Vous êtes soucieux, me dites-vous, de l’étrange et pesant climat qui règne, depuis le 10 mai, dans l’intelligentsia. De l’insistant, de l’insolent silence qu’elle oppose à la gauche triomphante et à sa « révolution tranquille ». De cet état de torpeur, de langueur, presque de stupeur parfois, où nous sommes tous un peu plongés et qui ne ressemble guère, dites-vous encore, aux ferveurs de 1936. Et, de fait, vous n’avez pas tort. Je crains même que, sur le constat, vous n’ayez dramatiquement raison. Car l’évidence est là, massive et incontournable, à l’heure de ce premier bilan : en six mois d’état de grâce, il n’y a pas un grand intellectuel qui ait été réellement, durablement touché par la grâce de l’Etat socialiste.
Pourquoi ? Il y a, à ce mystère, deux explications possibles. De ce divorce, de ce malentendu, deux interprétations pensables. Et si je vous écris aujourd’hui, c’est que je vous soupçonne, évidemment, de vous en tenir à la première, qui incrimine le seul clerc ; c’est que j’en ai un peu assez de cette image convenue et inlassablement remise, pourtant, sur le métier discursif, de l’intellectuel attardé, aveuglé, et même un peu benêt, qui, semblable au fameux oiseau de Minerve, ne prend jamais son vol qu’une fois le soir tombé ; et c’est qu’il me paraît urgent, surtout, d’inverser pour une fois la rengaine, en disant non plus : « Les intellectuels se taisent parce qu’ils retardent sur l’événement », mais plutôt : « Les intellectuels se gardent, parce que c’est l’événement qui, au contraire, retarde sur ce qu’ils pensent, disent et écrivent depuis des années. »
Il est toujours un peu délicat, assurément, de procéder à d’aussi globales et grossières approximations. Mais je ne pense pas courir un grand risque en disant que rien, dans la littérature de ces dernières années, ne laissait présager que pourraient revenir un jour, dans la France des années 1980, le nationalisme, la xénophobie, l’antiaméricanisme culturel, par exemple, des maurrassiens des années 1930. Je ne crois pas me tromper beaucoup non plus en rappelant à l’inverse comment, jadis, dans l’ivresse libertaire de certain mois de mai, il se trouva une génération presque unanime pour commencer de reconnaître dans l’idée, dans le mot même de « socialisme », une vieille lune de papier tout juste bonne à armer les têtes de futurs princes au sourire. Et j’espère ne froisser personne, enfin, en évoquant la pathétique odyssée d’une autre génération — la vôtre — qui, recrue de politique, usée à la tâche militante, a fini par payer son triomphe au prix d’un tenace, d’un profond, d’un vertigineux archaïsme idéologique…
Prenez, à titre d’exemple, une semaine — celle qui s’achève — du premier ministre Pierre Mauroy. Ce rêve étrange, qu’il nous confie d’abord, d’un socialisme qui renouerait — je cite — avec « la politique de la poule au pot ». Son acharnement, jour après jour, et devant les parterres les plus divers, à se présenter comme le porte- parole des « braves » ou des « honnêtes » gens. L’incroyable profession de foi du 11 novembre enfin, où, entouré d’anciens combattants, il s’exclame que « grâce aux soldats de la Grande Guerre, chacun d’entre nous comprend mieux ce qui nous unit en profondeur ». Ces textes, vous le savez bien, ne sont ni rares ni isolés. Et vous aurez beau m’assurer que rien n’est plus étranger au locataire de Matignon que le populisme et le poujadisme ; vous aurez beau m’expliquer qu’il n’a pas la moindre idée de ce qu’a pu ou pourrait être le culte des morts pétainiste ; vous pourrez me persuader, même, que l’auguste langue a fourché, à trois reprises au moins, en l’espace de huit jours : vous ne m’empêcherez pas de songer, en l’écoutant fourcher justement, combien cette langue-là est loin, vraiment, de celle de la gauche moderne, rajeunie, inédite peut-être, dont nous étions nombreux, depuis longtemps déjà, à nourrir le fol espoir.
D’autant, et c’est plus curieux sans doute encore, qu’elle n’est pas plus proche d’une gauche raisonneuse, rigoureuse, théoricienne, à la façon des marxistes par exemple. J’ai cherché en vain, figurez-vous, dans les déclarations de la plupart des ministres de ce bon gros gouvernement, la moindre trace de ce fameux « collectivisme » dont l’opposition parlementaire brandit tous les jours l’épouvantail. Je ne suis même pas sûr que vous ne vous abusiez pas vous-même quand, à Valence ou ailleurs, vous vous drapez dans la pose, dans le rôle du procureur, dans l’attitude du terroriste, et que vous ne parvenez, bizarrement, qu’à de modestes et innocentes tartarinades. Car ce qui me frappe, en vérité, dans votre idéologie, c’est la persistance, en son sein, de quelques-uns des plus vieux thèmes de notre socialisme national. Ce qu’il convient d’y redouter c’est moins ce socialisme « dur » dont s’effraient les bien-pesants qu’un socialisme mou, un socialisme soft, un « softcialisme » à la française qui renouerait discrètement avec certaines de nos plus réactionnaires traditions politiques. En clair, et pour le dire d’un mot, je m’inquiète moins d’une imaginaire « radicalisation » que d’une imminente, menaçante et colossale « régression » intellectuelle.
