Je suis heureux d’être de retour à la tribune de cet Institut que nous avons fondé avec Alain Finkielkraut et Benny Lévy et qui, dans notre esprit, dans celui de Benny, n’était pas le contraire de la petite « maison d’étude » créée par Rosenzweig à Francfort ou de ces « écoles juives de type nouveau » dont Levinas a rêvé toute sa vie et dont il a, d’une certaine manière, avec l’ENIO, inventé un prototype.
Je suis heureux d’être là ce soir, à l’ombre de ces deux grands noms que sont Rosenzweig et Levinas et dont le dialogue fut en partie silencieux, souvent énigmatique, mais, en même temps, si intense. Vous connaissez, n’est-ce pas, la fameuse phrase de la préface à Totalité et Infini : « Rosenzweig, trop souvent présent dans ce livre pour être cité » ? Vous savez comme Rosenzweig est finalement peu cité par Levinas, peu, très peu présent dans la lettre de ses livres ? J’ai, du reste, un autre livre ici. C’est L’Ecriture et la Différence de Jacques Derrida. Et, dans ce livre qui contient, comme vous savez, le premier grand texte sur Levinas, « Violence et métaphysique » (1967), je vous fais observer ce détail qui dit tout : le nom de Rosenzweig apparaît à peine une fois, en note, et moins pour L’Etoile de la rédemption que pour son autre livre, pour sa thèse, Hegel et l’Etat, publiée au même moment mais conçue et écrite bien avant ! Donc un dialogue en partie silencieux, ignoré des meilleurs commentateurs et observateurs, mais dont je crois pourtant qu’il fut constitutif de l’histoire de la philosophie juive et de l’histoire de la philosophie tout court au XXe siècle.
Rosenzweig, d’abord.
Il y aurait eu plusieurs manières, évidemment, d’entrer dans ce livre immense et immensément inspiré, dans ce livre fou, colossal, unique, dans ce livre que Benny Lévy appelait un « livre-vie » : L’Etoile de la rédemption.
Nous aurions pu choisir d’y entrer à travers la question de la temporalité, de l’histoire ou du procès des conceptions politiques du monde.
Nous aurions pu, pour ce séminaire, choisir d’y entrer par la brèche de la symétrisation opérée, dans certaines pages de L’Etoile, entre ces deux tentations qui guettent le présent juif : la tentation de l’assimilation et celle du sionisme. La première, nous savons que Rosenzweig l’a touchée de très très près ! Nous connaissons tous l’histoire de la petite synagogue de Berlin où il entre pour la première fois, le soir de Kippour 1913, parce qu’il pense alors se convertir, le lendemain matin, au christianisme… Mais, quant à la tentation du sionisme, il l’a connue aussi, puis l’a très vite refusée, conjurée – il a passé sa vie, dans son dialogue avec quelques-uns de ses grands contemporains, dans son dialogue, notamment, avec Gershom Scholem, à la tenir éloignée de lui… On aurait pu risquer, à propos de cette symétrie rosenzweigienne, le néologisme, ou le mot- valise, d’ « assimilasionisme » et on aurait pu entrer dans l’œuvre par ce chemin- là et cela n’aurait pas manqué de nous donner des aperçus éclairants sur ce temps qui fut le sien et sur celui qui est le nôtre.
Nous aurions pu choisir d’y entrer par cette thèse totalement originale, sans précédent, dira Levinas, dans l’histoire de la philosophie, qui est la thèse d’un Absolument Vrai se scindant en deux par la force intime de son essence – la thèse d’un Être se scindant en ces deux aventures spirituelles, également nécessaires à l’avènement du Vrai, que sont, selon Rosenzweig, le christianisme et le judaïsme. C’est une des grandes théories de L’Etoile. Ces deux voies vers la vérité dont Rosenzweig disait que, non contentes de ne pas s’exclure, elles participent de la même économie ontologique, c’est un des moments forts du livre et c’est quelque chose qui aura une importance, aussi, dans la pensée lévinassienne : notamment dans l’optique de ce dialogue avec les chrétiens, en particulier les catholiques, que Levinas a mené toute sa vie ; et, pour être plus précis encore, dans sa volonté de ne pas réduire ce dialogue à son aspect le plus trivial, à ses thèses les plus simples et les plus réductrices pour les uns comme pour les autres, dans sa volonté de ne pas s’en tenir au thème rebattu et qui reste, aujourd’hui encore, la doxa sur la question : le thème de la « filiation » entre judaïsme et christianisme. Dans un texte de Difficile Liberté, Levinas dit, en gros, que si, vraiment, le christianisme n’était rien d’autre que l’enfant du judaïsme, si, entre l’un et l’autre, il y avait un rapport de paternité et de filiation, alors – mauvaise nouvelle ! – il en irait de cette filiation comme de toutes les filiations : la mort annoncée du père, l’imminence de l’héritage et de la transmission au fils, bref, l’inévitable extinction du judaïsme. Eh bien cette analyse-là, il la doit clairement à la théorie de Rosenzweig des deux voies d’accès au Vrai.
Nous aurions pu entrer dans L’Etoile par tous ces points. Mais j’ai choisi, pour répondre à votre invitation, d’entrer dans ce face-à-face, dans ce corps-à-corps conceptuel de Levinas et Rosenzweig à travers cette autre question : la question de l’universel.
L’universel, donc.
L’universel, chez Rosenzweig, se dit de trois façons. L’universel, si vous préférez, a, selon Rosenzweig, trois noms : un nom grec, un nom romain et un nom chrétien.
Son nom grec, c’est le logos ; c’est l’idée d’un monde intelligible, totalement transparent à lui-même, au moins en droit ; c’est l’idée d’un humain qui atteindrait sa pleine dignité dans l’intelligence de cet intelligible, dans la pénétration de ce secret de l’Histoire qu’est la rationalité du réel et la réalité du rationnel ; de l’Ionie à Iéna, tel est le message, le dernier mot de l’universel dans sa version grecque.
Ensuite, l’universel a un nom romain : ce nom romain, c’est l’Empire, c’est-à- dire la possibilité, pour un sujet, d’être sujet au même titre et de la même façon des villages de la Gaule profonde aux plages de Tunisie, de la Rome antique aux contrées hellénistiques lointaines, autrement dit : dans la totalité de ce qui se constitue comme espace impérial.
Et puis l’universel a un troisième nom, auquel Jean-Claude Milner vient de consacrer des pages importantes dans son Juif de savoir ; il a un troisième nom qui est celui de la fraternité conçue, pensée, pariée par le geste paulinien ; je dis « pariée » car, comme le souligne Milner, Paul de Tarse sait bien, lui, qu’il y a, et qu’il y aura longtemps, des Juifs et des Grecs, des hommes libres et des esclaves, des hommes et des femmes ; mais enfin, ce pari, il le fait ; il opte pour un monde où il n’y aurait plus « ni Juif ni Grec, ni esclave ni homme libre, ni homme ni femme » et où régnerait ce troisième universel qu’est l’universel quelconque de la fraternité chrétienne.
L’universel se dit donc selon ces trois modalités, ces trois langues, ces trois modes. Et, à partir de là, s’articulent trois thèses.
Première thèse : ces trois noms sont, en fait, le même nom. Il s’agit de trois noms différents pour une réalité identique. L’Empire romain, qu’est-ce d’autre que l’actualisation, par l’épée, du logos grec ? L’Eglise chrétienne, qu’est-ce d’autre que la continuation, par d’autres moyens, de ce que mon camarade Rémi Brague appelle « la voie romaine » ? Et la Phénoménologie de l’esprit, l’hégélianisme, Rosenzweig n’affirme-t-il pas que c’est la vraie philosophie du christianisme ? Première thèse, donc : ces trois noms, le nom grec, le nom chrétien, le nom romain, sont trois noms pour une même chose.
Deuxième thèse : ces trois noms, cette chose unique dite sous trois noms différents, ont fait la preuve et sont en train de faire la preuve, sous les yeux de l’auteur de L’Etoile, de leur terrible faillite. Ils sont le triple nom d’un désastre. Ou même, pour parodier quelqu’un – Alain Badiou – qui, pour le coup, n’est pas un ami, ni encore moins un compagnon philosophique, ils sont le nom d’un désastre qui est aussi un désêtre : celui de la Première Guerre mondiale. Rosenzweig écrit son livre pendant la guerre de 14, sur le front des Balkans. Et ce qu’il dit est issu d’un double constat : le constat selon lequel cet homme rationnel parvenu à sa pleine dignité, cet homme paraissant dans la lumière de l’Esprit advenu à lui-même, cet héritier du sujet entrevu par Hegel lorsqu’il voit, sous ses fenêtres, passer à cheval Napoléon, c’est-à-dire l’Esprit Absolu, est celui-là même que Rosenzweig voit dans les tranchées, dans les combats, dans l’horreur et le sang des batailles, sous le masque affreux, sanglant, d’un pauvre hère, matricule sans nom ni visage, pauvre tas de chair jeté là dans le carnage. Il est dans les tranchées. Et il voit, en fait d’Empire universel, des Etats sauvages, rivalisant dans une sorte de délire électif, se détruisant l’un l’autre car se disputant la palme de l’élection, se jetant les uns contre les autres car se livrant une guerre monstrueuse, sans merci, idolâtre, et qui débouche sur une hécatombe. Ces trois noms, donc, sont le nom de quelque chose qui est en train, sous les yeux de Rosenzweig, de faire faillite et même de révéler une faillite initiale, inaugurale, très ancienne.
