Ses ennemis, innombrables, mais exténués, ont, pour la plupart, renoncé à lui chicaner ses galons de philosophe sérieux. Depuis bientôt trente ans, Bernard-Henri Lévy trace sa route de penseur engagé, droit devant, de polémique en polémique, avec une détermination, une ferveur aussi, qu’il devient, à force, difficile de contester. D’où le titre de son dernier ouvrage, Récidives, choix de textes divers (reportages, conférences, hommages, extraits de journal, etc.), souvent inédits, écrits ces dernières années. Vous aviez l’habitude de vous boucher les oreilles à la seule évocation de BHL ? L’heure est venue de vous rendre à l’évidence : on peut être beau, riche, d’un narcissisme épouvantable, on peut faire montre de virtuosité dans l’art de manœuvrer les médias, on peut aimer paraître, aimer le luxe, et, dans le même temps, travailler dur pour bâtir une œuvre importante.
Bernard-Henri Lévy est, pour reprendre quelques-unes de ses formulations, « un intellectuel à l’ancienne : pensée, littérature et politique mêlées ». Bangladesh, Bosnie, Sud-Soudan, Afghanistan, Nigeria, Irak… sa pensée, ses engagements, se forgent sur le terrain, à l’épreuve des faits, autant qu’à celle des livres. Retour sur deux maîtres mots de sa pensée : la littérature et le judaïsme.
MARIANNE DUBERTRET : Les mille pages de Récidives ne représentent qu’une petite partie des textes que vous avez signés ces dernières années, et qui viennent s’ajouter à plusieurs livres. Pourquoi écrivez-vous tant ?
BERNARD-HENRI LÉVY : J’ai, depuis toujours, le sentiment que le temps ne m’est pas compté. Et je me comporte, pourtant, comme s’il l’était : je ne dors que quatre heures par nuit, je suis sans cesse requis par un combat, porté par un enthousiasme, et convaincu qu’il y a quelque chose à faire. Alors j’y vais. Tout le temps. Pourquoi, ensuite, tant de textes ? Parce que je ne pense qu’en écrivant.
J’ai un rapport pirate aux genres. Je les utilise, puis je les laisse dans une sorte de mécanisme de relais, sans en idolâtrer aucun. Un genre en vaut un autre, oui, parce que tous sont littérature. Le monde est littérature. Sa matière, sa substance la plus secrète, ce sont les mots. Vieille pensée juive, qui date du livre d’Ézéchiel : le monde, c’est la lettre.
Dans Récidives vous évoquez une « justice immanente de la littérature ». Qu’entendez-vous par là ?
Souvent la littérature se venge. Le style, c’est la séduction même, mais ce n’est pas la tricherie. Quelque chose en lui résiste à la canaillerie. L’exemple le plus spectaculaire, c’est Céline, qui cesse d’être un grand écrivain quand il écrit ses trois pamphlets. Sa langue change. Elle est plombée par la bêtise politique, par les éructations antisémites. La lettre vivifie, disent les Écritures, mais elle peut aussi tuer. Elle est un juge implacable.
D’où votre conviction qu’« un grand philosophe est toujours un grand écrivain » ?
La grâce et la fulgurance d’une pensée se traduisent, presque toujours, par la grâce et la fulgurance d’une écriture. C’est vrai de Descartes, de Spinoza, de Levinas, de Platon, de Bergson, de Sartre et ainsi de suite.
Quelle place occupe la musicalité dans votre manière d’écrire ?
La place centrale. Le monde, c’est de la lettre, et la lettre, c’est de la musique. Un concept se déploie comme une mélodie. Pour penser juste, il faut avoir de l’oreille. Mes manuscrits, dans leur premier état, ressemblent à des partitions plus qu’à des textes : je commence par le rythme, la scansion, c’est-à-dire la ponctuation. Je recommence chaque page cent fois jusqu’à ce que je trouve la bonne fréquence.
Estimez-vous qu’un écrivain doit remplir un devoir d’engagement ?
Non, on peut considérer que l’œuvre suffit. Mallarmé, par exemple, estimait que rien n’est plus révolutionnaire qu’un poème. On a le droit de penser ainsi. Mais ce n’est pas mon cas. Je fais partie des écrivains qui ont la mégalomanie, la naïveté, peut-être, de considérer qu’ils sont comptables des autres. Alors bien sûr, on peut tenir sa place, et une place éminente, dans l’économie du monde, simplement en écrivant Phèdre. On peut considérer qu’il est autrement important de nourrir l’imaginaire des hommes que de faire des reportages sur la Bosnie ou le Sud-Soudan. Mais quand je sais que le Sud-Soudan existe, et ce qu’il s’y joue, je ne peux pas m’empêcher d’y aller voir.
