux l’idée selon laquelle il n’y a pas de peuple sans Etat, pas de peuple qui, pour survivre, ne doive se former en nation, donc pas de peuple sans souveraineté.

C’est quelqu’un qui, si vous préférez, a lu et médité les pages de Hegel soulignant que cette règle est vraie de tous les peuples sauf un, le peuple juif, qui n’a pas compris, le pauvre, cette loi d’airain et qui, du coup, à cause de cette incapacité à comprendre qu’il n’y a pas d’autre destin pour un peuple que l’incarnation dans un Etat-nation, est un peuple fossile, séquelle des âges anciens, appelé à disparaître.

Sauf que lui, Rosenzweig, retourne l’argumentation et, se souvenant peut-être aussi de la réponse herdérienne à Hegel, affirme : « c’est le contraire ! ce sont eux, ces peuples dont Hegel parle et qui se donnent la forme d’une nation, qui sont voués à disparaître ; et le seul qui ne disparaîtra pas, le seul qui soit voué à une forme d’éternité, c’est celui qui, justement, a renoncé au modèle traditionnel d’un peuple incarné dans un Etat, et c’est le peuple juif. »

Le peuple juif a survécu à toutes les persécutions ? Il a duré quand d’autres ont passé et se sont effondrés ? Eh bien voilà, dit Rosenzweig. C’est ma thèse. Ce mystère, ce miracle, ne s’expliquent que par cette identité fondée sur les trois piliers de la loi abstraite, de la langue morte et de la terre imaginaire. Et il n’est, en tout cas, pas question qu’il renonce à ces trois piliers ; il serait, non seulement absurde, mais suicidaire, pour lui, de se recompter parmi les nations en se dotant des attributs banals des grandes souverainetés ; c’est précisément parce qu’il n’est pas tombé dans le piège, c’est précisément parce qu’il a laissé le peuple des synagogues chanter, dans le monde entier, le regret de cette souveraineté rêvée mais sans jamais prendre à la lettre ce chant et ce regret, qu’il a réussi là où tous les autres ont échoué ou échoueront.

Rosenzweig n’est pas, à proprement parler, antisioniste.

Il dit juste qu’Israël doit faire très attention à ne pas oublier que ce qui fait son identité, c’est cette inscription dans un temps immatériel.

Il dit juste qu’il en a assez du cliché sur le « juif errant » et le chrétien « installé dans l’éternité » car, en réalité, c’est l’inverse : c’est le chrétien qui est fiévreux, mobile, tentant de suivre à la trace les péripéties et les boucles de l’Histoire – alors que le juif, lui, est arrêté, hors du temps, installé.

Il dit juste que le judaïsme n’a rien à faire de ces histoires de souveraineté qui ont agité la philosophie politique depuis les Grecs mais qui, pogroms ou pas, déclaration Balfour ou non, n’appartiennent pas à sa tradition.

Cette prise de position fait du bruit, naturellement.

Rosenzweig a une dispute, notamment, avec son grand ami, Gershom Scholem encore, qui a, lui, fait son alyah et l’a faite, notamment, pour fonder cette université dont je parlais à l’instant.

Rosenzweig lui dit : « bon ; tu dois avoir tes raisons ; mais n’oublie jamais, là- bas, en Israël, ce qui a fait de nous un peuple singulier ; n’oublie pas que nous devons notre survie, et notre âme, à une étrange expérience formée dans la Galout, dans l’exil, et qui ne doit rien à ce vieux concept de souveraineté qu’est en train d’adopter Israël ; et prends garde à ce que le peuple juif ne se mette pas, en Israël, à ressembler à tous les autres peuples de la Création. »

Gershom Scholem se met en colère.

Comme avec Walter Benjamin à qui il reproche de ne pas vouloir se mettre à l’hébreu, il s’emporte contre son ami qui ne veut pas se mettre au sionisme.

Or quelques années passent. Rosenzweig tombe malade. Et dans un recueil de « mélanges » en l’honneur de son ami mourant, il donne un texte très émouvant intitulé « Une confession » et où il dit : primo que cette querelle aura été l’une des plus violentes, sinon la plus violente, et donc la plus douloureuse, de sa vie ; et, secundo, qu’il finit par se demander, après quatre années passés à Jérusalem, si Rosenzweig n’avait pas un peu raison et si la question de la souveraineté juive n’était pas plus compliquée que ne le pense le sionisme ordinaire et qu’il ne l’avait lui-même, en un premier temps, rétorqué à son ami.

Il voit cette société qui se met à ressembler à toutes les sociétés du monde.