Et puis Rosenzweig dit, enfin, une troisième chose. A savoir qu’à ces trois noms, à cette même chose qui se dit sous ces trois noms, à cette tentative de faire triompher le quelconque et l’indistinct sur le singulier de chacun, à cette volonté de faire passer le rouleau compresseur de l’universel christo-paulino-logique sur les distinctions du monde, à cette tentative d’exprimer l’Un sous sa triple guise chrétienne, impériale et hellène, il y a un nom qui résiste, un nom qui s’oppose, un nom qui a toujours tenu bon et qui tient bon, un nom qui, d’ailleurs, a toujours fait l’objet, de la part des trois noms de l’universel, d’une attention soutenue, sans relâche, parfois extraordinairement violente, voire exterminatrice : le nom Juif.
Rosenzweig dit, plus exactement : parce que l’être-juif est un être qui se dit, depuis des siècles et des siècles, dans un rapport à une terre, dans un rapport à une loi et dans un rapport à une langue qui ne sont pas la terre, la loi, la langue, des nations ; parce que l’être-juif échappe à la vieille loi, énoncée par Hegel, selon laquelle l’Etre se déclinerait en êtres nationaux se succédant, sur la scène de l’Histoire, dans l’attente de la parousie finale, sous la triple guise d’une terre, d’une langue et d’un Etat ; parce que la terre juive fut une terre longtemps imaginaire ; parce que la loi juive est une loi abstraite, mythique, ritualisée ; parce que l’hébreu est une langue morte, vécue sur le mode de la nostalgie et du regret, et non d’une prétendue naturalité – pour ces trois raisons, il y a un nom qui résiste à cet arasement de l’universel et au désastre qui va avec, et c’est donc le nom juif.
Théorème de Rosenzweig : si l’universel triomphe, le nom juif est effacé – ce qui est le programme même de Hegel, puis des hégéliens tout au long du XIXe siècle, jusqu’au premier Rosenzweig, celui d’avant la nuit de Kippour, celui de la thèse sur Hegel et l’Etat ; et, inversement, si le nom juif tient bon, c’est que l’universel a échoué, en tout cas cet universel-là, cet universel qui se dit dans la langue de la Grèce, dans la langue de Rome et dans la langue des pauliniens.
Voilà le point de départ, à mes yeux, de cette discussion. Le théorème de Rosenzweig. Si le nom juif tient, c’est que l’universel a échoué. Si l’universel avait duré, le nom juif se serait effacé, peu à peu, ou par la violence.
Arrive, alors, Levinas. Je dis « arrive ». Je dis « alors ». Pardonnez ce ton un peu romanesque. Mais je crois que c’est comme cela que cela se passe. Je crois que Levinas commence véritablement au point où Rosenzweig s’arrête. Je pense que Levinas prend la parole à l’instant très précis où s’achève L’Etoile.
On est toujours dans ce dialogue muet, dans ce tête-à-tête silencieux, on est toujours dans ce « trop présent pour être cité » de Rosenzweig dans la pensée de Levinas. Et Levinas fait deux choses.
Primo, il ratifie. Le diagnostic rosenzweigien sur l’universel, son diagnostic sur la Totalité et son diagnostic sur la Temporalité, il commence par les ratifier et il fait même, en vérité, plus que les ratifier car il recommence de philosopher à un moment pour le moins particulier qui correspond à l’après-Seconde Guerre mondiale – c’est-à-dire qu’il a derrière lui ce qu’il appelle (dans un dialogue avec Shlomo Malka) l’épreuve, décisive pour les Juifs et le judaïsme, qu’a été l’épreuve d’Auschwitz. Qu’est-ce qu’aurait dit Rosenzweig s’il avait connu Auschwitz ? Le Rosenzweig des tranchées de Macédoine, le Rosenzweig voyant, dans le sang des batailles, s’affronter des humains plongés dans la déréliction la plus totale, qu’aurait-il pensé et écrit s’il avait connu la Shoah ? Telle est la question que se pose Emmanuel Levinas. Et c’est pourquoi, non content de ratifier, il sur-ratifie le diagnostic rosenzweigien.
Il y a un point où cela se marque avec une exceptionnelle précision. C’est le point de l’hégélianisme. La question de l’hégélianisme est un point particulier, en apparence. Mais c’est, en réalité, nous le savons bien, le point absolument crucial dans l’affaire qui nous occupe et dans la philosophie moderne en général. Et c’est, pour moi en tout cas, dans mon histoire intellectuelle personnelle, dans mon rapport et à Rosenzweig et à Levinas, et c’est aussi, je crois, pour Levinas lui-même, le point totalement décisif. C’était la thèse de Derrida, à propos de Georges Bataille, dans son fameux « Hégélianisme sans réserve », paru, en 1967, dans L’Ecriture et la Différence (et dont le titre exact était : « De l’économie restreinte à l’économie générale. Un hégélianisme sans réserve »). Mais ce sera la mienne aussi, bien plus tard, dans mon Siècle de Sartre. Il n’y a pas de philosophie, disais-je, sans prise en compte de la question : « qu’est-ce que c’est que l’hégélianisme ? » Il n’y a pas de philosophie sans la triple question : « quel type de système est-ce là ? est-il possible d’en sortir ? et à quel prix, surtout, le peut-on, comment, en quelle langue ? » Eh bien, sur ces questions, Levinas ratifie. Mieux, il affine, précise, radicalise le procès rosenzweigien. Et il le fait de différentes manières.
Il le fait, d’abord, en montrant que l’hégélianisme recèle une étrange et terrible complaisance à l’endroit du Mal. Il le fait en montrant qu’il est comme le point d’accomplissement de cette vieille histoire de l’histoire de la philosophie qui consiste, depuis ses débuts, depuis l’Ionie donc, et jusqu’à Iéna, à considérer la souffrance d’un sujet, à lui faire tranquillement face et à dire qu’il existe un certain point à partir duquel, si le sujet avait le pouvoir, le courage, la force intérieure de se placer, cette souffrance, ce mal, apparaîtraient comme l’inverse de ce pour quoi ils apparaissent, là, dans le face-à-face – il y a un certain point, dans le monde ou hors du monde, depuis lequel le mal apparaîtrait, très évidemment, très clairement, comme le chiffre secret d’un bien qui se cache, ou qui tarde à se révéler, ou que les humains sont trop limités pour percevoir. Il y a, dans Difficile Liberté, des pages admirables sur cette théodicée, cette dramaturgie, cette orchestration mystérieuse et glorieuse qui fait apparaître la rose du Bien au cœur de la Croix du Mal ; il y a des pages superbes où il dit sa révolte face à la théodicée gréco-romano-chrétienne, c’est-à-dire, au fond, hégélienne, et où il dit à peu près ce que je résume là.
Levinas radicalise également Rosenzweig en montrant – et je crois que c’est un peu plus fin encore, que c’est un enrichissement du diagnostic – que l’hégélianisme est une philosophie du succès ; que c’est une philosophie qui est animée par une secrète adoration vis-à-vis, non seulement de la violence, mais du succès, de la victoire, de la force en tant qu’elle s’impose à l’autre force. La grande thèse de Levinas, le grand reproche qu’il adresse au dispositif de l’universel gréco-romano-hégélien et qu’il ajoute à celui de Rosenzweig, c’est que, pour eux, pour ces gens-là, est vrai, non pas ce qui est vrai, mais ce qui a gagné, ce qui a triomphé, ce qui s’est imposé dans le feu, la chaleur, puis le calme des batailles achevées. C’est une philosophie d’esclaves ; c’est une philosophie de soi-disant maîtres qui sont, en réalité, des esclaves, car asservis à cette force suprême, cette autorité sans réplique, qu’est l’autorité du succès.
Et puis, enfin, Levinas radicalise le diagnostic en montrant que tout cela, tout ce système de l’universel dont l’hégélianisme est la fleur la plus aboutie, la plus vénéneuse mais aussi la plus aboutie, ne peut déboucher, dans la vie concrète des hommes, que sur la tyrannie. La tyrannie du quelconque, dira Milner. La tyrannie de l’universel abstrait écrasant la singularité des noms et les singularités humaines. Mais, à la limite, la tyrannie proprement dite, la tyrannie du mauvais Etat et du mauvais pouvoir – la tyrannie totalitaire.
Mais je vous disais que ce Levinas qui commence là où Rosenzweig se tait fait, en réalité, « deux choses ». Primo, donc, cette ratification. Mais, secundo, un autre geste. Et cet autre geste, il consiste en ceci que, sur un point précis, sur ce point précis et essentiel qu’est le point de l’être-juif, il ne se contente pas de ratifier, de durcir, ni même de radicaliser, mais il poursuit la réflexion rosenzweigienne et ajoute quelque chose qui, me semble-t-il, n’en finit pas, jusqu’aujourd’hui, à nos oreilles, ici et hors d’ici, de résonner.
