Chère Taslima Nasreen,

Nous connaissions Salman Rushdie quand tomba la fatwa qui le condamnait.

Nous avions lu – nous avions eu le loisir, au moins, de lire – la plupart de ses textes et, bien entendu, les fameux Versets.

Nous vous connaissons, vous, à peine.

Aucun de vos livres n’est, à ce jour, disponible en français.

Peut-être n’avais-je même, pardonnez la sincérité de l’aveu, jamais entendu parler de vous avant cette autre fatwa que prononçaient cette fois, contre vous, les fondamentalistes du Bangladesh.

En sorte que je me trouve et que nous nous trouvons tous dans la situation d’avoir à parler, non seulement d’un écrivain, mais à un écrivain, que nous n’avons pas lu et dont, à la lettre, nous ne savons rien.

Il y a paraît-il, dans votre pays, des esprits assez abjects pour vous reprocher votre « goût de la publicité ». Quelle drôle d’idée ! Quelle vision étrange, et de la publicité, et de la littérature ! Comme si ce n’était pas la pire façon, au contraire, de rendre un nom public – comme si ce n’était pas ajouter l’infortune à la tragédie que de voir son nom précéder l’œuvre de la sorte, l’éclipser, l’étouffer : les livres ne sont pas là, le nom y est déjà ; on est tout juste écrivain, on est déjà un cas ; on dit l’« affaire Nasreen » et « Nasreen » n’est, pour l’heure, que le signe d’une infamie…

Bref, nous ignorons tout de vous. La plupart de ceux qui, semaine après semaine, s’adressent ici à vous n’ont pas la moindre idée de la singularité de votre voix ni de votre talent. On peut converser avec un écrivain sans visage. On peut – on le fait parfois – écrire à un Blanchot, un Salinger, ces fameux « grands silencieux » dont les livres parlent à leur place. Mais un écrivain sans voix ? Sans mots ? Un écrivain presque virtuel dont nous défendons la parole alors que le parfum même de sa langue nous reste énigmatique ?

Certains s’en acquitteront, j’imagine, en essayant de vous dire leur amitié de principe, leur sympathie : je dis « en essayant » car rien n’est plus malaisé que de sympathiser avec un symbole, d’aimer un signe ou un cas…

Certains répéteront leur stupeur à l’idée que l’on puisse, en plein XXe siècle, être condamné à mort pour un roman : je dis « répéteront » car, à quelques variantes près (il est vrai, décisives), à la réserve du fait que vous êtes une femme et, qui plus est, une femme en terre d’islam, à la réserve, aussi, de ce gouvernement, le vôtre, qui, loin de vous protéger comme le gouvernement anglais protège Rushdie, a pris le parti des tueurs en lançant, contre vous, un mandat d’amener, à ces variantes près, oui, votre situation n’est pas très différente de celle, justement, de Salman Rushdie – l’horreur qu’elle nous inspire, l’effroi dont elle nous glace, n’en avons-nous pas, avec lui, épuisé toute l’amertume ?

D’autres encore réprimeront mal leur fascination pour un écrivain qui, par la seule ressource d’un livre, a pu déchaîner pareille fureur. N’avons-nous pas lu, chère Taslima Nasreen, que les mollahs bengalais menaçaient, si la ville ne vous livrait pas, de livrer la ville aux serpents ? Une femme, des serpents… Des serpents, pour prix d’une femme… C’est plus qu’une menace, c’est une image. Plus qu’une image, une référence. Et cette référence, nul ne peut ignorer de quelles malédictions elle se fait l’écho… Lequel d’entre nous peut prétendre à pareils ébranlements ? Quel est l’écrivain qui, dans les sociétés régies par la loi du « Spectacle », peut se targuer d’une parole s’inscrivant ainsi – fût-ce au risque de sa vie – dans ce registre de l’immémorial ?