Oui, je dis bien une régression intellectuelle. Et j’en veux pour autre preuve, dans un tout autre ordre d’idée, l’aventure tout de même peu banale qui est en train d’arriver à un Raymond Aron… Car, enfin, vous êtes- vous demandé d’où elle vient, en cet an I du socialisme, cette soudaine et mystérieuse unanimité autour de l’aronisme ? N’êtes-vous pas interloqué de voir la cité savante tout entière transformer en géant de la pensée un homme dont chacun sait — à commencer par lui- même d’ailleurs — qu’il restera surtout par ses talents de journaliste et de vulgarisateur ? N’êtes-vous pas surpris, par exemple, qu’au lieu de la grande émission sur Sartre qu’avait censurée le giscardisme et que nous attendons toujours, la télévision socialiste ait cru bon de nous infliger des heures de banalités sonores et de platitudes péremptoires ? Ma conviction, voyez-vous, c’est que ceci est lié à cela. C’est qu’il était logique que la république des professeurs plébiscite à grands frais le premier prof de France. C’est qu’il n’y avait pas meilleur candidat, surtout, pour le précieux et redoutable ministère de l’Opposition. C’est que le triomphe de l’aronisme n’a été possible, en d’autres termes, que sur fond de misère et d’indigence philosophique.
Je précise que je ne nourris aucune espèce d’hostilité à l’endroit de la personne ou de l’œuvre en tant que telle. J’ajouterai même, pour que les choses soient claires, que je ne suis pas insensible, moi non plus, au charme un peu désuet de cette école de prudence, d’évidence, de bien-pensance. Mais il se trouve simplement que j’ai été formé, jadis, à de tout autres écoles, qui m’ont donné de l’aventure intellectuelle une idée et des modèles autrement plus exigeants. Je fais partie des hommes qui eurent l’immense chance d’apprendre à lire et à penser dans l’œuvre d’un certain nombre de maîtres qui s’appelaient Michel Foucault, Jacques Lacan, Louis Althusser. Il me semble que, de ce fait, et contrairement à la sotte légende qui s’accrédite ces jours-ci, un Aron était moins « méconnu », que proprement méprisé à l’aune de l’époque, de ses mesures, de ses enjeux. Et s’il peut prétendre aujourd’hui à une manière de revanche, je ne puis m’empêcher de songer qu’il le doit moins à ses vertus, à nos progrès en lucidité, ou à une tolérance grandissante qu’à un affaissement brutal de ce qui, jusqu’ici, faisait socle pour la Pensée. C’est Malraux, je crois, qui, dans la Corde et la Souris, notait que « sur fond de néant, la plus humble création prend des allures de miracle »…
Et, de fait, ce n’est peut-être pas tout à fait un hasard si c’est à peu près au même moment qu’un Althusser prend discrètement sa place dans la longue cohorte de ces intellectuels broyés, désespérés, quasi dostoïevskiens qu’a régulièrement produits, au long de son histoire, l’appareil du P.C.F… Si d’étranges croque-morts s’affairent autour du cadavre de Lacan tandis que d’autres, sur la dépouille encore fraîche d’une des plus rudes pensées du siècle, nous bricolent à la diable de pauvres resucées de la bonne vieille « psychologie des foules ». Si Michel Foucault lui-même, provisoirement — et énigmatiquement — silencieux, se voit peu à peu transformé en une sorte d’expert en affaires pénitentiaires que l’on vient consulter, une fois l’an, par habitude, sur la réforme des prisons. Et je ne parle pas des autres, de tous les autres, c’est-à-dire de nous, et puis aussi de moi, démunis, parfaitement désorientés quant aux tâches de la théorie, aux urgences de l’action et à l’assurance même des choses.
Je devine votre impatience. Vous me trouvez bien loin, je suppose, de Pierre Mauroy, de l’état de grâce et des troubles relents du socialisme à la française. Et pourtant j’insiste. Je pense qu’il y a plus de rapports qu’on ne croit entre la folie d’un intellectuel et les péripéties de l’union de la gauche. Je ne suis pas si sûr que vous que la liquidation d’un héritage théorique, et de surcroît analytique, soit absolument sans effet sur l’état de la Cité. Je crois que tout cela se tient, se croise, se répond, dans une logique implacable, même si, parfois, indéchiffrable. Je vois, je devine plutôt, une constellation de signes, de traces innombrables qui, chacun à sa manière, et chacune dans son orbe, témoigne de la même régression. Et c’est bien parce que je vois, parce que je crois cela que je me suis risqué à rompre le silence et à renouer le fil d’un dialogue perdu dont je ne sais plus très bien, du coup, et au terme de cette lettre, si c’est bien à vous qu’il s’adressait ou si, plus secrètement, je le destinais aux clercs, mes pairs, pour les inviter à poursuivre.
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