Un ami commun, Marc Jolivet, me suggère de joindre cette lettre à celles de tous les amis ou adversaires qui vous écrivent depuis quelques semaines – cf. Libération du 10 juillet – dans votre cellule de Villeneuve-lès-Maguelone.

Je le fais, bien entendu. Et si je le fais, si, malgré tout ce qui nous sépare, j’accepte cette idée d’engager le débat avec vous, c’est pour au moins trois raisons.

Votre style, d’abord. Ce que je devine de votre honnêteté, de votre intégrité morale, politique. Cette image, que vous donnez, d’un homme qui semble ne céder ni sur son désir ni sur les idéaux de sa jeunesse.

Votre volonté de faire, à la place des politiques, quand les politiques désarment ou démissionnent, le boulot qu’ils ne font plus. J’aime bien cette démarche. J’aime l’idée qu’un citoyen vienne dire que la gauche a trahi, qu’elle a renoncé à prêter sa voix aux sans-grade, aux démunis et qu’il faut, donc, réinventer la gauche. Je trouve importantissime que l’on entende des gens nous expliquer, à l’âge de l’argent roi et de la spéculation déchaînée, que le capitalisme est en train de devenir fou et, ce qu’à Dieu ne plaise, de prendre le risque de se saborder.

Et puis votre internationalisme enfin. Oui, votre internationalisme. Je ne suis pas de ceux qui, en effet, vous voient comme un nouvel Astérix, nationaliste, franchouillard, crispé sur les valeurs de la France traditionnelle. Et je prends au sérieux, voyez-vous, l’écart que vous ne cessez de marquer, sur ce terrain, avec la droite souverainiste ou extrême – je prends très au sérieux les textes où vous vous réclamez des mouvements de désobéissance civile américains ou des associations de paysans pauvres type Via Campesina, pour opposer, en gros, une bonne mondialisation à la mauvaise.

Reste, cher José Bové, qu’il y a, dans vos déclarations récentes, des choses qui ne vont pas, qui m’ont parfois même scandalisé, et je suis d’autant plus à l’aise pour vous dire qu’elles déshonorent votre combat.

Je passe sur l’objet même du délit qui fait que vous êtes là – je passe sur la drôle de démarche qu’est, pour un non-violent, pour un disciple de Martin Luther King et d’Henry David Thoreau, le fait de « démonter », c’est-à-dire, en clair, de saccager un McDonald’s.

Je passe aussi sur ce que vous dites de la « malbouffe » et, notamment, des OGM. Je ne suis, pas plus que vous, expert en la matière. Mais je connais les analyses de ceux qui, tout en déplorant, comme nous tous, l’arrogance de la technoscience, nous disent que les organismes génétiquement modifiés sont peut-être, au contraire, la chance des pays pauvres. Et je trouve que vous en prenez bien à votre aise avec l’exigence toute simple – et à laquelle nul, depuis le tristement célèbre Lyssenko, ne devrait pouvoir se dérober – de mettre ces techniques à l’épreuve, de les soumettre à l’expérimentation.

Non. Ce qui ne passe pas et qui, pour moi, est inacceptable, c’est la façon que vous avez eue, par exemple, au moment de votre voyage à Ramallah, en avril, de prendre, sans enquête, sans précautions, sans un mot de compassion, surtout, pour les victimes civiles, en Israël, des attentats suicides palestiniens, c’est cette façon que vous avez eue, donc, de prendre fait et cause pour l’un des deux camps sans la moindre considération des arguments et de la souffrance de l’autre.

Ce qui ne passe pas, ce qui passe, si j’ose dire, encore moins, ce sont les déclarations indignes que vous fîtes quand, à votre retour, interrogé sur les attentats antisémites qui venaient d’endeuiller la France, vous avez osé poser la question de savoir « à qui profite le crime » et, répondant qu’il profitait, sic, aux « services secrets » israéliens, expliquant que ceux-ci avaient « intérêt », re-sic, à « créer une certaine psychose » pour mieux « détourner les regards » des crimes commis en Cisjordanie, vous avez osé insinuer que ce sont les juifs eux-mêmes qui posaient les bombes dans les synagogues.

Et puis, ce qui ne passe pas non plus, c’est toute cette phraséologie qui, depuis le temps du Larzac, accompagne votre combat et fleure, ne vous en déplaise, le pire XIXe siècle. Proudhon, cher José Bové, n’est pas le bon révolté, l’esprit libre que vous croyez. Bakounine et Kropotkine, je vous expliquerai pourquoi si nous nous rencontrons un jour, ne sont ni moins fanatiques, ni moins totalitaires que les pires des staliniens. Et quant au thème des « maîtres du monde » posant leur sale main sur une planète innocente, quant à l’idée d’une conspiration ourdie, à l’ombre des tours de verre de Wall Street, contre les nouveaux damnés de la terre, quant à cette idéologie du complot que l’on trouve dans vos textes les plus récents et dont les organisations multilatérales seraient les principaux suppôts, tout cela ressortit à la magie, à la sorcellerie, pas à la politique – et c’est avec la magie, c’est avec cette « marée noire » de la pensée, avec ces « causalités diaboliques » que l’on fait (j’aimerais, aussi, pouvoir vous en convaincre) les politiques qui, à l’arrivée, seront les plus réactionnaires.

Parlons de tout cela, cher José Bové. Discutons. Je vous souhaite, pour l’heure, une prompte libération.


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