Il voit cet Etat qui tend à se conduire, forcément, comme tous les autres Etats souverains.

Il voit s’opérer le miracle de l’hébreu, cette langue morte ressuscitée mais, du même coup, banalisée.

Il entend la langue des prophètes devenue la langue dans laquelle on demande un taxi, son chemin ou un petit-déjeuner.

Et il dit : et si le miracle était, aussi, une profanation ? et si l’expérience d’Israël, cette expérience de souveraineté retrouvée, avait à osciller entre miracle et profanation ?

Il n’en démordra plus.

Il aimera, de toute son âme, la terre d’Israël mais gardera vivante en lui l’interrogation de Rosenzweig.

Il sera sioniste, certes, mais d’un sionisme culturel, d’un sionisme sans Etat, d’un sionisme conçu comme un « mouvement moral et spirituel » et surtout pas « politique ».

Il restera là ; contrairement à nombre de ses amis de Brit-Shalom, l’Alliance pour la paix, qui militent pour un Etat binational en Palestine et surtout pas pour un Israël souverain, il refusera la tentation de la désertion ; contrairement à ses amis Hans Kohn, ou Georg Landauer, il résistera à la tentation de retourner à l’exil ; mais si forte est sa conviction que la vraie vocation du sionisme n’est pas de bâtir un Etat mais de redéployer l’espace où la Science du judaïsme pourra, de nouveau, prendre son essor, qu’il ne craindra pas d’écrire, dans une lettre à Walter Benjamin, que ce « ne serait pas si terrible si Jérusalem demeurait sous mandat britannique ».

En sorte que, beaucoup plus tard, en 1969, dans une de ses dernières conférences, prononcée à Zurich, il comparera l’Israël réel, celui où il a fini par faire sa vie et où il sait qu’il mourra, au spoutnik Apollo que les Américains viennent de lancer dans l’espace. Bien sûr le satellite a été lancé, dit-il ; bien sûr la mise sur orbite est réussie ; bien sûr il explore des nouveaux aspects de la vie juive ; mais peut-être cette jeune souveraineté est-elle en train, comme Apollo se délestant de sa base, de ses ailes, de morceaux entiers de son fuselage, de priver Israël de pans immenses de son héritage ; peut-être Israël, dans le mouvement de sa constitution en Etat, a-t-il dû larguer des pans entiers de sa mémoire juive, de ses valeurs juives, de ces valeurs douloureuses et belles qui étaient liées à l’expérience de la Galout ; et peut-être y a-t-il là une perte irréparable.

Les Grecs n’avaient pas trop de problèmes avec l’idée de souveraineté.

Les Romains n’avaient pas trop de problèmes non plus pour affirmer leur souveraineté républicaine ou impériale et pour lui donner forme.

Tous les peuples du monde vivent, et ont vécu, leur souveraineté dans des schémas qui ont certes eu besoin, pour solidifier leurs fondements, de tout un appareil conceptuel, de toute une série de Traités, de tout un tas de livres du type Contrat social et autres – mais qui ont quand même, à l’arrivée, une évidence à la fois morale et politique.

Il y a un problème, en revanche, avec cette idée de souveraineté chez les juifs.

Il n’y a pas un grand penseur juif chez qui elle n’apparaisse problématique, inquiète, indécise.

Et cette indécision est, non de circonstance, mais de structure.

3

Retournons maintenant très loin dans le passé, c’est-à-dire dans les temps bibliques.

Ce sera mon troisième détour et il est inévitable tant la Bible est, dans ce pays, un livre d’histoire autant qu’un livre saint, un livre qui dit la vérité des lieux d’aujourd’hui autant que la légende des temps anciens.

Donc, quand vous revenez aux temps anciens, quand vous revenez au temps de la naissance du peuple juif, vous découvrez un certain nombre de choses, là aussi, extrêmement bizarres.

Je vous rappelle, ce n’est un secret pour personne et Yehoshua en parle également, que le premier humain à avoir eu un rapport physique, organique, souverain, d’habitation à sa terre est aussi le premier meurtrier : il s’appelle Caïn.

Je vous rappelle qu’Abraham, père de la nation juive, a connu, durant sa longue vie, cette expérience que beaucoup de juifs connaissent aujourd’hui et qui est l’expérience de la montée en Terre sainte, de l’alyah – mais je vous rappelle aussi que les conditions d’existence sur cette terre d’Israël étant effroyablement difficiles, l’Eternel lui ordonna de retourner en Egypte et qu’il a donc connu, aussi, l’expérience inverse, celle de la descente et du retour à sa terre d’origine.

