Quelques jours à Jérusalem pour, avec Alain Finkielkraut et Benny Lévy, l’ancien secrétaire de Sartre passé, selon la formule consacrée, « de Mao à Moïse », jeter les bases d’une société de pensée placée sous le signe d’Emmanuel Levinas. Pourquoi Levinas ? Pourquoi Jérusalem ? Pourquoi, dans cet espace à haute tension qu’est devenue la société israélienne, dans la compagnie de deux intellectuels dont tant de choses me séparent – ne serait-ce, avec Finkielkraut, que la navrante « affaire Renaud Camus » –, envisager aujourd’hui un « Institut Levinas » ?

Levinas fut un ami d’Israël. Comme Jankélévitch, comme Buber, comme Gershom Scholem, comme tant d’autres, il n’a cessé, sa vie durant, de dire son émerveillement face à la « noble aventure », au « risque de chaque jour », que fut la construction de l’État juif. Mais il ne fut pas pour autant, à proprement parler, « sioniste ». Il ne crut jamais que l’enracinement dans une terre, et dans la forme canonique d’un É tat, fût la seule façon, pour le judaïsme, d’accomplir son destin au XXe siècle. Il n’accepta jamais l’idée, autrement dit, qu’un retour en Terre sainte puisse et doive effacer l’autre tradition liée, dans la mémoire juive, à l’expérience millénaire de l’exil. Jérusalem, expliquait-il, est une idée autant qu’une ville. C’est une région de l’être autant que du monde, une catégorie de l’âme autant que la belle couronne, sertie dans la montagne, qui sert de capitale à une nation. Manière d’exhorter à plus d’humilité les amants de la pierre et du lieu. Manière de rappeler aux tenants du « politique d’abord » comme à ceux d’une « révolution spirituelle » ne trouvant à s’incarner que dans des sources ou des bosquets sacrés qu’être juif se dit en plusieurs sens et qu’il y a un sens, aujourd’hui encore, à se réclamer du judaïsme de Jérémie, Rachi, le Maharal de Prague et même – pourquoi pas ? – Spinoza…

Levinas était un philosophe juif. Il l’était éminemment. Et nul n’ignore que les commentaires bibliques et talmudiques, les exégèses inspirées des vieux grimoires de la Torah occupent une place centrale dans l’ensemble de son œuvre. Mais il était aussi un philosophe tout court. Autant que de « Monsieur Chouchani », le maître vénéré qui lui enseigna l’art de lire et aimer la Gemara, il était le disciple de Husserl, Bergson, Heidegger, Descartes et Platon. Et s’il y a une originalité de Levinas, s’il y a une « situation » – au sens baudelairien, donc sartrien – de l’auteur de Difficile liberté, elle est à l’exact point de rencontre de ces deux grands héritages que sont les héritages phénoménologique et talmudique. Traduire l’hébreu en grec et le grec en hébreu, croiser l’esprit du verset et celui du dialogue et du traité, ne jamais renier Heidegger sous prétexte que l’on se met à l’écoute de la parole de Zacharie ou d’Isaïe, voilà tout le sens de l’entreprise – voilà l’originalité d’une pensée qui s’est toujours refusée à sacrifier Athènes à Jérusalem, ou l’inverse. La Bible plus les Grecs ? L’Europe, disait-il. Très exactement l’Europe. En quoi il fut – et demeure – l’un des pères de l’esprit européen moderne.

Levinas, enfin, était un penseur pétri d’« esprit religieux ». C’était un Juif à l’ancienne, qui écrivit de belles pages sur le messianisme, le sens du prophétisme, ou bien encore sur le rite, cet élan brisé ou retenu, dont il lui est arrivé de murmurer que ses contemporains ne pouvaient ignorer la prescription. Sauf que c’était aussi quelqu’un pour qui le cœur du judaïsme était dans la morale autant que dans le religieux, ou pour qui, plus exactement, le propre de ce religieux-là, sa spécificité dans la longue histoire des paroles saintes, tenait à la très étrange torsion qu’il imprime à l’idée même de sainteté : autant que le souci de Dieu, celui de l’homme ; avant le regard vers le Plus Haut, le regard vers l’autre homme, son visage nu, la dette infinie qu’il signifie ; une optique qui ne fonctionne, si l’on préfère, que parce qu’elle est aussitôt une éthique et qu’elle conçoit le divin, non comme une incitation à être juste, mais comme l’institution même d’une justice entre des sujets concrets, vivants, bouleversants. Que vaut, face à cela, le furieux débat qui oppose, en Israël et ailleurs, les « laïcs » aux « religieux » ? Y a-t-il meilleur antidote à la sottise de ceux qui, dans la ville même où elle devrait n’avoir plus de sens, veulent raviver la guerre juive de l’esprit et de la lettre, de la mystique et de la supplique ?

Voilà ce que nous sommes allés, avec Benny Lévy et Alain Finkielkraut, dire à Jérusalem. Voilà les idées simples qu’il faudra, au fil des mois, avec d’autres, et par-delà, j’y insiste, les désaccords philosophiques ou politiques, continuer de développer dans l’ombre immense de Levinas. Jérusalem ville ouverte. Jérusalem la ville du monde où, disait Chateaubriand, mais ce pourraient être les mots de Levinas, les pierres parlent « toutes les langues ». Lire et relire Levinas. Le lire en Israël, mais en français et traduit, un jour, en hébreu. Universalité, lumières, génie du judaïsme.


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