Rosenzweig dit que l’universel gréco-romano-paulinien a fait faillite. Il dit qu’il a fait faillite à cause de cela même qu’il était censé exclure, liquider, tuer et qui, en réalité, a résisté et est resté, c’est-à-dire l’être-juif. Or, est-ce que quelque chose, en Levinas, se cabre à l’idée de cette défaite définitive de l’universel ? Est-ce que, comme tel ou tel de ses contemporains, comme Sartre, comme Lacan, il pense que c’est quand même la tâche de la pensée et qu’il n’y en a pas d’autre, d’essayer de repenser l’universel sur les ruines de l’universel déchu ? En tout cas, le fait est là. Vous avez un texte, par exemple, le fameux texte de 1934, d’abord paru dans Esprit et intitulé Quelques réflexions sur la philosophie de l’hitlérisme. C’est un de ces textes, qui deviendront très nombreux ensuite, dans son œuvre, où Levinas dialogue avec le christianisme. C’est l’un de ces textes judéo-catholiques qu’il donnera jusqu’à son dialogue avec Jean-Paul II et où il s’adressera à ses frères chrétiens – pas ses fils ! ses frères ! – pour leur dire (et il faudrait vraiment me donner beaucoup d’arguments pour me prouver qu’il s’agit d’une courtoisie, d’une commodité de la conversation, d’un geste de bienveillance, que sais-je ?) que le nazisme, avec son culte du « corps » et des mystérieuses « voix du sang », aura aussi été une guerre menée contre « cette liberté infinie à l’égard de tout attachement » qui « est à la base de la notion chrétienne de l’âme ». C’est un texte qui, au fond, n’est pas loin de nous dire, comme le Moïse et le monothéisme de Freud, que le nazisme n’a peut-être rien été d’autre, au fond, que le résultat d’un mauvais baptême, qu’il n’a pu advenir qu’au sein d’un peuple insuffisamment christianisé. Or que fait ce texte ? Et que fait surtout Levinas, après ce texte, dans tous ceux qui, après la guerre, suivront ? Il prend position contre ce que le catholicisme a mal baptisé. Il prend position contre le paganisme. Il nous dit qu’un monde mal baptisé, donc païen, donc voué au multiple pur, au plérôme du petit divin, un monde sans universel du tout, un monde livré à la passion, à l’entrechoc des différences et des particularismes déchaînés et juxtaposés, que ce monde-là est un monde horrible, que c’est la définition même de l’horreur et qu’il est donc très important qu’à l’universel déchu se substitue un autre universel. Et, à cette idée, il en ajoute aussitôt une seconde, qui en est en quelque sorte le pendant : il dit que ce qui va sauver l’universel, ce qui va nous préserver de ce pullulement de particularités, c’est l’être-juif ; le reste juif, si vous préférez, ce reste que n’a pas réussi à assimiler le mauvais universel. Ce reste, non content de rester, non content de triompher du mauvais universel, devient constitutif de ce qu’il appelle un nouvel universel.
Les textes sont innombrables.
Un texte de Difficile Liberté, qui s’intitule « Israël et l’universalisme », qui porte sur la question de l’élection et où il est dit, en toutes lettres, que c’est pour l’humanité, il dit bien « pour l’humanité », que le judaïsme est venu.
Des pages de Du sacré au saint, où il est dit que « tous les hommes sont d’Israël » et qu’Israël est donc la métaphore de l’humain, qu’Israël est une catégorie de l’être – ou, plus exactement, car « catégorie de l’être » est une formulation malvenue s’agissant d’une pensée, la pensée lévinassienne, qui prend les distances que vous savez vis-à-vis de l’ontologie, que c’est une catégorie de l’âme.
Une foule de textes, une foule de « petits » essais, dans Difficile Liberté et ailleurs, une foule de textes épars, parfois très courts, parfois parlés, qui insistent, parfois en résonance avec Elie Benamozegh, sur la réalité éthique du judaïsme, sur cette optique qui est d’abord une éthique, sur cette qualité pratique et « poétique » d’un judaïsme qui ne se joue et ne se juge que si sa maison peut être dite, comme chez Isaïe, « maison des prières pour toutes les nations ».
Ce passage d’A l’heure des nations où, reprenant les versets 13 et 14 du chapitre 29 du Deutéronome, brodant, autrement dit, sur la parole de Moïse annonçant à son peuple que « ce n’est pas avec vous seulement que je contracte cette alliance non réversible, mais avec celui qui se tient aujourd’hui avec nous devant le Seigneur notre Dieu, comme avec celui qui n’est pas présent parmi nous aujourd’hui », il décrit un Israël « en alliance avec tout l’univers des nations » – mieux : un Israël qui, comme chez Osée 2, 25, lance au « pas-mon- peuple » un sonore « mon peuple », auquel lui est répondu un troublant « mon Dieu ».
Ou encore ce texte célèbre où, en dialogue avec Martin Buber et sa théorie de la « sollicitude », il écrit – je cite de mémoire, mais c’est le sens – qu’être juif ce n’est pas seulement prier, encore moins méditer, spéculer, se perdre dans les sphères de la pure pensée, mais nourrir celui qui a faim, donner à boire à celui qui a soif, vêtir celui qui est nu, etc.
Tous ces textes sont, certes, des textes rosenzweigiens. Rosenzweig avait imaginé, c’est sûr, cette idée de substituer l’éthique à l’ontologie et de faire de l’éthique la science reine. Nous savons par sa correspondance, par toutes les cartes postales envoyées à ses cousins, ou parfois à lui-même, depuis le front de Macédoine et qui sont le noyau de L’Etoile de la rédemption, nous savons qu’il a imaginé et envisagé cela. Mais nous savons aussi qu’il y a finalement renoncé. Et le fait est que c’est Levinas qui reprend la chose et la développe : que ce soit dans ses Lectures talmudiques, que ce soit dans ses articles juifs, dans ses articles politiques, dans ses articles juifs et politiques, il développe et produit cette idée d’un être-juif qui consiste dans une responsabilité illimitée à l’endroit d’autrui ; cette idée est une idée que l’on trouve absolument partout dans son œuvre et qui est son apport propre.
Théorème lévinassien : de même que l’hégélianisme, qui se présentait sous les dehors d’un universalisme, était un particularisme déguisé (voir la polémique de Hegel contre l’hypothèse kantienne d’une loi morale valant de manière transcendante – voir la façon dont il oppose à cette hypothèse son affaire d’esprit du temps, d’esprit du moment, sa théorie des « moments » de l’histoire universelle où se trouve pris, qu’il le décide ou non, le porteur de la loi morale), de même, ce particularisme juif qui a résisté au triomphe du quelconque, ce nom juif qui a résisté à la victoire de l’universel romano-gréco-paulinien, est, en vérité, un universel qui s’ignorait.
Juif égale universel.
Il n’y a pas d’autre universel que l’être-juif.
Si l’on veut sauver l’universel, alors il faut en venir à l’éthique juive, à l’être- juif.
Voilà ce que nous dit Levinas. Voilà ce qu’il dit, dans le sillage de Rosenzweig, mais en ajout à Rosenzweig, dans sa voix et selon sa conceptualité propres. L’universel est mort, vive l’universel. Il sauve l’universel par le judaïsme.
Alors bien sûr, pour tenir à la fois ceci et cela, pour que soient possibles et vraies, en même temps, la mort de l’universel et sa renaissance, Levinas doit aussitôt ajouter quelque chose. Il y a une condition à la substitution de l’universel sous sa forme juive à l’universel sous sa forme logocentrique, impériale et paulinienne. Et cette condition, c’est qu’il faut, naturellement, redéfinir le mot de fond en comble. Le second universel, dit-il, n’est pas et ne doit surtout pas être une substitution terme à terme au premier. Ce n’est pas, ce ne peut en aucune façon être, l’universel juif venant juste « remplacer » l’universel paulinien. Pour que cela soit possible, pour que, sur les ruines de l’universel, un autre universel monte et s’impose, c’est le concept même d’universel qui doit être reformulé – le nouvel universel doit se distinguer de l’autre, dit en quelque sorte Levinas, par des traits absolument majeurs. Cet universel lévinassien, cet universel sous condition du judaïsme, cet universel juif suppose quatre modifications principales ; il suppose – je vais développer – une modification quant à son origine, une modification quant à son inscription dans la temporalité, une modification quant à sa compréhension et à son contenu, une modification, enfin, quant à la modalité de son efficace.
Quant à son origine, d’abord. L’universel grec, si l’on en croit Husserl, n’a, comme vous le savez, pas vraiment de commencement. Si l’on en croit Hegel, en revanche, il a un commencement, mais nul ne sait si ce commencement est au début ou à la fin. Et si l’on en croit, enfin, Heidegger, si l’on en croit cet autre des grands interlocuteurs de Levinas qu’est l’auteur de Sein und Zeit, peut-être que son commencement est aussi déjà sa fin. Tantôt, autrement dit, chez le Husserl de la Krisis, littéralement de La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, la question même d’un commencement daté, singularisé, est une question qui n’a pas de sens et ne doit pas être posée. Tantôt la question du commencement doit se poser mais il y a incertitude : le commencement est-il à l’orée ou est-il au terme ? nul ne le sait – c’est le point de suspens de la téléologie hégélienne. Tantôt, enfin, le commencement est un faux commencement car c’est aussi le moment du voilement et du déclin : c’est, je le répète, l’hypothèse ou, plutôt, la certitude heideggérienne. Bref, disons les choses comme elles sont : c’est un universel qui n’a pas de commencement. Et l’universel selon Levinas, ce nouvel universalisme qu’il oppose à l’ancien, se distingue de lui par le fait qu’il a, lui, au contraire, un commencement, un vrai de vrai, c’est-à-dire, pour parler clair, un lieu où il advient et une singularité dont il s’empare. Ce lieu, c’est le Sinaï. Cette singularité, ce sont les tribus d’Israël rassemblées devant Moïse. Un lieu plus une singularité, cela s’appelle un événement, c’est-à-dire un universel concret, c’est-à-dire quelque chose qui interrompt, suspend, troue l’Histoire (un « événement historique » : contradiction dans les termes) et quelque chose qui, en même temps, contrairement aux prétendus événements de l’ordre naturel, persiste dans son effet, voit continuer son onde et sa radiation très au-delà de son moment émission – au minimum jusqu’à nos jours, au maximum jusqu’à la fin des temps, en tout cas extrêmement longtemps. C’est la première différence : d’un côté, un universel abstrait ; et, de l’autre, un universel concret qui s’est formé, forgé dans la lumière, dans l’élan d’un événement au sens où je viens de le dire.