Je vous rappelle que Moïse lui-même a eu à vivre à la fois le bonheur de la sortie d’Egypte et la douleur de mourir à la lisière de la terre de Canaan, avant l’entrée en Terre promise.

Je vous rappelle que, dans les mêmes synagogues où l’on entend qu’un juif ne rêvant pas, tous les jours de sa vie, de retour en Eretz Israël est un juif qui prend le risque de voir sa main droite se dessécher et choir, on entend aussi que ce à quoi il doit son identité n’est ni le lien souverain à une terre, ni le rêve de reconstruire un Etat souverain et d’y entrer, mais que c’est une sortie, une libération, un exode.

Et quant à la période suivante, quant à cette période bénie où le peuple juif s’est tout de même établi sur sa terre et y a construit, pour la première fois, une société et un monde, je vous rappelle enfin que sa fierté, sa très grande gloire et sa très grande fierté, fut de n’y rien connaître qui, de près ou de loin, ressemble à un Etat – je vous rappelle que, si l’on entend par souveraineté l’institution d’une nation elle-même instituée en un Etat doté de tous les attributs et prérogatives des Etats, si l’on se souvient, inversement, que, pour tous les fondateurs d’Etat du monde, pour Remus et Romulus créant Rome, pour les Troyens, pour les Grecs, toute la gageure est de convaincre chacun d’aliéner une part de sa liberté au profit d’un Souverain qui gouvernera à la place de tous les autres et pour leur bien, la fierté du peuple juif est d’être le seul peuple à n’avoir rien fait de cela.

Le peuple juif – c’est tout le thème du Meurtre du pasteur, un livre publié, il y a quelques années, par un intellectuel juif français, aujourd’hui disparu, Benny Lévy – n’a pas de roi, mais un berger.

Il a un bon berger, un vrai berger, un berger dont le talent est de conduire ses ouailles sur le chemin de l’Alliance.

Il a un berger, oui, parce que cette figure du berger est bien la seule à pouvoir dire la double nécessité de remplir la double tâche, infiniment complexe, qui consiste à gouverner les hommes à la fois un à un et tous ensemble.

Et encore ai-je tort de dire « la figure » comme s’il ne s’agissait que d’une figure, donc d’une image, car ce berger, quand on lit les textes, est bien un berger au sens strict, absolument précis, du terme : Moïse ne fut-il pas, selon le Midrash, un berger professionnel, s’occupant des troupeaux de son beau-père et offert, pour cette raison, en exemple aux âges suivants ? et ne voit-on pas s’inventer là, en marge de tous les traités théologico-politiques et de tous les contrats sociaux, un type de gestion du grand nombre sans aucun équivalent dans aucune autre civilisation ?

Les Grecs, naturellement, n’ont pas complètement méconnu ce paradigme du berger.

Vous avez un dialogue de Platon, Le Politique, où l’on trouve la même idée du peuple comparé à un troupeau mené par un conducteur assimilé à un pasteur.

Mais c’est une exception dans l’œuvre.

Vous ne trouverez plus trace de cette histoire ni dans La République ni dans Les Lois.

Comme si ce moment était un moment béni et qui ne pouvait durer que le temps d’un soupir.

Et comme si, ce moment passé, il fallait se rabattre sur la dure loi qui contraint à se doter d’un appareil de vraies lois.

Les juifs non.

Ils y croient, eux, absolument.

Ils ne doutent pas un instant de la force, de la solidité, de la pérennité de ce modèle nouveau.

Pas de roi, disent-ils ; pas de chef ; juste un gentil pasteur paissant paisiblement son troupeau et capable, en même temps qu’il le paît dans son ensemble, d’aller, comme Moïse, chercher dans le désert l’agneau qui s’y est égaré et le rapporter sur son dos.

Les Grecs, quand ils réfléchissent à la bonne manière de nouer les nœuds du lien social, produisent des classifications savantes du type tyrannie, oligarchie, démocratie.

Les Romains font de même et sont archi-experts en distinction entre Empire, Royauté, République et, à l’intérieur de la République, le cursus honorum des charges, magistratures, types de responsabilité et de pouvoir.

Les juifs ne savent rien de cela ; ils inventent, et formalisent, une expérience beaucoup plus simple ; ils proposent un paradigme qui restera longtemps, très longtemps, le seul et unique paradigme, en même temps que leur grande, très grande, fierté.

Pas la souveraineté, le berger. Pas la politique, la pastorale.

4

Faisons un nouveau saut dans le temps.

Mais, cette fois, vers l’avant – c’est-à-dire vers le futur. Nous voilà mille ans, à peu près, avant l’ère chrétienne.

