Monsieur le Ministre,

Je rentre d’Helsinki où j’ai passé vingt- quatre heures avec l’écrivain Salman Rushdie.

Cette rencontre, organisée de longue date avec mon ami suédois Gabi Gleichman, a eu pour cadre le « Conseil nordique » qui réunit, chaque année, des députés Scandinaves et baltes.

Elle a permis à l’écrivain britannique, condamné à mort depuis bientôt quatre ans par une fatwa de l’imam Khomeyni, de sortir, voir le soleil, parler un peu, vivre.

Elle lui a surtout permis, comme chaque fois qu’il se déplace, de nouer des contacts politiques qui sont autant de précieux signaux, et de témoignages de solidarité, adressés aux ayatollahs.

Et c’est dans ce contexte qu’il a fait la déclaration dont vous avez, je crois, eu connaissance et dont voici la substance : « je suis allé en Norvège ; aux États-Unis ; au Danemark ; en Espagne ; mais il y a un autre pays d’Europe où j’aimerais, depuis plusieurs mois, me rendre ; à trois reprises, je l’ai fait savoir ; à trois reprises, on me l’a refusé ; ce pays c’est la France. »

Cette déclaration, monsieur le Ministre, a produit sur l’assistance l’effet que vous imaginez.

Pour les quelques Français présents, elle a été vécue, je pense, comme une assez cuisante humiliation.

Et si je vous écris, c’est parce qu’il me paraît essentiel que vous dissipiez, très vite, l’ambiguïté.

De deux choses l’une, en effet.

Ou bien l’information est inexacte. Les émissaires de Rushdie auraient mal compris. Les vôtres se seraient mal fait entendre. Ce serait la faute au lampiste. Au directeur du département, X. ou Y. Nous avons l’habitude. Nous connaissons la rengaine. Mais autant le dire, alors. Et autant, non seulement démentir, mais réparer. Car elle serait impardonnable, cette image d’une France fermant ses portes à un écrivain dont le seul crime est d’avoir commis un beau, très beau livre qui déplaît aux brûleurs de livres.

Ou bien elle est exacte. Nous aurions effectivement répondu (« au plus haut niveau », dit Rushdie) que la France interdit l’accès de son territoire à un écrivain anglais, donc européen ; et ce au lendemain de Maastricht ; et ce, sous le prétexte (car il y a, comme toujours, un prétexte) que nous n’aurions pas les moyens d’assurer, ne fût-ce que vingt-quatre heures, la sécurité de cet écrivain — et le ridicule, alors, le disputerait à l’odieux.

Le ridicule, parce qu’un geste que la Norvège et le Danemark ont fait, le risque — si tant est qu’il y ait un risque — que la petite Finlande vient d’assumer, un grand pays comme le nôtre en serait tout à coup incapable. Quelle dérision, monsieur le Ministre ! Quelle honte !

L’odieux parce que nul n’ignore qu’il nous est arrivé, en réalité, d’accueillir des personnages au moins aussi encombrants et, convenez-en, moins respectables que Salman Rushdie ; en sorte que si nous ne faisons pas ici ce que nous avons fait là, si nous refusons cette fois ce que nous acceptions il y a six mois (je pense, vous l’aurez compris, à la malheureuse affaire Habache), c’est que s’y mêlent des considérations inavouables, mais moins obscures qu’il n’y paraît : le commerce avant le droit ; la « realpolitik » avant les principes ; la normalisation de nos relations avec un État terroriste plutôt que le soutien que nous devons à un écrivain terrorisé.

Pardon de ce ton, monsieur le Ministre. Mais j’aurais tenu le même langage à ceux qui, en 1933, redoutaient, en accueillant les antifascistes allemands, de s’attirer les foudres de la Gestapo. Je le tenais à ceux qui, avant 1981, craignaient, en invitant Lech Walesa, de froisser les communistes polonais ou, en ouvrant les bras à Soljenitsyne, de provoquer un froncement de sourcils de Brejnev. Éternel retour de la démission. Petites et grandes compromissions de la diplomatie couchée. Attendrons-nous, pour considérer le cas Rushdie, que le temps ait eu raison de lui ? Que les tueurs l’aient rattrapé ? Attendons-nous, attendez-vous, que l’indifférence, comme souvent, l’emporte et que son nom même nous devienne comme un embarras ou un remords ? J’ai pris la responsabilité de convier Salman Rushdie à Paris. Il a pris celle d’accepter cette invitation à retrouver, sous l’égide de ma revue, les partisans, nombreux, qu’il a chez nous. La vôtre, votre responsabilité, sera, me semble-t-il, de rendre cette rencontre possible ; et, qui sait ? d’être personnellement au nombre, ce jour-là, des amis qui viendront lui dire : « la France des trafics et des ventes d’armes, celle des abandons et des lâchetés, n’a pas tout à fait détrôné celle de Voltaire et de l’honneur ; bonjour, monsieur Rushdie ! »

Détail d'une page du journal Le Figaro qui présente une lettre de Bernard-Henri Lévy à Roland Dumas.

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