Quant à son inscription dans la temporalité, ensuite. Le mauvais universel, l’universel abstrait, l’universel qui a fait faillite dans les tranchées de Macédoine et à Auschwitz, ce mauvais universel était comme une promesse venant se présenter sur un théâtre, ou sur un tribunal : le théâtre et le tribunal de l’Histoire. Il y apparaissait sous une forme. Puis sous une autre forme. Il y venait sous des visages, des masques, successifs et différents. Et ce, jusqu’à la parousie finale puisque tous ces visages, tous ces masques, s’effacent l’un après l’autre, ils cèdent littéralement la place, leurs porteurs disparaissent physiquement de la scène concrète de l’histoire réelle – jusqu’à l’avènement terminal. Tout cela, pour l’universel dans sa guise juive, n’a brusquement plus aucun sens. Cet universel-ci, cet universel tel qu’il est entendu depuis ce moment de la Révélation, l’universel nouveau pensé dans le cadre du judaïsme, Levinas, tantôt dit, dans Autrement qu’être, qu’il est « immémorial » ; tantôt, à la page 275 de Difficile Liberté, qu’il est « anachronique » ; tantôt qu’il est « aussi vieux que le monde » ou mieux, dans les premières Lectures talmudiques, « vieux comme le monde » ; tantôt – et c’est, dans Du sacré au saint, le texte intitulé « Jeunesse d’Israël », qu’il est « d’une jeunesse extrême, et qui n’en finit pas, et qui n’est pas près de finir, d’incarner cette jeunesse ». C’est un universel qui, en fait, se distingue de l’autre en ce qu’il est anhistorique, hors de l’histoire, hors système, hors totalité. Vous avez donc, tant dans Du sacré au saint, que dans Autrement qu’être ou dans Totalité et Infini, une multitude de textes qui nous disent cela. Vous avez des masses de textes qui nous disent cette position de surplomb, cette position d’extériorité, par rapport à la temporalité réelle. Parfois, dans ses jours de modestie, Levinas dit que cet universel juif a un pied dans l’éternité, un pied seulement sans doute, mais le bon pied, et c’est assez pour le distinguer radicalement de l’autre universel. C’est la seconde différence. C’est le second écart d’avec l’universel de la théodicée hégélienne et tragique.
La troisième différence tient à ce que nous dit le concept, à ce qu’il dit de concret – elle tient, comme on dit, à sa « compréhension ». Car, après tout, pourquoi le Talmud ? Pourquoi la Thora ? Pourquoi le détour par la Bible et les Sages ? N’y a-t-il pas assez de vérités chez Platon ? N’y a-t-il pas assez de pensée chez Husserl et chez Descartes ? Levinas était un bon philosophe. Un vrai bon philosophe. Et l’on comprend donc qu’il se soit posé la question : « pourquoi, à la fin des fins, apprendre l’hébreu ? pourquoi les écoles juives de type nouveau ? pourquoi ce détour ? pourquoi ce retour ? » Et, à cette question qu’il aborde plus ou moins frontalement, il répond assez distinctement – dans des textes que vous connaissez, mais que je résume : « eh bien oui, justement ! il y a beaucoup de vérités chez Platon ! beaucoup de vérités chez Descartes ! mais ce ne sont pas les mêmes ! les vérités dont l’universel juif nous entretient, ce ne sont pas les mêmes vérités que les vérités dont nous entretiennent Descartes et Platon ! et, surtout, surtout, que voulez-vous que je vous dise ? ce ne sont pas celles qui, présentement, m’importent ! » Et Levinas de donner des exemples. De nombreux exemples. Le pari sur le dépassement de l’ontologie. Le concept de substitution. Le retravail, central dans son œuvre, de la notion de prochain. Sa nouvelle pensée du commandement : « aime ton prochain comme toi-même ». L’idée, chez lui, que, lorsque le texte dit « comme toi-même », cela ne veut pas dire « comme s’il était toi-même » mais « parce qu’il est toi, réellement un autre toi ». L’idée folle d’un sujet vidé de soi, otage de l’autre, auquel l’autre se substituerait intégralement. La substitution, encore une fois sans reste, sans aucun reste, de l’autre à l’être. Cette substitution dont il pense et dont il montre qu’elle est au cœur de l’universalisme biblique. La mise de l’éthique en position de science reine. La critique radicale du conatus, de l’élan vital, du souci de soi, de l’être-soi, de l’être-soi d’un soi. La critique, au nom de l’universel, d’un Sa Majesté le Moi, installé dans son assiette et dans son être, dont Rosenzweig pensait encore qu’il pouvait être une réponse, une position de repli, ou une position de riposte, face au triomphe fracassant et obscène de l’universel abstrait. La critique, donc, de tout cela. La façon, si typiquement levinassienne, de montrer que tout cela procède de la même logique, que c’est fondu dans le même métal que le métal hideux des batailles et que le métal, presque aussi hideux, de l’Etat hégélien prétendument universel. On peut lire Platon tant qu’on voudra, conclut donc Levinas. On peut lire Descartes. On peut lire Husserl. Mais voilà : tout cela n’y est pas. Il y a, dans mes analyses, quelque chose de plus que chez Platon, Descartes et Husserl. Ce sont des choses, corollaires de ce que moi, Levinas, j’entends par universel, et que la philosophie n’a pas su dire. Ce sont des idées, scolies de l’idée d’universel, mais impensables chez tous ces grands esprits. Ce sont des gestes, des mots, totalement inaudibles – à de rares exceptions près sur lesquelles je reviendrai tout à l’heure, à de rares éclairs près dont nous dirons un mot – dans l’histoire classique de la philosophie. C’est le signe d’un universel dont le concept, la compréhension, sont irréductibles à la compréhension de l’ancienne forme de l’universalité et sont intégralement tributaires de ce qui se joue dans l’aventure juive.
Et puis quatrième modification, enfin, dans le concept d’universel : un retravail, non plus seulement sur la question de l’origine, ni sur la question du temps, ni sur la question du contenu, mais sur – je l’ai dit – la modalité de l’efficace de cet universel concret. Comment opère cet universel juif ? demande Levinas. Pas sur le mode de la conversion. Ni sur celui de la persuasion. Ni même selon une logique de la contamination rhétorique ou métaphysique. Non. L’universel sous sa forme juive agit selon une logique qui n’a plus rien à voir avec tout cela et dont Levinas dit, dans un texte de Difficile Liberté qui s’intitule « En exclusivité », qu’il substitue une logique du rayonnement à la logique de l’englobement. « Rayonnement »… J’avais dit quelque chose de ce genre, il y a vingt-sept ans pour le coup, dans un fragment du Testament de Dieu qui commentait lui-même une page du Traité théologico-politique où Spinoza oppose la logique apostolique à la logique prophétique. Benny Lévy développe un point de vue analogue quand il défend l’idée d’un universel « en intension ». Et c’est, en fait, toute la thématique biblique du « reste », toute cette logique du « reste », sur laquelle Levinas revient sans cesse et qui consiste à dire que, quand bien même le monde se réduirait à la loi du Tout et du Système, quand bien même la loi paulinienne aurait montré et vu triompher son visage le plus hideux, il resterait un « reste d’Israël », non pas mêlé aux nations mais à l’écart, séparé des nations, à part, et continuant d’incarner ou, mieux, de figurer cet universel- là, cet autre universel.
Levinas, cela dit, a un autre nom en tête quand il évoque cet universel par rayonnement. C’est le nom d’un autre très grand penseur juif, au moins aussi important pour lui, Levinas, que Rosenzweig et dont les éditions Verdier ont publié la traduction du maître livre : L’Ame de la vie. Cet autre penseur juif, ce maître dans le sillage de qui, plus encore que de Rosenzweig, Levinas avance ici, ce penseur qui développe et, si j’ose dire, fait rayonner le concept juif de Reste, il s’appelle Rabbi Haïm de Volozine. J’ai souvent évoqué son nom. C’est un disciple du Gaon de Vilna. C’est quelqu’un qui, comme lui, résiste à la vague hassidique qui submerge le monde juif ; et sa thèse, s’il fallait la concentrer (et c’est ce concentré-là qui est, je crois, à l’œuvre dans l’œuvre de Levinas), c’est que Dieu a, bien sûr, créé le monde mais qu’il s’en est ensuite retiré ou que, plus exactement, il a « voilé » sa transcendance et qu’il a laissé aux hommes la responsabilité, par leur solidarité ou non avec Lui, de prolonger ou pas Son œuvre de création. Que les hommes s’en abstiennent, qu’ils cessent d’être assidus dans les maisons d’étude, et le monde s’effondrera sous le double coup, d’abord de l’effacement de Dieu et, ensuite, de la démission des hommes. Qu’ils prennent, au contraire, le chemin des maisons d’étude, qu’ils soient fidèles au Dieu voilé et à ses commandements obscurs, qu’ils aient foi en Lui comme Lui a eu foi en eux, et alors le monde continuera. Cette idée que la cohérence, la tenue du monde dans son être, tiennent à quelques Justes, cette idée qu’elles seraient suspendues à quelques-uns et que, sans ces quelques-uns, ce serait la fin du monde, ce renversement de la figure chrétienne du « guérisseur » qui n’est plus seulement Dieu mais l’Homme ou, mieux, les hommes dans leurs infinies dispersion et singularité, c’est une idée de Rabbi Haïm de Volozine, mais c’est une autre version de cette « intension », de ce « rayonnement », que Levinas oppose à l’impérialité de l’ancien universel. Donc, que ce soit par sa façon de définir son commencement, que ce soit par sa façon de penser son efficace et son rayonnement, que ce soit par sa compréhension concrète ou par son inscription dans l’Histoire, vous voyez que Levinas propose, en partie d’après Rosenzweig mais en partie, aussi, sans lui et dans le fil de sa propre pensée, un concept d’universel qui s’appelle toujours l’universel, qui se dit toujours dans la langue grecque et romaine de l’universel, mais qui en diffère par ses traits principaux : un universel qui, de l’universel, ne garde peut-être que le nom ; un universel qui, même s’il garde son nom grec, en diffère en tous points et en devient une sorte d’homonyme.