Survient une guerre que gagne de justesse un brave type, assez naïf, qui a attendu que se multiplient les signes avant d’accepter la responsabilité de prendre la tête des armées d’Israël mais qui s’est révélé, au final, bon chef de guerre et bon général.

Elle est gagnée, oui, cette guerre, parce que Gédéon (c’est son nom) est un bon et courageux soldat – mais non sans qu’ait été entrevue, et même frôlée, la possibilité d’une défaite sévère, voire d’une extermination, pour les tribus d’Israël.

Et les Anciens d’Israël viennent alors trouver Gédéon et lui disent : « on a eu chaud ; vraiment chaud ; alors, on arrête avec ces histoires de berger et de troupeau ; on devient sérieux ; il nous faut un roi, un vrai roi ; il nous faut faire comme les Madianites et comme les Philistins ; il nous faut nous donner un chef et tu seras ce chef ; il nous faut nous doter d’un roi et ce roi ne peut être que toi. »

Réponse de Gédéon ? Elle est rapportée en détail dans le premier livre de Samuel. Et c’est une réponse complètement horrifiée. Il n’est pas du tout favorable, lui, Gédéon, à ce qu’on renonce au paradigme du berger. Et, dans l’hypothèse où on le ferait, il ne se voit pas, mais alors pas du tout, dans le rôle de ce roi remplaçant du berger. Allez-vous-en, dit-il aux Anciens ! De grâce, laissez-moi tranquille ! Ni moi ni mes enfants ni les enfants de mes enfants ne serons jamais rois car, premièrement, cela me flanque une peur bleue ; et, deuxièmement, tel est le destin de ce peuple qu’il ne peut y avoir d’autre roi d’Israël qu’Israël ou, mieux encore, que Dieu lui-même. Et Gédéon de prendre ses jambes à son cou et de se sauver…

Quelques années passent.

Nouvelle guerre, cette fois contre les Philistins. C’est une guerre terrible. C’est une guerre du Kippour avant la lettre. Et c’est une guerre qu’Israël gagne à nouveau, mais encore plus de justesse, et au prix de très lourdes pertes.

De nouveau les Anciens d’Israël s’inquiètent. Et, de nouveau, ils vont voir le plus grand prophète de l’époque qui s’appelle maintenant Samuel et lui disent : « ça ne peut plus durer comme ça ; une fois d’accord ; deux fois, à la rigueur ; mais ça ne pourra pas marcher indéfiniment ainsi et le moment va finir par arriver où nous serons battus ; il faut faire, donc, comme les autres nations ; il faut nous doter d’un vrai roi ; et c’est toi qui vas nous trouver ce roi. »

Grand désordre, alors, en Judée.

Samuel, d’abord, est vexé que les Anciens n’aient pas pensé à lui et l’aient chargé de trouver quelqu’un d’autre.

Dieu intervient gentiment et essaie de le calmer sur le thème : « il ne faut pas le prendre contre toi ; ce n’est pas toi qui étais visé ; c’est à moi, Dieu, que ces gens sont en train de faire une mauvaise manière ; et s’il y a quelqu’un qui devrait se sentir offensé c’est moi, certainement pas toi, ni aucun autre prophète, fût-il le plus éclatant d’Israël. »

Samuel, calmé, accepte de se mettre à la recherche de quelqu’un pour tenir le rôle.

Il va trouver un paysan qui s’appelle Saül, qu’il connaît à peine, et qui vient juste de perdre son âne.

« J’ai une bonne et une mauvaise nouvelle pour toi, dit-il à Saül. La bonne c’est qu’on a retrouvé ton âne : il est là, derrière cette grange, regarde… La mauvaise c’est que le peuple d’Israël a décidé de se donner un roi et que ce roi, c’est toi… »

Saül, effaré, se sauve. Comme Gédéon avant lui, il ne veut pas être roi. Mais comme il est moins malin que Gédéon (il n’est même pas le formidable chef militaire qu’était Gédéon et n’a ni son ascendant ni son prestige), il ne fuit pas bien loin, se fait vite rattraper et est mis de force sur le trône.

