Le plus frappant et, d’une certaine manière, le plus terrible dans l’interminable tragédie dont Lampedusa est devenue le symbole, c’est l’indifférence avec laquelle nous, citoyens de l’Europe nantie, la traitons et la vivons.

Nos chefs d’État l’ont bien mise, la semaine dernière encore, au programme de leur sommet de Bruxelles.

Mais on sentait bien que le sujet venait après l’« union bancaire », le « paquet télécoms » ou l’affaire des écoutes sauvages et, au demeurant, parfaitement scandaleuses, auxquelles les ont soumis leurs alliés américains.

Et, quant aux opinions publiques, elles ne semblent guère plus mobilisées – voyant sans les voir, telle une calamité naturelle de plus, ces cadavres repêchés au fond de ce qui est en passe de devenir le plus grand cimetière d’Europe: les uns se débarrassent de la question en disant qu’il faut aider les pays de départ à mieux contrôler leurs côtes ; les autres en ajoutant qu’il faut, en militarisant les mers, déclarer une guerre totale aux trafiquants et autres passeurs qui font commerce de la détresse de ces femmes et hommes prêts à tout pour échapper à l’enfer que devient leur pays natal ; d’autres encore en plaidant, ce qui ne mange pas de pain et repousse, surtout, aux calendes grecques la recherche de possibles réponses, pour une mondialisation plus heureuse, moins inégale et encourageant les migrants à rester chez eux et à s’y fixer ; mais ce qui frappe, oui, c’est l’indifférence, la légèreté, voire l’engourdissement des intelligences et des sensibilités que provoque ce drame inédit, sinon par sa forme, du moins par son ampleur (le sommet de la bêtise ayant été atteint par ce sénateur français déclarant, il y a quinze jours, que l’ancien dictateur libyen, Mouammar Kadhafi, était, lui au moins, un bon garde-côte – en omettant de préciser que c’était, d’abord, un maître chanteur qui ouvrait et fermait son robinet à immigrés au gré des milliards d’euros de rançon annuels que l’Europe acceptait, ou non, de lui verser pour prix de ses services…).

Je n’ai, faut-il le préciser, pas plus d’idée que d’autres de ce qu’il est concrètement possible de faire.

Mais on me permettra de rappeler quelques-unes des idées simples qu’il faudra avoir à l’esprit le jour – que j’espère proche – où l’on se décidera à prendre le problème à bras-le-corps.

Première idée simple : ce qui se passe au large de Lampedusa ne relève pas de la seule logique humanitaire mais du droit et, déjà, du droit de la mer, qui fait obligation de secourir des femmes et hommes qui, avant d’être des « migrants », ou des futurs « clandestins », sont des sujets de droit dont nous avons, que nous le voulions ou non, l’imprescriptible responsabilité (sans même parler du droit d’asile, qui leur sera ou non accordé, mais dont nous avons aussi le devoir d’examiner au cas par cas, candidat après candidat, sereinement, la recevabilité juridique et politique – on en est loin !…).

Deuxième idée simple : c’est, aussi, un drame humanitaire et il est essentiel que toutes les associations humanitaires qui ont fait, depuis des décennies, un admirable travail en Érythrée, au Tigré ou dans les autres pays déshérités d’Afrique d’où partent la plupart de ces candidats à l’exode, trouvent le moyen de se redéployer au large de la nouvelle île du diable qu’est devenue Lampedusa (comment se fait-il, je le répète depuis des semaines, que les mêmes militants des droits de l’homme qui, moi compris, trouvaient normal, il y a trente ans, d’aller repêcher les boat people en mer de Chine soient incapables du moindre geste de solidarité maintenant que les boat people sont là, en Méditerranée, à nos portes ?).

Et puis la troisième, peut-être moins simple, mais si claire, si évidente : parce que l’Europe, telle que l’ont pensée, de Husserl à Jean Monnet, tous ses pères fon- dateurs sans exception, est un continent ouvert sur le monde qui se renie s’il devient une forteresse, parce qu’elle est la patrie de l’Universel, c’est-à-dire de cette offre faite aux sujets, à tous les sujets, d’excéder la triple loi du national, du naturel et du natal pour accéder à une liberté supérieure ancrée, non dans le sol, mais dans l’Idée et parce que les migrants de Lampedusa font une traversée dont l’itinéraire n’est pas sans rappeler celui de la petite princesse Europe qui, selon la mythologie fondatrice de notre Europe, partait des côtes du Proche-Orient pour arriver, portée par un taureau ailé guère plus fiable que les rafiots de fortune sur lesquels embarquent les désespérés d’aujourd’hui, non pas exactement à Lampedusa, mais en Crète ; pour toutes ces raisons, c’est le sort de l’Europe qui se joue là ; c’est la définition de l’Europe qui est mise, là, à l’épreuve ; c’est l’âme de l’Europe qui est, dans chacun de ces petits corps, horriblement alignés et, souvent, sans nom, mise à la torture et mortifiée.

De deux choses l’une.

Ou bien l’état d’urgence européenne est décrété, sans délai, dans l’île – et je dis bien « européenne », car la recherche des solutions ne saurait évidemment incomber à la seule Italie.

Ou bien nous nous accoutumons à cette idée d’une humanité à deux vitesses selon que l’on est né d’un côté ou de l’autre des portes de la citadelle – et nous tournons le dos, sans retour, à cette Europe que nous prétendons construire mais qui est peut-être en train de faire naufrage sous nos yeux.


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