Si je vous écris, chère Taslima Nasreen, c’est pour vous dire, moi aussi, tout cela. C’est pour contribuer, à mon tour, à rompre le silence. Mais c’est également pour, à travers cette lettre, tenter d’atteindre, sinon les tueurs, du moins ces gouvernants qui, aux dernières nouvelles, leur ont cédé alors qu’ils ont, n’est-ce pas, votre destin entre leurs mains…

Le hasard veut, en effet, que je les ai, eux, un peu connus.

C’était il y a presque un quart de siècle. Votre pays menait ce que le jargon de l’époque appelait sa « guerre de libération nationale ». L’opinion, en Europe, s’embrasait. Un vieil écrivain, André Malraux, appelait à la constitution de « Brigades internationales pour le Bangladesh ». Et comme j’admirais le vieil écrivain, comme j’avais l’âge des illusions lyriques et que l’image d’un peuple héroïque, combattant pour sa liberté, m’emplissait déjà de respect, je me suis rendu dans votre pays et fus l’un des rares Occidentaux à avoir, sans être réellement journaliste et sans publier, d’ailleurs, un seul article dans le journal où j’écrivais, passé les dernières semaines de cette guerre aux côtés de vos aînés.

Vous êtes trop jeune, chère Taslima Nasreen, pour vous souvenir de cette époque. Mais je me souviens, moi, de la prise de Jessore et de Khulna. Je me souviens de l’entrée dans Dacca aux cris de « Joy Bangla ». Je me souviens de ce drapeau rouge et or qui flottait sur les camions et qui doit encore être celui du Bangladesh. Je me souviens de ces « Muktis Bahinis » qui n’avaient droit qu’à cinq cartouches par jour – dix dans les tout derniers temps, à partir de la prise de Narayangani. Je me souviens de ces enfants-soldats qui sont peut-être devenus des ministres et de cette jeune femme, très belle, qui s’appelait Sultana, qui vous ressemblait et dont j’ai, elle aussi, perdu la trace.

Que fait-elle, aujourd’hui ? Où est-elle ? Qu’ont-ils fait de leurs idéaux, ces disciples de Gandhi contraints de prendre le fusil ? Et les défenseurs du quartier de Merpur ? Et cette unité de guérilleros qui s’opposa, une nuit, à la liquidation d’un réduit de Razakhars, ces « collaborateurs » des Pakistanais que la foule voulait massacrer ? Et cet étudiant en philosophie qui, rien qu’au bruit de leurs obus, prétendait pouvoir, à distance, distinguer les affûts de mortier et jouait, quand la nuit était trop longue, à leur donner des noms d’écrivains ? Et Sandrinath qui disait qu’il retraduirait Tagore après la guerre et qui, pour l’heure, traduisait pour moi les mille et un « booklets » que diffusaient, dans les campagnes, les groupuscules maoïstes des deux Bengale ? Et Maulana Bashani, leur vieux chef ? Et Mohamed Toha, sur les traces de qui je suis allé pendant des semaines ? Et Abdul Motin ? Et Mujibur Rahman, le « Père de la victoire », ce croisement de Salvador Allende, de Fellini, d’Izetbegovic ?

C’est à eux que je voudrais pouvoir parler aujourd’hui. C’est eux que j’aimerais revoir, vingt ans après, pour tenter de plaider votre cause. Vous êtes un grand peuple, leur dirais-je. Même si vous êtes un tout petit pays, et si ce tout petit pays est très pauvre, son peuple est un grand peuple et sa culture est une culture magnifique. Traquer un écrivain ? Le lapider ? Accepter, au pays du Mahabharata et de Tagore, dans ce Bengale multiculturel qui n’a jamais su, ni voulu, arbitrer entre ses traditions sanscrites, musulmanes, européennes, consentir, oui, à ce que, dans un pays capable de surnommer « Océan de savoir » l’un de ses écrivains les plus emblématiques, le dernier mot revienne au fondamentalisme et au lynch ? Allons, amis ! Quelle dérision ! Ce n’est sûrement pas la bonne façon d’être fidèles à vos traditions, à votre mémoire – ni, si vous me le permettez, au meilleur de notre jeunesse.


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