Voilà donc un roi couronné : a) contre la volonté de Dieu à qui on a forcé la main ; b) contre celle de Samuel qui est allé le chercher en traînant les pieds ; c) contre la sienne propre, puisqu’il ne voulait pas du rôle ; et d) contre celle du peuple à qui Samuel, un rien sadique, a quand même fait valoir, au passage, tous les mauvais côtés de l’affaire, tous les inconvénients qu’elle impliquait, tous les problèmes et ennuis qui allaient lui tomber dessus s’il se dotait vraiment de ce roi en lieu et place du bon berger de jadis – contre la volonté du peuple, donc, qui, au dernier moment, se récrie : « ce n’est pas une bonne idée ! ce n’est vraiment pas une bonne idée du tout ! » ; et Samuel, mauvais comme un diable, de répliquer : « trop tard, messieurs ; le roi est nommé ; il est habillé, couronné, trôné, mandaté, il est en place, c’est fini. »

C’est donc envers et contre tous que Saül est nommé roi. Et quel roi, à l’arrivée ! Quel mauvais roi ! Quel piètre roi qui sera incapable, notamment, de marcher sur les armées d’Amalek et de les défaire une bonne fois ! Tout cela est dans la Bible. Noir sur blanc. Le passage du berger au roi, l’accession d’Israël à la souveraineté, est bien une catastrophe.

Est-ce que ça s’arrange après Saül ?

Pas vraiment.

Car vient alors David qui, par certains côtés, est un bon roi et qui, par d’autres, sur la durée, est un bien plus mauvais roi qu’on ne le croit : le transport de l’Arche à Jérusalem qui coûta la vie à celui qui la portait… le péché d’adultère avec Bethsabée et ses conséquences funestes sur la descendance de David et l’unité du peuple juif… le dénombrement du peuple d’Israël face à Amalek, perçu comme une preuve de défiance à l’endroit de Dieu en même temps que comme une erreur militaire et stratégique…

Et quant à Salomon, qui a inspiré un livre magnifique, c’est un sage, d’accord ; mais d’une sagesse qui, quand on y regarde de près, est très sérieusement tempérée, comme si l’on tentait de nous dire, là encore, que l’exercice même du pouvoir transforme les meilleurs des dirigeants en hommes tentés par le péché, la faute et, en tout cas, la fierté et l’hubris : cet homme si pieux, ce craignant Dieu, n’a-t-il pas pratiqué l’adultère ? fauté avec 300 femmes et 700 concubines ? vécu escorté d’animaux ? divisé son propre royaume ? failli à organiser sa propre succession ? et ne finit-il pas comme un mendiant répétant, dans les rues de Jérusalem, « j’étais le grand Roi Salomon… j’étais le grand Roi Salomon… » ?

Bref, quand on regarde l’histoire des rois d’Israël, quand on regarde le temps d’après le paradigme initial du berger et de son troupeau, tous sont logés à la même enseigne, tous, sauf deux, Josias et, surtout, Ezéchias dont la réputation est restée à peu près intacte : mais, pour les autres, tous les autres, ce fut vraiment, chaque fois, le même mélange de vertu et de vice – jusqu’à Menaché, le propre fils d’Ezéchias, à qui la vertu de son père ne fut d’aucun enseignement puisqu’il aura été le plus idolâtre des rois de Judée !

Chez Homère, les rois achéens sont tous des grands hommes, des héros accomplis – ils accumulent les actions d’éclat, leur heaume est sans tache.

Les Romains, jusqu’aux époques les plus tardives, n’ont pas de mots assez beaux pour dire et nous transmettre les vertus de bronze de leurs rois et l’exemple qu’ils constituent pour les générations futures.

Là, on a une tradition, la seule, où il est dit combien, encore une fois, le pouvoir est quelque chose de peu naturel ; combien il corrompt, naturellement et inévitablement, ceux qui s’en veulent et en sont investis ; quelle tristesse, quelle déception, sont inévitablement liées à l’expérience concrète de la souveraineté.

Je ne connais pas de peuple où l’on nous dise à ce point la misère de la souveraineté comme telle.

Je n’en connais pas où l’épreuve même du Politique soit présentée sous un jour si parfaitement négatif et inquiétant.

5

D’ailleurs, c’est bien simple.

Tous ces gens sont si peu désireux d’avoir un roi ou de l’être, il y a si peu d’envie d’un côté comme de l’autre de quitter le paradigme du pasteur pour sombrer dans cette histoire de souveraineté, les rois ont si peu envie d’être rois et les peuples si peu envie d’en avoir un, tout ce monde est si peu prêt, en un mot, à se constituer en corps politique, et Dieu lui-même est si contrarié d’avoir à lâcher le pouvoir en faveur d’un Gédéon, d’un Saül, d’un Samuel ou d’un David, que tout ça se solde par un contrat, un vrai contrat, avec clauses, clausules, corrections, méfiance réciproque, clauses suspensives, conditions, comme on fait entre maquignons.

C’est classique.

