L’obsession identitaire : voilà l’ennemie. Au moment où tant d’intellectuels français sont gagnés par la fièvre de l’identité nationale, qui les rapproche consciemment ou non, du nationalisme lepénisé, BHL s’obstine, droit dans sa chemise blanche, à ferrailler avec rage contre le vertige régressif de « ceux qui sont nés quelque part ».
Il a écrit une pièce, Hôtel Europe créée à Sarajevo, puis à Venise et Odessa, avant d’être montée à Paris, foisonnant soliloque d’un intellectuel qui pourrait être lui, s’il n’était joué par le bon géant Jacques Weber, éructant et sensible. Weber-BHL a pris une chambre à l’Hôtel Europe, situé justement à Sarajevo, pour rédiger un discours… sur l’Europe. La pièce suit les méandres baroques de l’écriture, sur fond d’espoir crépusculaire et d’enthousiasme déçu pour l’Union.
A cette idée dramatique tenue jusqu’au bout, Lévy a ajouté un essai politico-philosophique qui nous ramène au cœur du débat français. Alain Finkielkraut, talentueux et fébrile, vient d’emporter un succès d’éditions en décrivant L’Identité malheureuse, qui caresse tant d’intolérances dans le sens du poil. BHL, son frère ennemi, rétorque en fustigeant l’identité dangereuse, celle qui brandit la manie du Même pour rejeter l’Autre. Son propos n’est pas de « lutter contre le front national », vieil exercice indispensable mais déjà connu, même s’il étrille la famille Le Pen au passage. Il est de nous ramener au cœur philosophique de la réflexion sur la maladie identitaire, diagnostiquée depuis longtemps par les meilleurs penseurs. Il appelle à lui Sartre qui ne croit pas au moi substantiel et qui se révolte contre l’« idem » par amour de la liberté, ou bien Foucault qui voyait dans l’identité une prison et, surtout, un mensonge, qui assigne à résidence le sujet dans une nature unique, alors que l’identité justement, est plurielle, ce que les nationaliste ne veulent pas voir. On est français et autre chose – parce qu’on a une foi, une conviction, un attachement aussi fort à une idée, à l’Europe, par exemple – ce qui préserve la liberté de choix et prévient l’intolérance. BHL convoque encore Lévi-Strauss, qui met l’éthique à la place de l’Être ou Adorno qui voit dans cette identité destructrice la réduction de l’individu à l’espèce ou au genre. La nation est-elle une simple base pour se saisir du vaste monde ? Ou bien une prison affective et intellectuelle ?
Ainsi, l’Europe change de statut. Elle n’est pas seulement la réunion raisonnable de nations qui veulent un destin commun, la construction d’une haie de paix et de stabilité, la recherche commune d’une prospérité. Elle est l’antidote philosophique au poison identitaire. Elle se situe dans l’au-delà de la politique en proposant à l’individu de se libérer de ses racines sans les renier pour autant, de quitter la terre et les morts sans les oublier, pour se rallier à la construction d’une liberté nouvelle, celle d’un empire démocratique établi par contrat. On retrouve Habermas et son « patriotisme constitutionnel », une Europe néokantienne qui n’aurait pas oublié de lire Heidegger et les existentialistes et de mesurer la fragilité du progrès.
Idée philosophique, l’Europe se doit en tout cas d’être héroïque. Elle a sacrifié la pauvre Bosnie, décor mélancolique et sujet souffrant de cet essai en forme d’appel au secours Elle doit se hisser à la hauteur de son propre projet, en choisissant vite l’intégration politique, sans laquelle elle ne pourra survivre et en s’opposant à son ennemi d’aujourd’hui, Vladimir Poutine, qui lui oppose, presque point par point, son cynisme international, son rejet des valeurs occidentales et son expansionnisme chauvin.
Tout cela mérite débat, objections et critiques. Mais nous sommes au cœur de cette rentrée, justement placée sous le signe de l’Europe, de l’Ukraine et de la montée nationaliste en France. Les objections ? On en voit tout de suite deux. Quid, dans cette philippique, du patriotisme ? On célèbre depuis deux mois le Débarquement, la Résistante, la Libération, toutes entreprises impossibles sans patriotisme. L’identité est dangereuse mais l’amour du pays qui vous a vu naître n’est pas forcément exclusif. Dans le même sac que Barrès ou Pétain, on ne peut pas mettre Danton, Lamartine, Jaurès, Moulin ou Mendès France, tous progressistes, tous apôtres de l’ouverture, tous patriotes. Faut-il détester la France pour aimer l’Europe ? On voit bien que non. BHL passe sans s’arrêter sur cette contradiction. Il est logiquement cosmopolite, mais illogiquement aveugle au génie national, celui de la République ou de la Résistante, qui existe pourtant.
L’objection suivante est sociale. Marcher vers le fédéralisme, soit. Mais que restera-t-il de la question sociale, dont BHL n’aime guère se saisir, tout à son projet d’Europe de la culture et de la philosophie ? Si l’Europe construit une société meilleure, plus juste, elle mérite tous les suffrages. Mais si elle ne le fait pas ? Peut-on entrer dans une fédération où l’on sera, par construction, minoritaire, contraint d’accepter des règles économiques et sociales qu’on récuse chez soi ? C’est la deuxième aporie du raisonnement béhachélien. Contraint à la rigueur et à une politique qui désoriente ses électeurs, François Hollande en sait quelque chose.
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