C’est à Sarajevo, où je suis venu présenter la traduction bosniaque du Lys et la cendre, que je prends connaissance des derniers sondages donnant, notamment à gauche, une nouvelle progression du non.

Vue d’ici, depuis ce petit pays sorti, il y a dix ans, de la dernière guerre européenne, vue depuis cette Bosnie que l’Europe a sacrifiée et qui continue néanmoins, en vertu d’un miracle de l’âme et de la foi, de croire en ses valeurs, vue depuis cette part martyrisée de l’Europe où l’Europe reste, en dépit de tout et de nous, le nom d’une espérance intacte, cette tentation de voter non, cette volonté, en votant non, de sanctionner, sic, le pouvoir en place, cette coalition où l’on côtoie, sans gêne, les représentants de ce que la vie politique française offre de plus glauque, tout cela apparaît de plus en plus bizarre, absurde et, pour tout dire, frivole.

Frivole, nous l’avons assez dit et répété, l’argument d’une Europe « de plus en plus libérale », quand ce traité est celui qui amende le plus profondément la vision purement libérale de l’Europe.

Frivole, l’idée d’une Europe « pas assez sociale », alors que c’est le premier texte du genre où, sous l’influence, notamment, des socialistes belges et français, l’on ait explicitement placé la future politique européenne sous le signe de l’économie sociale de marché.

Frivole, surréaliste et, à force, mensongère, l’idée que ce document sacrifierait le « droit au travail », alors qu’il s’agit du premier traité où l’on ait inscrit, outre des droits fondamentaux absents, non seulement des traités de Nice et Maastricht, mais de notre Constitution nationale elle-même, le mot et, donc, l’exigence du « plein-emploi ».

Frivole toujours, énigmatique, ce refus borné, entêté, sans vraies raisons articulées, ou dont les raisons, quand elles se formulent, ne supportent pas l’épreuve de trois minutes de conversation – frivole et, finalement, suicidaire, ce prétendu « non de gauche » dont le résultat n’est pas de « censurer » le pouvoir en place, mais de le sauver, de l’exonérer de ses responsabilités, de le soustraire au tranchant de la critique politique, puisque la faute, toute la faute, la responsabilité pleine et entière des maux qui accablent les Français deviendraient, à en croire ces brillants esprits, celles de l’« Europe » !

Et puis, non seulement absurde, frivole, suicidaire, etc., mais choquant, et même assez révoltant, ce parfum d’égoïsme national, cette frilosité de nantis qui ne veulent rien lâcher, cette volonté de repli sur le pré carré et ce renoncement à un universalisme qui fut, quoi qu’on en dise, la noblesse et la grandeur de la gauche – choquant, révoltant, le nombrilisme dont témoigne, quand on le voit depuis Sarajevo, ce débat sur la nature et les vertus d’un traité dont on évoque à l’envi les risques de « dumping social », mais dont per- sonne n’a l’air de se demander l’écho qu’il peut avoir au cœur de l’autre Europe : celle que nous avons failli laisser mourir et vis-à-vis de laquelle nous avons une inextinguible dette.

Je repense, comme je le fais chaque fois que je suis ici, aux scènes de cette guerre qui fut la honte de l’Europe, et que l’Europe aurait pu empêcher.

Remontent de ma mémoire, tandis que je reviens sur les crêtes de Grondj et de Debelo Brdo où l’on ne voit plus que des monuments aux morts, à Skanderia ou dans le quartier reconstruit de Dobrinja où les snipers s’en donnaient à cœur joie, dans l’école d’Alipacino Polje où il ne restait, en décembre 1993, quand je suis arrivé pour la filmer, que des touffes de cheveux d’enfants collées aux murs avec leur sang, remontent, oui, de ma mémoire, ces scènes d’épouvante dont nous savions bien, à l’époque, qu’un tout petit peu plus de volonté, donc d’Europe, aurait suffi à les conjurer.

Eh bien, il est là, ce tout petit peu plus d’Europe.

Ils sont là, dans ce traité, ces embryons d’institutions, ces conditions de possibilité d’une politique commune, ce ministère des Affaires étrangères de l’Union dont nous savions qu’ils auraient pu contribuer à éviter le pire.

Mais tout le monde, en France, s’en moque.

Cette Bosnie, dont la société multiconfessionnelle et multiethnique fut et, à bien des égards, demeure la miniature et le modèle de l’Europe citoyenne selon nos vœux, elle est à mille lieues des préoccupations de ces singuliers progressistes dont l’horizon semble se borner au prix de la betterave et à la non-concurrence dans la plomberie.

Dans ces débats insupportablement académiques où l’on a vu les batteurs d’estrade rivaliser de virtuosité pour nous expliquer ce que « vrai socialisme » ou « altermondialisme » veulent dire, je ne suis d’ailleurs pas certain d’avoir entendu prononcer une seule fois ce nom même de la Bosnie devenu (comme celui, plus brûlant encore, de Tchétchénie) le fantôme sanglant de cet opéra-bouffe référendaire.

Et je finis par me demander si nous avions si complètement tort quand, avec mes camarades de l’époque, dans notre colère contre les nouveaux collabos qui peuplaient alors les chancelleries, nous écrivions : « c’est l’Europe qu’on assassine à Sarajevo ».


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