Quand une situation est contre nature, ou quand elle est nouvelle, ou exceptionnelle, ou pas claire, quand on s’y résigne de mauvaise grâce et en sachant toutes les complications qui s’ensuivront, quand il n’est pas du tout évident qu’elle soit bonne et que chacun y trouvera son compte, il faut un contrat pour clarifier les choses et, au fond, limiter les dégâts.

Et c’est, de fait, ce que nous raconte la Bible : l’histoire de ce contrat rédigé, à l’époque de Saül, par Samuel le déjà nommé ; inspiré, nous dit le texte, par les règles de modestie inscrites dans le Deutéronome ; déposées, afin que nul n’en ignore, sur les marches du temple ; et organisant, dans les détails, les relations entre les Juges, le peuple, Dieu, les hommes et le Roi.

Des droits et des obligations… Des devoirs mutuels… Une méfiance généralisée et qui oblige à des prouesses juridiques… On ne voit ça, là non plus, dans aucune autre tradition. On ne voit ni à Troie, ni chez les Grecs, ni chez les Romains, ni chez personne, les dieux, le peuple et le roi rédiger des contrats d’apothicaires pour être bien certains que chacun neutralisera tout le monde et qu’aucun ne prendra le pas sur les autres. On le voit chez le peuple juif au moment où il renonce à son doux modèle du divin troupeau pour entrer dans l’enfer de la souveraineté. Et cela va, d’ailleurs, avoir une conséquence importante.

On a dit de cette première royauté juive qu’elle était « théocratique ».

Le mot même a été inventé par Flavius Josèphe pour qualifier l’invention juive, à ce moment de l’histoire du peuple juif, d’un modèle de souveraineté à quoi toute son histoire, en principe, répugnait : « quelle étrange situation, dit à peu près Josèphe ! tout cela ne ressemble à rien ; ce n’est ni une tyrannie, ni une oligarchie, ni une démocratie ; et c’est pour cet ordre sans nom, sans précédent et sans nom, que j’invente ce nouveau mot de théocratie. »

Mais attention !

La bizarrerie de cette théocratie, c’est qu’elle ne ressemble pas non plus à ce que nous avons pris l’habitude, nous, modernes, après Josèphe, de mettre sous ce mot.

D’habitude, quand on dit théocratie, on pense à un pouvoir qui est l’émanation de Dieu et à un tenant-lieu de ce pouvoir qui est présenté, de ce fait, comme une sorte de Superman, super-fier de ce qu’il est, roulant des mécaniques, persuadé d’être la propre voix du Seigneur et en tirant une grande fierté.

Là, c’est l’inverse : le fait d’être l’émanation de Dieu et d’avoir dû négocier avec lui la limite des pouvoirs dont on dispose ; le fait de ne rien pouvoir décider qui ne fût strictement voulu et dicté par ce Dieu tout-puissant et sévère ; le fait, enfin, de n’avoir jamais, au grand jamais, souhaité être mis là et d’y avoir été imposé par la volonté d’un autre ; tout cela diminue singulièrement, et la jouissance de gouverner, et la marge de manœuvre dont on dispose, et les risques d’arbitraire.

En sorte que le sens de cette théocratie-là n’est pas hubris mais modestie. Non pas : « j’ai tous les droits car je suis le nom profane de Dieu » ; mais : « je ne suis presque rien ; j’ai très très peu de droits ; j’ai bien plus de devoirs que je n’aurai jamais de droits. » Non pas : « l’Etat c’est moi ; j’ai tous les pouvoirs ; je suis le représentant du Saint béni soit-il et tous ses pouvoirs me sont délégués » ; mais : « je n’en ai pas tellement, de pouvoirs ; je suis surveillé ; contrôlé ; le moindre de mes faux pas sera sanctionné par cette Voix au-dessus de moi, dans la Hauteur, qui me domine, et dont je ne suis que l’humble, le minuscule, représentant. »

Une souveraineté souffrante.

Une souveraineté au rabais.

Et une souveraineté qui, par parenthèse, a pour ultime corrélat de casser, dans la Bible puis le Talmud, l’alternative où s’enfermera, de Hobbes à Spinoza, la philosophie politique occidentale.

Ou bien l’absolu comme politique, dit la philosophie politique classique – ou bien la politique comme absolu.

Ou bien l’Absolu c’est la politique et la Cité des hommes doit être le reflet exact de cet Absolu : c’est la source du totalitarisme.

Ou bien la politique doit être l’Absolu – et la politique comme elle est, la politique comme la font les hommes, la pauvre politique avec ses limites et ses médiocrités, mérite d’être absolutisée : c’est le principe des tyrannies.