Alors, justement, un universel « qui ne garde que le nom »… Est-ce qu’on peut dire la chose comme cela ? Est-ce que l’auteur de Noms propres aurait pu, non seulement dire, mais concevoir un universel qui, « à la réserve près de son nom », ne devrait soudain plus rien au mauvais universel ? Est-ce que c’est si peu de chose que cela, le fait de laisser subsister un nom ? Est-ce que le fait de garder ce nom-là, précisément, peut être traité comme cela, comme je viens de le faire, avec tant de désinvolture, comme une bizarrerie sans effet sur ce que cela va provoquer, induire, dans l’universel nouveau ? Evidemment pas. En bon lévinassisme, on ne peut pas penser cela. Quand on sait qui est Levinas, et comment il fonctionne, quand on connaît son va-et-vient constant entre les deux langues, quand on sait que l’essentiel de son geste a peut-être été, justement, et comme il l’a souvent dit, de faire entendre dans le grec des paroles que la Grèce ignorait mais aussi, et inversement, de mettre la langue grecque au travail du souffle hébraïque, on ne peut pas ne pas penser que le fait de garder le nom d’universel va avoir, au contraire, des conséquences énormes : le fait que l’universel difficile conserve le nom de l’universel facile, le fait que l’idée nouvelle continue de se dire selon la langue ancienne, le fait de dire l’universel du Salut dans la langue qui, sur ce point précis qui est le point de l’universel, a si tragiquement failli, tout cela ne peut pas ne pas affecter l’universel nouveau d’une corruption subtile mais inévitable.
Un qui l’a pressenti, c’est, voici très longtemps, dans ce texte dont je vous parlais tout à l’heure, dans ce texte premier et qui n’a pas tant vieilli que cela, le Jacques Derrida de « Violence et métaphysique ». Derrida a bien montré la machinerie du piège. Il a détaillé cette reprise de la trouée lévinassienne dans la systématique logocentrique et les conséquences de cette reprise.
Un autre qui a compris et qui, du coup, a opéré un léger recul, à la fin de sa vie, vis-à-vis de Levinas, c’est évidemment notre ami Benny Lévy, dans son tout dernier livre, dans un passage dont je vais vous donner lecture très rapidement. Ce sont les dernières lignes de la préface d’Être juif. « La pensée du Retour, dit Benny, est allergique à toute conversion philosophique. » Puis : « la pensée du Retour n’est pas une traduction de la Bible en grec. Levinas a favorisé ce malentendu : il lui arriva même de dire qu’il fallait poursuivre l’œuvre de la Septante, imposée selon la Tradition par l’exil grec ; le séminaire qui fut à l’origine de ce livre expose ce dialogue avec Levinas dans toute sa conséquence. » Et quelques lignes plus bas : « car le dialogue avec Levinas suppose un dialogue de Levinas avec Levinas, de Levinas penseur du Retour avec Levinas philosophe, du Levinas né en Lituanie avec Levinas jeté dans le Siècle, du Levinas ésotérique avec le Levinas exotérique attaché à ériger la séparation entre ses textes “philosophiques” et ses textes “juifs”. » Et, un peu plus loin encore : « nous avons pu ainsi faire jouer Levinas retournant à Rabbi Haïm de Volozine contre Levinas se joignant au concert des Juifs du Siècle. »
Et puis vous-même, Gilles Hanus. Cette crainte exprimée par « Violence et métaphysique », cette réticence de Benny Lévy dans son livre, cette réticence dont on peut raisonnablement penser que, s’il avait vécu, Benny Lévy l’aurait poussée plus loin, peut-être théorisée, vous l’avez vous-même explicitée dans un texte qui portait sur cette question, précisément, de l’universel et que l’on trouve dans le n° 3 des Cahiers d’études lévinassiennes – vous l’avez fait dans un texte qui, commentant le thème du noahisme et du retour « à partir des lectures talmudiques », traite de cette conservation du mot grec, de cette traduction en grec du Dit hébreu et des effets pervers et réducteurs que ce geste peut avoir. Dilution, banalisation, réduction de l’universel juif à la forme la plus banale de cet universel déchu : tel est le danger. Et vous citez, à l’appui de votre crainte, un texte de Difficile Liberté, qui s’intitule « Le cas Spinoza » et où Levinas dit que le judaïsme, au fond, c’est peut-être juste la liberté de conscience, c’est peut-être juste la liberté de l’esprit ; vous citez une réflexion sur la loi noachide – la loi donnée aux fils de Noé – à l’occasion de laquelle Levinas, dans Les Imprévus de l’Histoire cette fois, est au bord de réduire la trouée juive, le tranchant du message juif, à une vague philosophie des droits de l’homme, à un humanisme démocratique amélioré ; et vous citez, enfin, un texte de Hors sujet où l’on lit, en gros, que « quiconque » se refuse au verdict historiciste et purement autoritaire de l’Histoire mérite, au fond, d’être juif, d’être qualifié de juif, d’être porteur du nom juif.
Alors, là-dessus, je réponds trois choses.
D’abord, c’est vrai qu’il y a un problème. C’est vrai qu’à force de répéter que l’élection n’est pas un privilège, qu’elle n’est pas un orgueil, qu’elle est un surcroît de devoir et de responsabilité mais pas un droit, à force de dire qu’il suffit, pour porter le nom de Juif, de respecter quelques prescriptions simples, on aboutit à une définition pauvre du judaïsme. C’est bien de se refuser au verdict purement autoritaire de l’Histoire. C’est très important, bien entendu. Mais est- ce qu’il y a besoin du judaïsme pour cela ? Est-ce qu’il y a besoin de faire le détour par la Parole, par le Talmud, par les Sages, par les Commentaires, est-ce qu’il y a besoin de tout cela pour en arriver à refuser le verdict purement autoritaire de l’Histoire ? Et est-ce qu’on n’en arrive pas à faire, en effet, du judaïsme une plate propédeutique des droits de l’homme ?
Ensuite, il est vrai qu’il y a des textes de Difficile Liberté qui vont dans ce sens et qu’on ne peut pas lire sans un réel malaise. Le malaise qui est celui de Rosenzweig lorsqu’il revoit pour la dernière fois Hermann Cohen avant le déclenchement de la guerre de 14 et qu’Hermann Cohen lui dit : « au fond, le judaïsme, c’est le génie allemand : voilà, ne cherchons pas plus loin ; la Guerre va commencer et le judaïsme, c’est juste le génie de l’Allemagne. » Le malaise que devaient ressentir les disciples les plus lucides – encore que, là, ce soit un peu plus compliqué – de Moses Mendelssohn quand il leur disait que le judaïsme, c’était la modernité, le libre examen, la liberté de l’esprit. Ou le malaise, encore, qu’ont dû éprouver les interlocuteurs de ces grands Juifs français, de ces Israélites français des années 1920 et 30, dont il est m’arrivé de dire à Benny Lévy (sur ce point, nous avions un vrai désaccord) que leurs positions ne manquaient pas d’allure mais dont il est impossible de ne pas admettre aussi (et, ici, nous nous accordions) qu’elles rendaient le judaïsme inutile, indolore, incolore – le plus caricatural étant Claude Lévi-Strauss qui en arrivait, sur ce point, à choquer Raymond Aron lui-même qui, pourtant… ! Pour en revenir à leur maître à tous, Mendelssohn, savez-vous que le tout premier texte paru, je crois, sur Mendelssohn est un texte de Mirabeau, publié en 1787, à Londres, et qui voyait en Mendelssohn un porteur juif de l’évangile républicain naissant ?…
Bref, il y a des textes d’Emmanuel Levinas qui laissent entendre ce son-là. Il y a des textes qui donnent à entendre l’idée que le judaïsme, après tout, c’est peut- être cela, c’est peut-être le génie de l’Europe, c’est peut-être l’esprit de la République, c’est peut-être les Droits de l’homme, un point c’est tout. Et, dans le texte que je citais tout à l’heure, dans cet « Israël et l’universalisme » qui est un hommage au cardinal Daniélou, on ne peut pas se défaire de cette impression bizarre, par moments assez forte, d’être en présence d’un judaïsme prudent, d’un judaïsme montrant patte blanche – c’est d’ailleurs, je crois, dans ce texte qu’on trouve, sur l’élection, l’idée selon laquelle un juif peut communier aussi « intimement », aussi « religieusement » « avec un non-juif pratiquant la morale », avec un « noachide », qu’avec un autre juif. C’est beau. C’est bien. Mais un pas de plus, n’est-ce pas, et l’on est dans « Judaïsme et République ». Un pas de plus et les rabbins deviennent une variante de messieurs de Port- Royal. Un pas de plus et le judaïsme ne sera rien d’autre qu’un vague effort pour ramener l’humain à la sagesse des nations. Il y a donc ce risque-là, chez Levinas. Moins, d’ailleurs, dans son cas, le risque de l’israélisme français que celui, si vous me permettez l’expression, de l’israélisme européen : la tentation de l’Israélite né, non pas dans les beaux quartiers parisiens et sous les lambris de la rue de Courcelles, mais à Kovno, entre Vilna et Volozine, dans ce mouchoir de poche lituanien où l’on vivait – dit Levinas à la fin du dernier texte de Difficile Liberté, à la fin du texte qui s’appelle « Signature » – dans la présence vivante des textes juifs et, en même temps, dans la fascination d’une Europe vue, au demeurant, à travers le prisme de la Russie. Le risque, incontestablement, existe.
