Vous disiez : « le bourbier américain… les Américains sont enlisés… jamais l’armée américaine ne saura venir à bout de ce nouveau Vietnam que sont les plaines et les montagnes d’Afghanistan… » Quelques semaines, parfois quelques jours après ces considérations définitives, c’est la chute de Kaboul, la débâcle sans gloire des talibans et la victoire éclair d’une stratégie que nous n’étions pas bien nombreux à juger d’une habileté, d’une efficacité militaro-politique insoupçonnées.

Vous disiez : « folie de cette guerre américaine contre un peuple et un pays musulman… folie de donner au monde en général, et aux masses arabes en particulier, l’image de la plus grande puissance du monde venant faire sa police dans la caillasse et la misère… » A l’arrivée, c’est une armée musulmane (l’Alliance du Nord) qui chasse une autre armée musulmane (les talibans). A l’arrivée, les masses arabes en question seront bien forcées de constater que c’est un islam (celui qui met les femmes en cage) que met en déroute un autre islam (celui qui, tout doucement, commence de les libérer). Et quant à la première puissance du monde, quant à cette Amérique qui avait déjà, soit dit en passant, volé par deux fois au secours d’un pays musulman (Bosnie, Kosovo) massacré par une nation à majorité chrétienne (la Serbie), la rue arabe doit bel et bien se faire à l’idée que son rôle fut d’appuyer cet islam modéré en lutte contre celui des intégristes et des barbares.

Comme à l’époque de la Bosnie, dans les mêmes termes, exactement, que quand vous nous menaciez d’une résistance serbe qui ferait des centaines de milliers de morts, vous nous avez dit : « ce sera un bain de sang ; Kaboul, il faut s’y préparer, ne tombera qu’au prix de combats acharnés avec toute la partie de la population qui se reconnaît dans le pouvoir taliban ». Là encore, vous vous trompiez. Là encore, l’ennemi n’était fort que de nos faiblesses, de nos fantasmes. Là encore, le pouvoir taliban s’est, comme jadis le pouvoir serbe, effondré comme un château de cartes, sans coup férir. Là encore, là surtout, l’intervention combinée des tanks de l’Alliance et des unités spéciales anglo-saxonnes est perçue, par l’immense majorité des civils de Kaboul à qui l’on interdisait, jusqu’à la nuit dernière, la musique, le rire, la pensée libre, les cerfs-volants, l’éducation des petites filles, comme une intervention libératrice.

Vous disiez enfin : « l’Alliance du Nord est incapable de cette victoire et, en serait-elle capable, qu’il faudrait l’en empêcher en suscitant dans son dos une résistance de substitution ». L’opération a fait long feu. Les « talibans modérés » dont on rêvait se sont effondrés avec les autres. Et tous les bazari de Peshawar à qui l’on demandait de reprendre du service pour improviser on ne sait quelle alternative pachtoune à l’Alliance, tous les héros à la retraite que l’on infiltrait en terrain ennemi pour, les poches pleines de dollars, rallier, comme Abdul Haq, telle ou telle tribu adverse, ont payé de leur vie la niaiserie de ce calcul. Puisse l’expérience servir de leçon. Puisse-t-on avoir compris, là encore, que l’Histoire n’est pas un video game et que, pas plus en Afghanistan qu’ailleurs, on n’improvise une résistance…

Je ne veux accabler personne. Et, si je rappelle cette cascade d’erreurs, c’est moins pour confondre tel ou tel que pour exhorter, dans les semaines qui viennent, à plus de modestie. Est-on sûr, par exemple, qu’il faille, comme on le fait déjà partout, sur-ethniciser l’armée dite « tadjik » des héritiers de Massoud ? Est-on bien certain de savoir ce que l’on dit quand, fort d’une science fraîche, puisée aux sources douteuses d’Al-Jezira (le « Radio-Paris » des talibans, piteusement reparti dans leurs bagages), on répète en boucle, depuis deux jours, que Massoud, de 1992 à 1996, provoqua lui aussi, et déjà, de terribles dégâts à Kaboul ? Quelles qu’aient été les erreurs de ce Massoud-là (j’y reviendrai, en détail), n’est-on pas en train de confondre la bataille politique qu’il mena, et perdit, contre les fondamentalistes d’Hekmatyar avec on ne sait quel combat ethnique, voire fratricide, qui ne demanderait qu’à renaître ?

L’idée d’une force d’interposition, enfin… Cette nouvelle idée, ressassée, elle aussi, sur tous les tons, à longueur d’ondes et de colonnes, d’une force d’interposition qui maintiendrait sous tutelle l’Afghanistan libéré… Tout est possible, bien entendu. Peut-être l’Alliance du Nord sera-t-elle incapable de tirer les leçons de ses erreurs passées. Et sans doute faut-il se tenir prêt à user de toutes les pressions pour la contraindre, dans ce cas, à partager son nouveau pouvoir. Mais n’est-il pas tout de même très étrange de tenir le pire pour acquis ? N’est-il pas, non seulement étrange, mais indécent de n’avoir pas envoyé un homme à Massoud du temps qu’il vivait et se battait, de n’avoir jamais formulé ne fût-ce que l’idée d’une force internationale protégeant les civils afghans de la barbarie des talibans – et de se réveiller aujourd’hui, au moment où ce malheureux pays se rend apparemment maître de son destin ? A suivre, donc. Mais, de grâce, avec un peu plus d’humilité.


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