Eh bien cette histoire juive, cette expérience contractuelle, cette neutralisation réciproque de deux faiblesses, avec les Juges entre les deux, a pour résultat concret d’échapper à ces deux écueils – et d’inventer une autre forme de politique, ni totalitaire ni tyrannique.

C’est l’essentiel.

Un type de souveraineté, non seulement étrange, mais unique dans les Annales par sa modération et sa modestie.

La forme de souveraineté la plus fragile, précaire, indécise, incertaine, qui puisse se concevoir.

Un vaccin juif contre la tentation, qu’a toujours eue le pouvoir, d’aller au bout de son pouvoir et de déraper.

6

J’en viens à aujourd’hui.

J’en viens à l’Etat fondé il y a soixante ans, après la Shoah, mais pas seulement à cause de la Shoah, sur cette terre ancestrale du peuple juif.

Que trouvons-nous, aujourd’hui, sur cette terre ?

Eh bien l’héritage, le fruit, le produit de cette longue et étrange histoire.

Ou, si vous préférez, le double effet, positif et négatif, de cette expérience paradoxale de la souveraineté – telle qu’elle se vit et se formule depuis les temps bibliques jusqu’aux débats idéologiques qui accompagnèrent la naissance du sionisme.

Le côté positif, d’abord.

C’est cette espèce de modestie, d’humilité du politique, dont je viens de vous parler.

C’est cette allergie profonde, et que l’on sent partout, à tout ce qui pourrait ressembler à de l’autoritarisme ou, pire, du totalitarisme.

Et puis c’est, naturellement, l’incroyable, rarissime et, en fait, quasi miraculeuse vitalité de la démocratie dans ce pays pourtant vilipendé, satanisé.

Pourquoi miraculeuse ?

Je passe sur la satanisation, dont je n’ai, ailleurs, que trop parlé. Mais ce qui me frappe, en revanche, c’est qu’on entend toujours dire, à propos de la Russie par exemple, ou de la Chine, ou de n’importe quel autre pays ayant connu la tyrannie et qui en sort brutalement, que la démocratie est difficile, qu’elle ne tombe pas du ciel, qu’il est presque impossible d’avoir la démocratie quand on n’a pas de tradition démocratique. Or n’est-ce pas le cas, précisément, de la plupart des peuples qui ont fait Israël ? Ne venaient-ils pas, pour une bonne part, de Russie, des pays communistes, de l’Allemagne nazie, des pays arabes ? Et n’ont-ils pas réussi ce prodige, à la lettre ce miracle, d’inventer une démocratie, quasi ex nihilo, gagée sur à peu près rien, en tout cas pas sur une tradition ?

Je ne connais pas beaucoup de pays en guerre, sous attaque, menacés par le terrorisme et menacés, il ne faut jamais se lasser de le répéter, dans leur existence même, qui seraient, comme Israël, restés fidèles, grosso modo, à leur idéal démocratique.

Je n’en connais pas beaucoup qui, il y a vingt-cinq ans, au moment de Sabra et Chatila, quand on vit des centaines de Libanais tués par d’autres Libanais, se seraient posé autant de questions morales que s’en est posé Israël et auraient vu 500 000 personnes, soit dix pour cent de leur population descendre dans les rues de la capitale pour protester, non contre le crime, ni même contre la complicité avec le crime, mais contre la cécité, peut-être l’indifférence ou, en tout cas, la distraction, qui font qu’on ne l’a pas vu venir.

Et pas beaucoup non plus dont l’armée elle-même se pose, comme je l’ai vu faire à Tsahal, chaque fois, dans toutes ses guerres, autant de questions, non seulement stratégiques, mais éthiques : « dois-je vraiment faire cela ? faire mouvement de cette façon ? quel est le sens de cet ordre ? la valeur éthique de cette décision ? faut-il, vraiment, aller jusqu’au Litani ? »

Ma thèse c’est que cette culture miraculeuse, cette démocratie entêtée, cette allergie globale et tendantielle à tout ce qui pourrait ressembler à de la crispation autoritaire, est le produit direct de cette expérience étrange, paradoxale et, au fond, coupable, de la souveraineté.

C’est le corrélat de ce pacte – ou plutôt de ce non-pacte – avec l’Absolu qui fait que l’on tient en grande défiance les solutions toutes faites, les ordres idiots, les stratégies prétendument invincibles, les formules apparemment infaillibles, bref toute cette politique humaine, trop humaine, que la vraie politique, c’est-à- dire la démocratie, a pour mission de surveiller, censurer et, s’il le faut, ridiculiser.