Jacques Rolland a raconté, un jour, l’immense émotion de Levinas, l’une de ses dernières émotions de vieil homme, lorsqu’un visiteur, probablement venu de Kovno, arrive chez lui, rue d’Auteuil, et voit, dans sa bibliothèque, bien rangées, les œuvres complètes de Pouchkine. Le visiteur voit cela et lui dit : « ah ! voilà bien un bon Russe ! » Et Levinas, bouleversé, entend : « un bon Russe, c’est-à- dire un bon Européen ». Cette histoire, soit dit en passant, m’en rappelle irrésistiblement une autre. Car il y a un autre Juif européen, né dans le même coin, entre Haïm et le Gaon, Volozine et Vilna. Il y a un autre Juif, qui s’appelle Romain Gary et qui a été élevé, lui aussi, dans cette idée qu’être juif, c’est rêver de la France et, plus encore, de l’Europe, la France et l’Europe étant pensées à travers le prisme de la grande culture russe. Cela donne, chez Gary, cet autre enfant de la littérature juive, un livre qui s’intitule Éducation européenne. Et dans Éducation européenne, il y a quelque chose de cette tentation lévinassienne.
Mais – une troisième réflexion encore – je pense, et c’est là-dessus que je veux insister, que cette tentation, si elle existe, n’est qu’une tentation, qu’elle est conjurée dans le texte même de Levinas et que le texte même de Levinas donne les moyens, d’abord de la voir, de la penser, et, ensuite, de la surmonter.
Laissez-moi, pour cela, vous citer les deux avant-derniers textes de Difficile Liberté. Juste avant « Signature », ce sont deux textes qui se succèdent. Le premier, que j’ai cité tout à l’heure, s’intitule « Pour un humanisme hébraïque ». Et le second, « Antihumanisme et éducation ».
Dans « Pour un humanisme hébraïque », qui est un petit texte, d’abord paru dans les Cahiers de l’Alliance Israélite Universelle, haut lieu du judaïsme, de l’israélisme français, Levinas dit en substance que le judaïsme est un humanisme ; que le judaïsme, c’est une autre manière de prendre, penser, faire passer le message du messianisme ; qu’il y a la manière grecque, et puis il y a la manière juive.
Et puis, quelques pages plus loin, il y a un texte qui est, à mon avis, un des plus forts, des plus beaux et, au demeurant, des plus longs, de Difficile Liberté, qui s’intitule « Antihumanisme et éducation ». C’est un texte qui paraît beaucoup plus tard, en 1973, dans une petite revue. Je dis bien 1973. C’est-à-dire à un moment où Levinas ne peut pas ne pas savoir ce qu’il fait et ce qu’il dit quand il parle d’antihumanisme. Ce moment, c’est le pic de cette grande et forte séquence philosophique que l’on a appelée l’antihumanisme théorique. C’est le moment Foucault, Lacan, Althusser, Lévi-Strauss. Et Levinas ne peut pas parler juste comme cela, par hasard, d’antihumanisme. Or, dans ce texte, il dit des choses qui sont d’une force extraordinaire. Par exemple : « cette façon de soumettre la tradition juive aux normes de l’humanisme, aux normes de ses méthodes herméneutiques qui disqualifiaient l’exégèse rabbinique, aux normes de son universalisme abstrait – cette façon explique la crise même de l’éducation juive dans la société juive émancipée. » Vous avez bien entendu : la réduction du judaïsme à l’humanisme, c’est la source de la crise à laquelle il s’intéresse dans ce texte ! Quelques pages plus loin, il continue : « pour que le problème de l’éducation juive puisse se poser en des termes différents de l’instruction religieuse, il fallait donc une crise de l’humanisme dans notre société. » Même observation : dire « crise de l’humanisme », c’est avoir en tête, naturellement, les désastres du XXe siècle ; mais cela veut dire aussi : pensée structurale, antihumanisme théorique, Lacan, etc. Et, quelques pages plus loin encore, il évoque ce qu’il appelle la toute-puissance de la littérature entendue, là, au sens de rhétorique, de ministère de la parole, et il en appelle – je cite – à un véritable « antihumanisme » censé faire pièce à cette « toute-puissante littérature » ; il en appelle à un antihumanisme « vieux comme les prophéties d’Ezéchiel, où l’esprit prophétique réel se propose comme capable seul de mettre fin à toute cette écriture » ; encore un peu plus loin, il parle plus précisément de cet antihumanisme qu’il appelle de ses vœux et qui va, selon lui, « tordre le cou à l’éloquence », et il conclut : « l’antihumanisme fait éclater l’antagonisme de la Loi et de la Liberté qu’on croyait réconciliées ».
Il y aurait beaucoup d’autres textes à citer. Beaucoup d’autres pages, de beaucoup d’autres livres, allant dans le même sens. Mais cet exemple suffit. La succession même de ces deux textes dit tout. Levinas sait le mauvais penchant possible de son inspiration. Il est conscient de ce risque de réduction, de banalisation, d’affadissement. Il voit bien le péril d’un judaïsme pour rien, d’un judaïsme et d’un universel faciles. Il sait que cette tentation humaniste est, pour lui, une tentation terrible. Il le sait comme vous. Comme moi. Il le sait comme les plus féroces pourfendeurs de l’israélisme français. Mais cette tentation, il la conjure. Cette réduction toujours possible de l’universel difficile à l’universel facile, elle est guettée, surveillée, dépassée et, donc, conjurée dans le cœur même de son œuvre. Pas né de la dernière pluie, Levinas. Parfaitement conscient de cet abîme doux entre ses lignes. Et mettant en place les dispositifs qu’il faut pour l’esquiver.
Cela étant dit, esquivé ou pas, l’abîme existe. Quelles que soient les précautions pour se garder de l’humanisme, le risque est pris, et bien pris. Et l’on ne peut pas ne pas poser la question – la toute dernière question – de savoir pourquoi Levinas prend un tel risque, pourquoi il prend le risque énorme de continuer de dire l’universel juif dans la langue de l’universel logique. Le Dit juif n’est-il pas le dire premier ? Ne s’agit-il pas d’une sagesse à nulle autre pareille ? Le Dit juif, sous sa forme non seulement biblique mais talmudique (Levinas, comme vous savez, a toujours beaucoup insisté là-dessus : contrairement à tous les Juifs de la patte blanche et de la honte, il a toujours dit que l’essentiel, le point où l’être-juif se dit vraiment, le point où l’universel concret s’établit, c’est le Talmud, pas la Bible), n’a-t-il pas une grandeur irréductible à tout autre ? Et pourquoi, dans ce cas, avoir pris le risque de banaliser sa force de trouée, de disjonction, de destruction ? Pourquoi cette insistance, dans toute l’œuvre, à traduire ce sensé-ci dans la langue du sensé de l’autre ? Ce geste, chez Levinas, ne témoigne évidemment pas d’un simple abandon à la facilité. C’est un geste constant, délibéré et d’une très grande force. Levinas a voulu ce va-et-vient, ce transcodage d’un sensé dans l’autre, de l’hébraïque dans le logique, du logique dans l’hébraïque. Je repose donc la question : si le risque était tel, pourquoi l’avoir pris ? Pourquoi cette volonté, dite à toutes les pages de l’œuvre, de faire entendre dans la langue grecque des voix que le grec ignorait ?
Je voudrais, sur cette dernière question, vous proposer mon hypothèse. Vous connaissez les explications classiques, n’est-ce pas ?
Il y a la première explication, qui est, si j’ose dire, le « c’est comme ça ». Lorsqu’on demandait à Kafka s’il était allemand ou juif, lorsqu’on le priait de préciser s’il écrivait en Allemand ou s’il écrivait en juif, il répondait (dans une lettre à Felice Bauer) : je suis un écuyer montant deux chevaux ; c’est comme ça ; c’est ma modalité à moi d’être-là… Comme dirait Joyce : autant, et indifféremment, Jewgreek que Greekjew. Bon. Dans le cas de Levinas, ce serait une manière de ne pas répondre. S’agissant de Levinas, ce ne serait pas terriblement convaincant.
