Dans cinquante jours à peine vous serez, en principe, l’homme le plus puissant du monde.
Je dis « en principe » car le premier défi auquel vous aurez à faire face sera celui, justement, du déclin de la puissance de votre pays. Depuis le temps qu’on nous l’annonce, ce déclin ! Eh bien, cette fois, il est là. Et la montée en force de l’Asie, le réveil de l’Inde et, surtout, de la Chine ont bel et bien fini par créer une nouvelle donne planétaire. Votre réponse, alors, à cela ? La réaction de la nouvelle Amérique à ce nouvel ordre mondial ? Nul ne regagnera jamais le terrain perdu par les usines de l’Ohio et du Michigan. Mais une Amérique ambitieuse peut, en revanche, trois choses – qui, dans le monde de demain, compteront au moins autant. Primo, faire que les brevets sur lesquels travailleront les nouveaux capitalistes d’Asie continuent d’être made in USA. Secundo, faire que l’on continue de penser, en Asie et ailleurs, que c’est à Yale ou à Princeton que sont les meilleurs centres de formation pour les leaders et managers du monde. Et faire enfin – tertio – que les profits engrangés continuent de trouver dans les banques américaines les produits financiers les plus sophistiqués et les plus sûrs. Tant que l’Amérique gardera la haute main sur ces trois secteurs, elle aura les clefs du vrai pouvoir. Tant que la planète s’en remettra à elle en matière d’innovation scientifique, de fabrique de ses élites et d’allocation de ses actifs, l’essentiel sera sauf. Telle est, dès lors, votre tâche. Et telle votre toute première priorité. Ou bien les États-Unis, sous votre mandat, engagent une vraie politique de la Recherche, aident réellement leurs Universités à conserver leur avance et réforment en profondeur un système financier sinistré. Ou bien ils n’en font rien ; ils laissent faire la main invisible du marché ; ils tardent, par exemple, à engager la réforme intellectuelle, morale, technique, dont leur système bancaire a besoin – et ils céderont la place à d’autres. D’un mot, Monsieur le futur Président, c’est par l’immatériel, au sens large par la culture, qu’il faudra que vous commenciez.
Le deuxième défi auquel vous serez confronté sera, dans l’ordre des relations internationales, celui des ambitions de la Russie telles qu’elles viennent d’apparaître à l’occasion de la crise en Géorgie. Là non plus, votre prédécesseur n’a pas pris la mesure de l’enjeu. Il n’a pas entendu l’avertissement, pourtant clair, que lui avait lancé Vladimir Poutine lorsque, dans une adresse, en avril 2005, à l’assemblée fédérale de Russie, il avait déclaré que l’effondrement de l’Empire soviétique était « la plus grande catastrophe du XXe siècle ». La plus grande, vraiment ? Plus grande, donc, que les deux guerres mondiales ? Qu’Auschwitz ? Qu’Hiroshima ? Que les génocides du Cambodge, du Rwanda, du Darfour ? Oui. C’est cela. C’est bien cela qu’il a dit. Et c’est ce dont il vous appartiendra, une fois élu, d’évaluer les conséquences. Car un homme qui dit cela ne peut pas en rester là. Un homme qui pense, en son âme et conscience, que l’émancipation des anciennes colonies russes est un cataclysme plus grand qu’Auschwitz ne peut pas, s’il est conséquent, ne pas tout faire, vraiment tout, pour réparer les dégâts du cataclysme. En Géorgie. Mais aussi en Moldavie. En Ukraine. Un jour, dans les pays baltes. Sans parler du Kazakhstan ou de l’Azerbaïdjan dont dépend la sécurité de l’approvisionnement en énergie de l’Europe et qui, voyant avec quelle mollesse nous réagissons au coup de Tbilissi, choisiront eux-mêmes leur camp et iront se mettre tout seuls, avant d’y être forcés, sous la protection des mafieux postsoviétiques. Nouvelle guerre froide. Nouveau visage d’un partenaire qu’il faudra apprendre à traiter, aussi, en adversaire. Et, pour cela, des nouveaux codes, des nouveaux signaux, ainsi qu’une nouvelle langue de la pression et de la sanction. Le Président sortant croyait encore, par exemple, que c’est avec de vagues gesticulations militaires au large de Sotchi qu’on effraie les oligarques du Kremlin. Le nouveau Président devra comprendre que, dans le monde qui se prépare, la seule langue que ce type de gens comprenne est la langue de l’intimidation commerciale, du chantage économique voire de la pression par les mécanismes du marché.
Au-delà du cas de la Russie, la bataille pour la promotion, dans le monde, des valeurs et des pratiques démocratiques sera un autre enjeu de votre mandat. Non que votre prédécesseur ne l’ait pas menée, cette bataille. Mais il l’a mal menée. Il s’est emparé de ce grand et beau thème qu’est le thème de l’exceptionnalisme d’une nation ayant reçu mandat d’encourager les peuples à se débarrasser, comme elle, de ses tyrans – mais pour en offrir, en Irak notamment, une version caricaturale et inepte. En sorte que la tâche qui vous incombe sera de vous réemparer de ce thème, de le remettre sur ses pieds, de lui rendre son sens et son honneur – votre responsabilité sera, en corrigeant les erreurs de Bush, de ne surtout pas être tenté de prendre l’autre voie, symétrique, qui est celle de l’isolationnisme et qui a trop souvent été la ligne de plus grande pente de la politique américaine. Comment, alors ? Quelle différence entre l’approche « néocon » de l’exceptionnalisme et la vôtre ? C’est, en fin de compte, assez simple. Le néocon estimait que la démocratie se décrète ; vous expliquerez qu’elle se construit. Il croyait qu’il suffit de dire : « que la lumière démocratique soit » pour que cette lumière, en effet, soit ; vous répondrez que la démocratie est affaire de temps, de volonté, de patience. Le néocon n’avait pas rompu avec ce préjugé messianique que les pionniers du mouvement avaient eux-mêmes hérité de leur passé d’extrême gauche (cette foi, bien paresseuse, en un sens de l’Histoire censé accoucher seul, sans effort ni intervention des hommes, jadis de la société sans classes, aujourd’hui de la démocratie) ; vous conserverez l’objectif mais en posant la question des moyens concrets, c’est-à-dire politiques, franchement et clairement politiques, de mettre en œuvre cet objectif (votre futur Secrétaire d’Etat aura affaire, en France, à un certain Bernard Kouchner qui est l’un des meilleurs experts mondiaux de ce nation building démocratique – je recommande d’entrer en contact avec lui, vivement et sans délai…).
