Est-il si sûr que le « rapport des sages » recommandant la levée des sanctions contre l’Autriche soit une « victoire » de Haider et un « désaveu cinglant » pour la France de Chirac et Védrine ?
1. Le rapport en question, contrairement à ce qui s’est écrit un peu partout, n’équivalait en aucune façon à un blanc-seing donné au populisme. Il parlait d’« extrémisme ». Il relevait des cas de « propagande anti-immigrés », voire un climat de « xénophobie », rendus possibles par l’agitation des activistes du FPÖ. Il évoquait la tendance croissante, notamment impulsée par le ministre de la Justice Dieter Böhmdorfer, à une criminalisation des opposants qui n’est pas dans les habitudes, que l’on sache, des régimes démocratiques. Bref, il confirmait bel et bien, dans toute une série d’alinéas que la presse autrichienne, mais aussi, et c’est plus étrange, une partie de la presse française, a cru bon de passer sous silence, la légitimité de l’émoi ressenti, dès le premier jour, par la « société civile » viennoise en face d’un régime qui, s’il n’est pas qualifié de « fasciste », est très clairement désigné comme un adversaire potentiel des « valeurs communes de l’Europe ». Il y a, dit le rapport, un danger. Que ce danger ait été, jusqu’ici, endigué n’implique ni qu’il n’ait pas existé ni qu’il ait cessé de menacer. Et les partenaires de l’Autriche ont eu raison de prendre, France en tête, des mesures de prévention et de défense.
2. Ce rapport ne disait pas non plus que Chirac, Védrine, les Belges, les Portugais se seraient trop vite emballés, qu’ils auraient choisi des mesures mal adaptées et que c’est le principe même des sanctions qui était illégitime ou nocif. Il disait que les sanctions ont été utiles, au contraire. Il disait, ou sous-entendait, que c’est parce qu’il y a eu sanctions, parce qu’elles ont pesé comme une bonne et juste menace sur un gouvernement dominé par « un parti populiste de droite aux caractéristiques extrémistes », parce qu’elles l’ont contraint, ligoté, mis au défi ou en demeure de produire à tout instant les preuves de sa bonne conduite, bref, parce que le gouvernement Schüssel a été mis, aussitôt, « sous surveillance » d’une Union européenne exigeante et vigilante, que l’Autriche a évité le pire. Il ajoutait simplement qu’il y a un temps pour chaque chose et que, d’utiles qu’elles ont été, les sanctions pouvaient devenir « nuisibles » et qu’il fallait, au nom des mêmes principes qui les ont fait établir, songer maintenant à les lever. Pas de doctrine, autrement dit, pro ou anti-sanctions. Pas de position de principe sur le caractère fondamentalement contre-productif d’une ingérence dans les affaires intérieures d’un État membre de l’Union. Mais une analyse stratégique qui disait en substance : il a fallu des sanctions ; maintenant, il n’en faut plus ; car la lutte anti-Haider doit passer à une seconde phase avec création – je cite – de « nouveaux mécanismes » de « surveillance et évaluation » des éventuels dérapages antidémocratiques.
3. Pourquoi enfin, en vertu de quel singulier masochisme, laisserions-nous dire que cette levée des sanctions signe le triomphe du seul Haider ? J’ai entendu, moi, un homme développer, dès février, une analyse du type de celle des trois sages et demander, comme eux, la levée de sanctions auxquelles il ne croyait déjà pas. Cet homme, ce n’était pas Haider. C’était Ariel Muzikant, président des communautés juives d’Autriche. Et nous nous trouvions sur Heldenplatz, face à la foule des trois cent mille jeunes gens venus huer le FPÖ et porter, dans la joie, les couleurs de « l’autre Autriche ». Muzikant avait-il tort ou raison ? Il exprimait l’avis d’une large fraction de l’opinion qui, tenant pour acquis qu’on ne pouvait pactiser avec un parti entretenant avec le passé hitlérien de si troubles relations, pensait, dès cette époque, qu’il y avait d’autres moyens de l’isoler et de le combattre. C’est à eux que les sages donnent, à la limite, raison. C’est cette frange de l’opinion autrichienne qui serait, à tout prendre, en droit de pavoiser. Ce rapport des sages, c’est la victoire, si victoire il doit y avoir, de Muzikant, pas de Haider.
Bref, il faut beaucoup de mauvaise foi, ou de frivolité, pour voir dans ce rapport l’appel à une révision déchirante de la politique adoptée jusqu’à présent. Il plaide, et c’est tout différent, pour un affinement de cette politique. Il invite, et c’est de bonne guerre, à l’adaptation d’un cadre dont on ne voit pas, en effet, pourquoi il resterait immuable. Il nous assigne enfin, et c’est l’essentiel, d’autres rendez-vous qui seront la vraie mesure, pour le coup, de notre « réussite » ou de notre « échec ». Le 28 octobre, à Vienne, où l’opposition démocratique prépare sa grande manifestation nationale contre l’axe Haider-Bossi, le leader de la Ligue du Nord en Italie. Ou le 10 du même mois, où c’est Haider lui-même qui viendra, dans son fief de Klagenfurt, en Carinthie, célébrer, à grand renfort de haine, d’attaques personnelles, d’injures et de provocations antifrançaises, la prétendue « victoire de l’Autriche sur l’Europe ».
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