La deuxième explication qui est parfois donnée, c’est celle-ci : l’universel abstrait a fait faillite, d’accord ; mais il y a un niveau, néanmoins, où il a, qu’on le veuille ou non, triomphé ; et ce niveau, c’est la langue, celle de l’universel, celle dans laquelle l’universel se dit ; en sorte que, si l’on veut se faire entendre, si l’on veut faire entendre la voix de l’universel concret, eh bien il faut en passer par cette langue-là, par la langue de l’universel abstrait – si l’on veut s’adresser aux gens, il faut aller les chercher là où ils sont et leur parler dans la langue qui est la leur, il faut s’adresser à eux dans la langue dominante, c’est-à-dire en grec ; il faut parler grec pour penser juif. Cette deuxième explication a sûrement sa part de vérité. Mais à la réserve près que le judaïsme n’est quand même pas un catholicisme ; qu’un penseur juif, ce n’est pas un apôtre et que son problème n’est pas d’aller chercher ses ouailles pour les convertir ; à cette réserve près que ce n’est pas comme cela, vraiment pas, que cela se passe et que cela marche, l’universel par rayonnement, l’universel en intension, l’universel séminal, l’universel dont je parlais tout à l’heure.
Il y a une troisième hypothèse, qui n’est pas la moins intéressante mais qui, à mon avis, ne suffit pas non plus. C’est celle de Derrida, dans « Violence et métaphysique » toujours. Derrida dit que, si Levinas s’est déguisé en Grec, c’est pour approcher le roi et pour, déguisé en Grec, aller dans la gueule, non du loup, mais du roi, l’affronter à la dérobée, secrètement, mine de rien et sur son terrain. Un Levinas déguisé en Esther, et approchant Assuérus. Cette troisième hypothèse est amusante. Elle est assez belle. Mais elle ne me semble pas non plus cadrer avec le Levinas que nous connaissons et que, en tout cas, moi, j’ai connu.
Alors, j’ai une autre hypothèse que je voudrais vous soumettre. C’est l’hypothèse d’un Levinas opérant cette traduction en grec du juif, exprimant l’universel difficile dans la langue de l’universel confus, parce qu’il procède, inconsciemment ou consciemment mais, au fond, plutôt consciemment, à un certain nombre d’opérations que je qualifierai d’opérations militaires et qui sont, par conséquent, et au sens profond du terme, des opérations de pensée. Ces opérations, j’en vois trois. Une opération philosophique ; une opération politique ; et une opération sur le registre de la pensée juive. Et la clef, à mes yeux, est là.
Première opération : l’opération philosophique. Levinas, je l’ai dit tout à l’heure, est le contemporain de Georges Bataille et de l’Ecole de Francfort. Il est le contemporain de gens qui ont produit la philosophie réelle de leur temps, la philosophie la plus lucide, la philosophie la plus yeux ouverts de leur époque, et qui n’ont cessé de se demander si, et comment, on pouvait continuer de philosopher après la catastrophe d’Auschwitz. Est-ce qu’on peut continuer de poétiser après la catastrophe ? demande Adorno. Et de philosopher après les camps ? demande Bataille. A quelles conditions ? A quel prix ? Mon hypothèse, c’est que Levinas répond aussi à la question. Et sa réponse est, à mon avis, la suivante. Oui, on le peut. Mais à une condition, qui est un peu la condition posée, au même moment, par Paul Celan : faire entendre, dans la langue de la philosophie, dans la langue de cette pensée qui n’a pas pu empêcher le pire et qui, dans certains cas, y a conspiré, les voix qu’elle a tues depuis des millénaires et que, à la fin des fins, elle a tenté de rayer purement et simplement du grand registre des paroles. Le génocide ayant été aussi, peut-être d’abord, un judéocide, la tâche de la pensée est de faire entendre, réentendre, les voix têtues, les voix tues et têtues, les voix exterminées et les voix qui ont réchappé d’une extermination qui se voulait sans reste. Levinas ne le dit pas ainsi, pas dans ces termes. Mais je crois que c’est ce qu’il entend. Je crois que c’est ce qu’il a en tête lorsque, avec les « intellectuels juifs » des Colloques, il parle de pardon, d’oubli et de réparation. C’est en tout cas mon hypothèse. Il y a, chez lui, cette volonté philosophique de réparer : pas de punir, bien sûr, de réparer – en faisant entendre ces voix-là dans cette langue-là.
Deuxième opération, l’opération politique. Enfin, je dis politique pour faire vite et parce que le temps presse. Mais c’est un peu cela quand même. Il y a un épisode de la vie de Levinas que vous connaissez tous, que j’ai déjà abondamment commenté ici et auquel j’ai consacré les derniers chapitres de mon Siècle de Sartre : c’est le tour que Levinas joue à Sartre à la fin de sa vie ; c’est cette façon qu’il a, à travers la parole et le truchement de Benny Lévy, d’injecter dans la philosophie sartrienne les rudiments, les germes, les bâtons de dynamite qui témoignent de la pensée juive, qui font exploser le système sartrien et qui le mènent à l’orée de l’édification de ce que Sartre lui-même désignait par une expression que n’aime pas Benny Lévy, mais enfin il l’emploie quand même : une « nouvelle philosophie »… Il ne faut pas oublier cela, n’est-ce pas. Il ne faut pas oublier cette opération extraordinaire, avec Benny Lévy allant de l’un à l’autre, de Levinas à Sartre, de Sartre à Levinas, et provoquant cette injection et explosion de grenades levinassiennes dans le système sartrien. Deleuze appelle cela « faire un enfant dans le dos » à un grand intellectuel. Là, c’est plus qu’un enfant. C’est un quasi-nouveau système. Et c’est – voilà où je veux en venir – le modèle de ce qu’il n’a, au fond, lui, Levinas, cessé de faire toute sa vie avec la philosophie. Levinas est quelqu’un dont le désir, le talent, la perversion, la mission, la grandeur, la faiblesse, le sens de la vie et de l’œuvre, appelez cela comme vous voulez, cela n’a pas d’importance, a été d’injecter du juif dans le grec, d’enjuiver le romano-hégélo-logico-etc. et, pour cela, oui, de traduire son Talmud en grec. On est entourés de gens – les néoprogressistes divers et variés – qui déploient une énergie considérable pour injecter du particulier dans l’universel, pour mettre l’universel au rouet du particulier, au rouet de la différence, au rouet de cette différence et de ce particulier que l’Universel veut faire taire ou qu’il veut araser. Vous avez des néophénoménologues qui se donnent un mal de chien – c’est le geste moderne par excellence ! – pour mettre l’universel à la question de la petite différence. Levinas, lui, fait quelque chose de bien plus rare et de bien plus énorme. Il met l’universel au travail de l’universel. Il met l’ancien universel sous la pression de ce nouvel universel qu’est l’universel sous guise juive. Non pas, donc, le particulier contre l’universel. Non pas la revanche du particulier contre le tout-puissant universel. Mais universel contre universel. Soit, très précisément cette fois, ce qu’entend Levinas lorsque, dans ce passage de L’Au-Delà du verset que je cite toujours, dans ce texte intitulé « Assimilation et culture nouvelle », il dit, oh pudiquement, bien sûr ! à sa façon de grand Monsieur ironique et humble, d’accord ! mais il dit quand même qu’il entend faire entendre dans la langue de la Grèce les principes que la Grèce ignorait. Opération, je le répète, de bien plus grande ampleur ! Et dont les conséquences politiques, à mon avis, commencent à peine d’être soupçonnées !
Et puis je crois, enfin, qu’il y a une troisième opération qui explique cette insistance lévinassienne, jamais démentie jusqu’à la fin, à dire le juif en grec. Cette opération, j’ai envie de dire que son champ n’est plus ni celui de l’histoire de la philosophie, ni celui de la scène politique, mais celui de la scène juive proprement dite. Deux choses, à ce sujet. Deux remarques conjointes. Il ne faut pas oublier, d’abord, que transcoder, traduire, dire ceci dans la langue de cela, rapporter l’une à l’autre deux discursivités, cela peut vouloir dire, en effet, les identifier, les fondre l’une dans l’autre, les confondre, les banaliser et donc, en l’espèce, transformer la pensée juive en un minable sous-produit de la pensée des Droits de l’homme ; mais attention ! cela peut vouloir dire, aussi, l’inverse ; cela peut vouloir dire faire saillir les singularités, jaillir les irréductibilités et, en comparant, faire apparaître la série des distinctions entre l’une et l’autre. Rappelez-vous Foucault. L’Archéologie du savoir, conclusion du chapitre intitulé « Faits comparatifs ». Foucault y dit que mettre en rapport deux langues, les palimpsestiser et, comme on dit en informatique (sauf qu’on est vingt ans avant les ordinateurs !), comparer des documents et les faire se recouvrir, c’est d’abord, bien sûr, en tout cas en apparence, pointer les régularités et les ressemblances ; mais cela a, aussi, un effet multiplicateur ; cela a aussi pour effet une surproduction et une surmultiplication de sens ; cela a toujours pour effet de produire, faire apparaître et jaillir, les arêtes vives. Eh bien, c’est exactement ce qui s’opère dans un texte comme le début d’Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, dans cette page que vous connaissez tous et où Levinas énumère ces éclairs, ces trouées dans l’histoire de la philosophie classique, qui annoncent sa théorie du Dit et qui font qu’on ne peut pas non plus dire que sa doctrine de l’infini soit complètement étrangère à la philosophie. Levinas évoque, dans cette page, l’ « Un sans l’Etre » du Parménide, l’» Infini qui vient à l’Idée » chez Descartes, le principe d’» Unité » chez Kant, ou même, plus étrangement, l’» éclat de rire » du « Surhumain » chez Nietzsche. Levinas, dans cette page qui est une des très belles pages d’Autrement qu’être, rapporte tout cela, tous ces éclairs discursifs, tous ces moments de prémonition, à sa théorie de la transcendance du visage, du « me voici », de la pure altérité, de la pure autruité. Il rapporte tout cela à ce qu’il pense, lui, et dont il pense qu’il le pense parce que l’être-juif pense en lui de manière immémorielle. Et s’il fait ce « rapport », c’est pour dire, pour faire ressortir deux choses. La prémonition, sans doute. Mais aussi, par comparaison, comme dirait Foucault, par différence, par soulignement des différences, la force de surgissement, l’absolue nouveauté, l’interruption radicale, qui font que quelque chose, avec lui, Levinas, commence ou recommence vraiment dans le discours, dans la parole, dans la pensée – on ne saurait mieux illustrer qu’en le « comparant », donc en le « traduisant », à quel point le Dire juif est bouleversant, à quel point il est nouveau, à quel point il est révolutionnaire, à quel point il permet de penser vraiment l’universel à nouveaux frais, etc. Traduire, c’est faire ressortir.