Prenons la question par l’autre bout. Quelle fut, à la fin des fins, la source de l’illusion des néocons ? La politique, justement. Le discrédit où, sous leur règne, est tombé le souci même du politique. Le fait, pour être précis, qu’un homme qui n’y croit pas at home ne peut pas y croire non plus abroad. Ou le fait, pour être plus précis encore, qu’à force de répéter que l’Etat n’a rien à objecter, sur le territoire même des États-Unis, aux inégalités sociales, à la grande pauvreté ou aux problèmes de santé publique, on en vient très logiquement à penser qu’il n’a rien à dire non plus de la façon dont, en Irak, on bâtit une armée, une administration, des écoles. Eh bien supposons, un instant, que vous entendiez ma recommandation. Et supposons que vous preniez au sérieux cet enchaînement causal que je décris. Vous ferez le même chemin, mais à l’envers. Vous tirerez les mêmes conclusions, mais dans l’autre sens. Et au lieu de penser : « parce que je ne veux pas de politique de santé dans les quartiers déshérités de Buffalo ou de Los Angeles, j’amène un corps expéditionnaire à Bagdad sans avoir la moindre idée de ce que je vais, le lendemain, m’employer à y mettre en place », vous direz : « parce que je ne veux plus envoyer de troupes où que ce soit sans avoir une image claire de la nation qu’il convient d’y bâtir, je commence à comprendre que mon rôle est aussi, à Buffalo, de protéger les plus démunis ou, à New Orleans, de réparer les digues sans attendre le prochain ouragan. » Vous romprez, ce faisant, avec un abaissement du « gouvernement » qui a commencé bien avant les années Bush. D’un wilsonisme rectifié, vous glisserez, insensiblement mais clairement, vers un rooseveltisme revisité. Démocrate ou républicain, vous serez un président politique renouant – c’est une autre recommandation – avec ceux des Pères fondateurs qui, sans évidemment renoncer au sacro-saint principe de liberté individuelle, ont tout de même posé que le rôle des gouvernants est aussi d’assister, secourir, protéger, leurs gouvernés.
Vous aurez à définir enfin une position à l’endroit d’un monde musulman devenu, depuis le 11 Septembre, le lieu de toutes les interrogations. Je passe sur le caractère souvent liberticide – Guantanamo, la torture, telles clauses du Patriot Act à abolir dès votre prise de fonction – de la « guerre contre la terreur ». Je passe aussi sur la colossale erreur stratégique – à corriger, elle aussi, d’entrée de jeu – qui consista à s’allier avec un Pakistan jouant les meilleurs élèves de la classe antiterroriste dans le moment même où il fournissait aux assassins leurs sanctuaires les plus solides. Il y a, quant au fond, deux attitudes possibles et deux seulement. Il y a l’attitude négative, guerrière, plus ou moins inspirée par les mauvais prophètes du clash des civilisations entre l’Occident dans son ensemble et un monde de l’Islam pris, lui aussi, comme un bloc : impasse, désastre. Et puis il y a une autre attitude qui partirait du principe que le seul vrai clash, le seul affrontement sérieux et qui compte, est celui qui divise l’Islam d’avec lui-même et oppose, en Islam, les partisans du fanatisme et les apôtres des Lumières musulmanes : nul ne s’y est vraiment essayé – pourquoi pas vous ? Qu’il faille combattre les premiers et le faire sans leur trouver ni circonstances atténuantes ni excuses, nul, en effet, n’en doute. Mais il faut, aussi, parler aux seconds. Il faut leur dire et leur montrer qu’ils sont moins seuls qu’ils ne le redoutent. Il faut les aider, les financer, leur donner le courage de tenir et de lutter, les saluer. C’est ce que nous fîmes, dans les années 1970 et 80, avec les dissidents du soviétisme. Pourquoi ne ferions-nous pas de même avec ces femmes, ces esprits libres, ces intellectuels persécutés, qui sont à l’Islam totalitaire ce que ces dissidents étaient au fascisme rouge ? Pourquoi pas, en direction de ces nouveaux héros de la démocratie, le même type de chaîne de la solidarité et de l’espoir qui s’organisa, naguère, autour des amis de Soljenitsyne et de Sakharov ?
L’antiaméricanisme, Monsieur le futur Président, est devenu une nouvelle religion planétaire. Et l’on n’en finit malheureusement pas, ni en quatre ans ni en huit, avec une religion. Mais enfin, si vous faisiez déjà cela, si vous consentiez, sur ces quelques terrains sensibles, à tenir le langage de la vérité et du courage, vous donneriez à votre pays un visage qui, déjà, ne serait plus tout à fait le même. C’est cela, aussi, l’exceptionnalisme. C’est cela, aussi, que le monde attend de la « shining house upon the hill ».
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