Le côté négatif, ensuite.

Voilà un peuple qui a les plus grands savants du monde, la plus forte densité de Prix Nobel, des étudiants brillantissimes, des lettrés, des écrivains, une concentration extraordinaire de savoir-faire et d’intelligence, voilà un peuple d’hommes et de femmes qui tutoient le Ciel et pour qui la lettre chiffrée du Talmud n’a quasi pas de secrets – et qui n’a jamais pu se doter, bizarrement, d’une classe politique à sa mesure.

Il y a eu des grands personnages dans l’histoire politique d’Israël, mais propulsés vers les hauteurs par des circonstances particulières.

Il y a eu Ben Gourion, Golda Meir, Begin, Shamir, Rabin, Pérès, qui ont, pour certains d’entre eux, accompli de grandes et belles choses, mais chaque fois à l’arraché, quand ce n’est pas sous la pression ou par hasard.

Il y a ce mystère d’une classe politique qui a un problème, et un seul, à régler depuis soixante ans qu’elle existe : le problème palestinien – et qui n’a su, pendant ces soixante ans, que tourner lamentablement autour, multiplier les actes manqués, accumuler les ratages et donner le sentiment, en définitive, d’un tragique et incompréhensible surplace.

Eh bien cette carence politique, ce gâchis, cet incroyable retard de la politique sur toutes les autres disciplines, cette nullité soudaine des Israéliens dès lors qu’il ne s’agit plus d’inventer, de poétiser, d’étudier, de percer le mystère des mondes, mais juste de gouverner, je ne peux pas ne pas les référer à cette malédiction qui, depuis les temps bibliques, pèse sur l’idée de royauté en Israël.

Cette impuissance très étrange et presque maladive, cette idiotie qui s’empare des meilleurs à l’instant très précis où ils approchent du grand fourneau politique, quelque chose en moi se dit qu’elle est l’écho lointain, mais à peine assourdi, de ces rois qui ne voulaient pas l’être et mettaient leur point d’honneur à s’empêtrer et échouer.

Ces fautes de débutants que commettent tous les princes d’Israël, ces erreurs de communication aussi énormes qu’inexplicables, ces faux pas, ces naïvetés, cette façon, dès qu’ils sont au pouvoir, d’oublier les grands généraux qu’ils étaient, ou les grands professeurs, ou les syndicalistes dévoués, c’est encore le paradoxe de ces rois qui partaient se cacher derrière un tas de bagages, ne régnaient que contraints et forcés, et ne paraissaient s’ingénier, dès lors qu’ils étaient sur le trône, qu’à décevoir leur peuple, ainsi que, quand ils y croyaient, le Dieu dont ils portaient la parole.

Yitzhak Rabin que je revois, comme hissé au-dessus de lui-même par une circonstance qu’il n’avait ni voulue ni provoquée ; Menahem Begin, grand personnage, d’une culture immense, mais doté d’un pessimisme qui ne semblait là que pour lui interdire d’agir ; Shimon Pérès, d’une lucidité imparable, capable de vous exposer, en privé, le plan miracle qui, bien appliqué, suffirait à éteindre, une fois pour toutes, la querelle avec les Palestiniens mais incapable, chaque fois qu’il est venu aux affaires, de commencer d’appliquer ce plan ; Ariel Sharon convaincu, à la fin de sa vie, de la justesse de la solution des deux Etats, en tout cas de son inévitabilité et des sacrifices qu’il fallait faire pour y parvenir, mais paralysé, presque tétanisé, dès lors qu’il s’agissait de passer à l’acte, de prendre des risques concrets et donc, au sens propre, de faire de la politique ; en eux tous, en chacun d’eux, comment ne pas voir la trace de Gédéon, le grand général et petit roi, le chef de guerre émérite devenu, en politique, aussi pusillanime que médiocre ? chaque fois, comment ne pas sentir la marque, toujours insistante, de la belle mais douloureuse expérience de la souveraineté en culture juive ? comment ne pas conclure que c’est la même histoire qui se poursuit, toujours la même, depuis le temps de Saül échouant à aller chercher Amalek, ou de David multipliant les incompréhensibles erreurs stratégiques et politiques, ou de Gershom Scholem donnant acte à Rosenzweig de ce que, pour le meilleur mais aussi pour le pire, Israël ne serait jamais un Etat exactement comme les autres ?

Cette étrange expérience de la souveraineté juive, c’est le génie d’Israël et c’est sa perte.

C’est sa vertu la plus remarquable et c’est la source, aussi, de quelques-unes de ses plus tragiques erreurs.

Tout est là.


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