A trente ans vous n’aviez jamais lu la Bible. Que s’est-il passé alors qui vous a conduit à découvrir le judaïsme ?
Je n’avais pas lu la Bible, je n’avais jamais mis les pieds dans une synagogue, et je n’avais aucune espèce d’idée de ce que c’est qu’être juif. Puis il s’est passé quelque chose, en effet. En très peu de jours. Dans un moment fulgurant. J’avais publié, quelques mois plus tôt, mon premier livre important, La Barbarie à visage humain. J’avais le sentiment d’une espèce de béance à la fin de ce livre. Oui, il était ruiné par sa fin. Il y avait là un trou noir, un point aveugle par lequel s’introduisait un mal qui contaminait l’ensemble et le fragilisait. En découvrant Emmanuel Levinas, que je n’avais encore jamais lu, j’ai compris ce qui manquait là, ce qui appelait là, ce qui venait me signifier que, sans elle, je ne pouvais littéralement plus penser, c’était la lettre juive. J’ai passé deux ans, ensuite – les deux plus belles années de ma vie intellectuelle – à dévorer Lévinas, Buber, Franz Rosenzweig, un peu de Bible et de Talmud aussi. Au bout du compte, j’ai écrit Le Testament de Dieu.
Il y a, dans votre Testament de Dieu, une phrase qui pourrait résumer votre conception du judaïsme : « Pour un juif, un Messie est toujours un faux Messie. » Pouvez-vous y revenir ?
La venue du Messie ne peut être ni datée, ni localisée, ni incarnée. C’est là le vrai point de divergence entre juifs et chrétiens. Pas de jour, pas de lieu, pas de corps. Donc tous les jours, en tous lieux, en chaque être humain. S’il fallait, en quelques mots, définir l’essence du judaïsme, ce pourrait être ainsi, dans cet éloge de l’éthique au quotidien, en toutes circonstances, dans cette conscience de la sainteté qui émane du regard et du visage de chacun.
Et si l’on déplace cette idée sur un terrain politique ?
Le messianisme profane, qui annonce la vue d’un sauveur ici, maintenant, sous les traits d’un chef charismatique, n’est rien d’autre que le dispositif central de tous les totalitarismes. Si l’on est convaincu que Staline, Hitler ou Khomeyni apportent aux hommes, pour les siècles à venir, la société parfaite, on en vient forcément à penser qu’il est bon de casser quelques œufs – les dissidents, les juifs, les païens, les Tutsis, les Bosniaques – pour faire l’omelette du Paradis. Pas de sauveur, donc. Jamais. Nulle part.
Je refuse absolument l’idée que le judaïsme serait enfermé dans un rituel communautaire. Le peuple séparé, qui campe, dans le Deutéronome, à l’écart des Nations, n’est pas coupé des autres hommes. En cultivant sa singularité, en creusant toujours plus loin dans le terreau de son identité particulière, il atteint, au contraire, à sa manière, l’universel. Il existe, autrement dit, deux formes d’universalismes, et deux figures qui les incarnent : le prophète et l’apôtre. Le prophète, juif, parle à tous en ne se souciant que de la singularité de son message. L’apôtre, chrétien, ou le missionnaire, fait l’erreur d’aller au-devant du plus grand nombre. Il voyage, plaide, adapte le message, emprunte les canaux de l’entendement propre à chacun de ses interlocuteurs. Un chrétien, bien entendu, ne recevra pas ce que j’avance là sans réagir. Reste que l’image rosenzweigienne, du juif arrêté et du chrétien errant, cette inversion du motif habituel, m’a toujours semble d’une grande pertinence.
« Je suis en paix, écrivez-vous encore, avec mon idéal du moi. » Depuis quand ?
Depuis quelques années. J’ai été un jeune homme qui pratiquait intensivement l’exercice d’admiration. Je me donnais des modèles, des maîtres. Malraux, Hemingway, Sartre, tant d’autres… J’ai le sentiment, aujourd’hui, de ne pas être complètement indigne d’eux. Je ne suis jamais tombé dans le panneau de croire qu’on pense par soi-même, qu’on se met penseur, dirait Gide, comme on se met grand coiffeur. On pense à travers les autres longtemps. Quand on est jeune, on est perclus de citations. Et c’est bien ainsi. C’est normal. C’est juste. Il faut beaucoup de temps pour qu’une voix advienne qui ait la fraîcheur de la nouveauté.
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