Ce qui se passe aujourd’hui à Belgrade, mais aussi à Novi Sad, à Nis ou dans les mines de Kolubara, ces centaines de milliers d’hommes et de femmes – soixante-quinze pour cent du corps électoral, quelle leçon ! – qui sont allés aux urnes et qui, se voyant contester leur victoire par un pouvoir aux abois, descendent dans la rue et tiennent bon, le courage des étudiants de l’Otpor, celui des intellectuels du G17 et des journalistes libres de Vreme, cette image d’un peuple qui, sans violence, entame la plus formidable campagne de désobéissance civile de l’histoire de l’Europe moderne, ces citoyens qui, à mains nues, dans le strict respect de la légalité, défient la dernière et la plus sanglante dictature du continent, nous les attendions, nous les espérions et c’est, pour tous ceux qui, depuis dix ans, vivaient à l’heure des guerres des Balkans, un spectacle magnifique. Oublions, pour le moment, les ambiguïtés nationalistes de Vojislav Kostunica. Oublions le trouble passé de certains de ses alliés : Draskovic, Djindic, Cosic – peut-être Seselj. Ce qui l’emporte c’est, pour l’heure, la détermination des sympathisants de l’ODS. C’est ce visage qu’ils offrent, de la dignité retrouvée, du courage. Et ce qui domine, chez les amis du peuple serbe, les vrais, ceux qui ne se sont jamais résignés à le voir réduit à la caricature que voulait Milosevic, c’est une très grande émotion : la satisfaction de voir que la politique des sanctions, si décriée, a tout de même fini par marcher – mais aussi la joie de voir un peuple briser ses chaînes et sortir de sa longue saison somnambule.

Permettra-t-on aux amis, cela dit, de poser aussi, dès à présent, une ou deux questions qui, même si elles semblent à certains prématurées, brûlent les lèvres – à commencer par celle du sort qui, le jour venu, sera fait au dictateur déchu ? Je sais bien que, à l’heure où j’écris, Milosevic est toujours là. Je sais, tout le monde sait, que les tyrans ne se démettent jamais et qu’il reste à celui-ci la ressource de la provocation, de l’état de siège ou même – plus vraisemblable, encore que l’hypothèse semble rarement envisagée – la possibilité de se replier sur les institutions de la République de Serbie dont il contrôle le gouvernement et le Parlement. N’empêche. On sait aussi que, d’une manière ou d’une autre, ces manœuvres feront long feu. On sait, tout le monde sait, que, tôt ou tard, il cédera et qu’il faudra bien décider, alors, ce que l’on fera de cet encombrant personnage. Le laisser filer à l’étranger ? Un suicide, comme Hitler ? Un procès bâclé ? Une amnistie ? Un vague séjour en prison, comme les dirigeants de la RDA ? Un assassinat à la sauvette, comme les Ceausescu ? Les peuples, quand ils les renversent, ont toujours honte de leurs dictateurs. Le peuple serbe, comme tous les peuples, sera, d’une manière ou d’une autre, tenté d’escamoter la grande ombre qui l’aura, dix ans durant, envoûté. Il est déjà tenté, d’ailleurs, de le faire et c’est bien ce que veut dire le terrible mot d’ordre que l’on lit, ces jours-ci, sur les calicots des manifestations : « Slobodan pends-toi et sauve l’honneur de la Serbie. » Que mes amis serbes me pardonnent. Mais ce slogan est désastreux. Milosevic ne doit pas être pendu, mais jugé. Il ne doit pas sauver la Serbie, mais lui rendre des comptes. Qu’il ne les rende pas devant le Tribunal pénal international de La Haye, étrangement qualifié par Kostunica d’« institution monstrueuse », soit. Mais il faudra une autre institution. Il faudra, comme les Argentins ou les Chiliens, se donner d’autres moyens de faire la lumière sur cette décennie d’horreur. Il faut, si l’on ne veut pas que la révolution de velours d’aujourd’hui soit une révolution pour rien, se préparer d’ores et déjà à aller au bout des crimes serbes.

Car il faudra bien s’interroger, aussi, sur l’implication du peuple serbe lui-même dans le cauchemar qui porte, pour le moment, le seul nom de Milosevic. Tous les tyrans, c’est bien connu, s’appuient sur le peuple qu’ils oppriment. Et nous savons, depuis La Boétie, Wilhelm Reich, d’autres, que les dictatures qui fonctionnent procèdent toujours d’en bas autant que d’en haut. Ainsi la Serbie contemporaine. Ainsi Milosevic qui a été l’homme le plus populaire du pays, qui a été élu, réélu, sans cesse, depuis dix ans et qui n’a pas mené tout seul, que l’on sache, les trois guerres contre la Croatie, la Bosnie puis le Kosovo. Que lui reprochent, au juste, les manifestants d’aujourd’hui ? D’avoir lancé ces guerres, ou de les avoir perdues ? D’avoir mené une politique infâme ou d’avoir échoué à l’imposer aux peuples voisins et à l’Europe ? Et qui peut affirmer que ce ne sont pas souvent les mêmes qui bloquent aujourd’hui la capitale et qui, il y a onze ans, sur l’esplanade du Champ-des-Merles, au Kosovo, donnèrent au nationalisme grand-serbe sa toute première onction ? Nous connaissons bien, nous, Français, cette situation. Nous avons vu, à l’été 1944, des foules de « résistants » acclamer de Gaulle sur les Champs-Élysées qui, quelques mois plus tôt, faisaient la même ovation à Pétain. Puissiez-vous, amis serbes, lever mieux que nous ne le fîmes ce type d’équivoque. Puissiez-vous conjurer l’autre tentation qui fut, par exemple, celle de l’Autriche et qui consisterait, sans travail de mémoire ni examen de conscience, à présenter le peuple serbe tout entier comme la « première victime » de Milosevic. La vraie victoire est à ce prix. Donc la démocratie.


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