Et puis voici ma seconde et toute dernière remarque. Je fais, depuis deux heures, comme si le grand interlocuteur de Levinas comme de Rosenzweig, leur grand adversaire à tous les deux, celui à qui il fallait se mesurer, c’était Hegel, le Système, la Grande Logique, la Phénoménologie de l’esprit et le reste. D’accord. Sauf que, chez Levinas, il y en a un autre. C’est même en cela qu’il diffère radicalement de Rosenzweig – il y a un autre adversaire, peut-être plus redoutable encore – et c’est Heidegger. Pourquoi Heidegger ? Parce que c’est, pour Levinas, la forme moderne, la forme la plus aboutie, la forme la plus intelligente du paganisme, de ce qu’il appelle le petit sacré, le sacré filtrant à travers les choses, la fusion avec le monde, les bosquets sacrés, le mystère, le numineux, le superstitieux, l’occulte, la parole muette de la forêt, la mythologie de la matrice et du fondement – bref, ce qu’un de ses quasi-contemporains, Sigmund Freud, appelait la « marée noire de l’occultisme » et qu’incarne aussi Heidegger. Mais quel Heidegger ? Heidegger en personne, certes ; mais aussi Heidegger par extension ; Heidegger élargi ; Heidegger d’avant Heidegger ; un Heidegger qui n’a rien à voir avec l’Allemagne ni avec la Grèce, avec aucun des deux « peuples métaphysiques par excellence » ; un Heidegger, autrement dit – et s’il vous plaît, ne sursautez pas – qui aurait même à voir avec la problématique du judaïsme ! Il y a, dans Difficile Liberté, un texte qui s’intitule « Heidegger, Gagarine et nous ». Je le cite d’autant plus volontiers que c’est avec lui que j’avais commencé ma première intervention à Jérusalem, lors de la fondation de l’Institut d’études lévinassiennes. Or, ce que dit ce texte c’est que l’ennemi principal, ce à quoi l’être-juif a aujourd’hui affaire, ce dont il a à conjurer la tentation, c’est cet heideggérianisme intime, cet autre nom du paganisme qu’est cette autre forme d’heideggérianisme et qui menace la pensée juive, qui la travaille de l’intérieur, qui la corrompt. Le danger est aussi dans le judaïsme. Cette tentation-là, la tentation d’imaginer des sources enchantées, des matins du monde, un univers bruissant du divin, une résurrection des idoles, tout cela, c’est comme un heideggérianisme intime, une tentation heideggérienne à l’intérieur du judaïsme, une rechute toujours possible de la pensée juive elle- même dans quelque chose dont le heideggérianisme est, aujourd’hui, le prototype. Et je crois, alors, que le recours grec, la traduction du sensé biblique dans le sensé logique, ce parti pris tenu de rationalité et de lumières, c’est un remède, un antidote – cela correspond à la volonté de réduire, à l’extérieur mais aussi à l’intérieur, chez autrui mais aussi chez soi, dans la gentilité mais aussi dans la pensée juive elle-même, ce risque toujours récurrent, cette menace toujours présente du retour aux sources, du paganisme, de l’occultisme généralisé. Vous avez « Heidegger, Gagarine et nous ». Mais vous avez aussi Du sacré au saint. Vous avez les premières pages de A l’heure des nations. Vous avez, dans le même A l’heure des nations, les dernières pages de la lecture talmudique consacrée au Traité Meguila, 8b et 9a-9b. Dans tous les cas, c’est très exactement ce qui est dit. Ce risque coextensif à la pensée juive, il faut le réduire, le refroidir, l’annihiler. Et que voulez-vous ? Le grec a tous les défauts. Il faut se garder de ses « chants séducteurs ». Et Baba Kamma dit même : « maudit soit l’homme qui a appris à son fils la sagesse grecque ». Mais il a au moins une qualité, qui est d’être (je cite A l’heure des nations, page 10 de l’édition Minuit) « une langue transparente, meilleure que tout chant, où la Torah se laisse traduire sans défaut ». Il en a une autre qui est d’être la langue « du beau » et « du vrai », d’avoir la « souplesse », la « sobriété » et la « malice » qui aident à briser « idoles et tyrannies ». Il en a une troisième encore qui revient un peu au même et qui est d’être l’univers de la mesure, du refus du mauvais infini, du refus de l’apeiron. Et, quand Baba Kamma lance son « maudit soit l’homme qui a appris à son fils la sagesse grecque » (82b), il faut aller un peu plus loin et lire (83a) qu’» il faut distinguer » entre la « sagesse grecque » (objet d’un juste procès) et la « langue grecque » (qui n’est, dit Levinas, qu’ordre, clarté, intelligibilité et, surtout, surtout, prodigieuse capacité à démystifier, démythifier, dépoétiser, démétaphoriser – ce sont les mots même de Levinas célébrant ce « parler patient » qui est « le précieux de notre héritage grec »…). Un peu de grec dans le moteur juif, une flèche grecque dans le carquois juif, cela n’a jamais fait de mal à personne, semble dire Levinas. Et cela n’a jamais fait de mal, surtout, à qui est conscient de la menace de ce sacré filtrant, de ce piège du retour aux sources, de toutes ces sottises qui tournent autour de la transe, de l’enthousiasme, de l’effusion – « ô messages bienvenus de la Grèce ! », s’exclame Levinas, toujours dans A l’heure des nations ; « j’appelle grec », continue-t-il, le combat pour surmonter pour « les particularismes locaux du pittoresque ou folklorique ou poétique ou religieux » !. Ce Levinas-là, ce Levinas qui tient à parler grec même quand il parle juif, ce Levinas qui tient à traduire en grec son dire juif, ce Levinas qui, à la limite, en viendrait presque à jouer une certaine Grèce (celle qui est, comme Jérusalem, parente du visage, de l’humanité des villes, de la technique en général et de la logotechnique en particulier) contre un certain judaïsme (celui, soyons clairs, des Hassidim, de tous ceux qui croient qu’être juif ce n’est pas étudier mais croire, juste croire, et tant pis si cette pure oraison nous éloigne de l’Indicible et nous fait rejoindre, parfois, les dieux visibles des cieux), ce Levinas est encore, et peut-être plus que jamais, le contemporain de Rabbi Haïm de Volozine et du Gaon de Vilna. Il est encore, et peut-être plus que jamais, le contemporain de ces grands prédécesseurs, de ces maîtres absolus qui avaient, eux aussi, comme lui, la sainte terreur du simple, de l’extase, de la loi du cœur contre la loi de l’étude. Il est le continuateur, plus que jamais, de ces gens qui faisaient du maintien des piliers de la parole, du maintien des maisons d’étude, du maintien de la réponse par l’étude à la tentation de l’ignorance et de la transe, le cœur rêvé de la vie juive et la condition sine qua non du maintien du monde dans son être. Il leur apporte son grec. Il leur livre son grand refroidisseur grec. A l’école lituanienne dont il est un membre éminent et qui est son autre vrai contexte – le contexte européen, d’accord ; le contexte français bien sûr ; mais ne jamais oublier ce mouchoir de poche lituanien, qui se tient entre Kovno, Vilna et Volozine, et qui est son troisième contexte, son contexte essentiel, son site d’élection et d’origine – il fait don de ce parler grec dont il a le sentiment qu’il sera un renfort dans le combat commun contre la non-étude, la non-pensée, le triomphe de la platitude gluante et rabougrie, le retour débile au sacré et au mystère. Il ne l’a jamais dit comme cela, bien sûr. La simple hypothèse, ainsi formulée, l’aurait sans doute terrifié. Mais c’est ma conviction. Chez ce vieux monsieur timide et humble qu’était aussi Levinas, la Grèce était une opportunité. C’était une carte dans son jeu. C’était une arme dans son arsenal. Vous avez là un Levinas chef de guerre, continuant la guerre de longue durée menée par ses maîtres d’étude contre la tentation de l’enthousiasme et de l’obscurantisme. Et c’est à ce combat que participait cette arme logique, cette arme de la logique et du logique, à laquelle il recourut toute sa vie.
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