Première lettre

J’aime l’idée, cher Bob, que nous reprenions le dialogue ici. Car, la dernière fois c’était quand ? Il y a dix ans ? Quinze ? Vingt ? Je ne sais plus. Nous nous étions engueulés, si ma mémoire est bonne, sur l’affaire de l’Éthiopie. Le régime éthiopien, celui du Négus rouge, Mengistu, était en train d’affamer son pays, de liquider en douceur toute une partie de sa population et de remodeler jusqu’au visage de l’Éthiopie. Et il y avait, à l’époque, deux positions. L’une qui disait : « il faut aider coûte que coûte » – et c’était votre position. L’autre qui disait : « attention, en aidant, de ne pas faciliter la tâche des assassins et de ne pas leur donner l’argent dont ils ont besoin pour déplacer leurs populations » – et c’était, au fond, la mienne. Aujourd’hui, le temps a passé. On est loin, très loin, de tout ça. Quand je repense à cette période, je me dis que vous aviez raison dans votre côté « urgence, action à tout prix, pas une minute à perdre ». Et je crois que j’avais raison, moi, en posant la question des rapports entre l’humanitaire et le politique. En un mot, il faut marcher sur les deux jambes. Plus que jamais, sur les deux jambes. Comme je le fais au Burundi où j’ai créé une radio qui est l’exact contraire de l’abjecte Radio Mille Collines qui fut à l’origine du génocide au Rwanda. Ou comme nous le faisons, vous comme moi, au Darfour où nous tentons de sauver ce qui peut encore l’être des populations survivantes du massacre tout en faisant pression sur la communauté internationale pour qu’elle fasse elle-même pression sur le Président Al-Béchir…

Deuxième lettre

Ce qui m’effraie, quand je vais en Afrique, c’est le sentiment d’un continent en train, comment vous dire ? de sortir purement et simplement de l’Histoire. C’est pire encore que la faim. Pire encore que la misère. C’est pire que ce que nous redoutions, dans notre jeunesse, quand nous décrivions l’Afrique comme étant au (mauvais) bout de l’horrible chaîne de l’exploitation et de l’oppression. Le sentiment, là, c’est celui d’un continent qui a lâché la corde. Ou, plus exactement, d’un continent que le reste du monde est en train d’abandonner. C’est frappant pour le Darfour où se produit, sous nos yeux, un massacre de masse d’une ampleur hallucinante et qui, à part nous et quelques autres, n’arrive à intéresser personne. Cela m’a frappé, l’autre semaine, au Burundi, ce pays jumeau du Rwanda où j’ai eu la sensation, tout à coup, d’une terre désolée, absolument désolée, abandonnée des dieux et des hommes et dont le sort n’importait plus à quiconque. Il y a là des gens extraordinaires. Des intellectuels de premier ordre. Des paysages magnifiques. Une culture très belle. Et, soudain, l’idée suivante m’a traversé : imaginons, ce qu’à Dieu ne plaise, qu’un cataclysme détruise tout cela ; imaginons (hypothèse absurde, mais imaginons-la quand même) que tout cela, que j’avais sous les yeux, disparaisse brusquement par on ne sait quel décret diabolique ; eh bien aucun équilibre, ni économique, ni démographique, ni financier, ni même écologique n’en serait modifié sur la planète ; j’ai réalisé qu’il y avait là une portion du monde dont le monde avait fait en sorte de pouvoir, littéralement, se passer… C’est rare de se dire ça. C’est rare et c’est terrible. Et c’est pourtant bien ce qu’on se dit quand, comme vous ou moi, on connaît un peu l’Afrique et qu’on l’aime. Vous me trouvez pessimiste ? Peut-être. Mais je pense, vraiment, que c’est contre ça qu’il faut lutter. Contre ça d’abord. La première tâche, autrement dit, devrait être de faire rentrer dans l’Histoire cette Afrique martyre.

Troisième lettre

Bien sûr, Fukuyama a tort ! J’ai consacré des pages et des pages, presque des livres, à démontrer qu’il avait tort, philosophiquement tort, et que son rêve d’une Histoire achevée était un rêve absurde, complètement chimérique, comme l’était d’ailleurs le même rêve quand il était porté par ses grands prédécesseurs Kojève et Hegel. Vous n’allez donc pas m’apprendre cela. A mes yeux, lui et Huntington, le théoricien du clash des civilisations, incarnent, au même titre ou presque, les deux pensées auxquelles il faut s’opposer et contre lesquelles il faut penser. On est d’accord, donc, là-dessus. Ce que je vous ai dit c’est autre chose. A savoir qu’il y a une sorte d’ironie, ou de ruse, de l’Histoire présente qui fait que cette sortie de l’Histoire qui était supposée arriver dans les grands pays démocratiques et développés est en train d’arriver en Afrique – mais sous une forme terrible, tragique, forcée, sanglante et, parfois, génocidaire. Afropessimisme ? Peut-être. J’espère. J’espère, oui, que vous avez raison quand vous dites que l’Afrique est le prochain continent, le continent du prochain siècle, etc… Mais, pour l’instant, nous n’y sommes pas. Et ce que je vois, moi, dans mes voyages, c’est le crime à grande échelle, les milices d’enfants soldats, les armées perdues avec leurs stocks d’armes colossaux qui se perdent dans la brousse et ressortent dans des guerres d’une violence inouïe.

Vous me parlez du Nigeria. J’ai fait, il y a quelques années, un reportage à Lagos. Je suis allé voir de près cette non-ville, en train de mourir sur pied, presque de pourrir, avec son peuple de déshérités absolus. Pétrole ou pas, qu’est- ce que ça change quand tout est organisé pour tenir 90 % de la population aux lisières de la vie et de la survie humaines ? A quoi bon être l’un des plus grands producteurs de brut au monde, quand on est dirigé par une caste qui n’est pas loin de considérer, avec l’assentiment de l’Occident, que le pays utile se réduit au tracé des pipelines et que le reste peut aller en enfer ?

Vous me parlez de l’Angola. Et vous avez raison de dire que c’est là, aussi, que nous irons chercher notre pétrole le jour où nous aurons compris que notre dépendance à la Russie et au monde arabe est totalement suicidaire. Mais je suis allé, également, en Angola. Et l’Angola est, en même temps, dans un état tellement désespéré… Un parti pseudo-marxiste au pouvoir… Un régime parfaitement despotique… Des zones entières qui ont été pillées, détruites, brûlées jusqu’à la dernière herbe de brousse par la guerre fratricide qui a opposé, pendant si longtemps, les troupes du MPLA à celles de Savimbi. Et, là aussi, un « pays utile », celui des réserves pétrolières, qui se réduit à une zone infime, une sorte de pays offshore, extérieur à lui-même et à sa propre géographie…

Je pourrais multiplier les exemples. Le Rwanda, bien sûr. Le Soudan, cher à notre cœur. Le Zimbabwe. Le Congo Kinshasa. Je veux juste dire qu’il y a encore du chemin à faire, beaucoup de chemin, avant de voir l’Afrique rejoindre le destin que vous lui prêtez et qui devrait être en effet le sien. Quand ? A quelle échéance ? A quel prix ? Et moyennant, en Europe, quelle révolution intellectuelle et morale ? C’est la question. Et c’est, pour le coup, notre combat commun.


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