Que se passe-t-il dans la tête d’un écrivain à l’agonie ? Bonne question… Il n’y a guère que trois manières d’y répondre : l’interrogatoire musclé, la trépanation à vif et le roman. N’étant ni policier ni chirurgien mais écrivain à Paris VIe, Bernard-Henri Lévy a donc opté pour la troisième voie. Cela donne Les Derniers jours de Charles Baudelaire, 334 pages bien tassées à paraître sous la marque de Bernard Grasset dans les premiers jours de septembre.
Il lui fallait un livre là où le silence avait suffi au poète des Fleurs du Mal. Mais pourquoi Baudelaire ? Après tout, d’autres grands créateurs ont passé la plume à gauche dans des circonstances qui eussent fourni la matière à un ouvrage de rentrée. S’il venait d’obtenir son baccalauréat, Lévy répondrait probablement : parce que c’était lui, parce que c’était moi… Mais à trente-neuf ans, le grand examen ne lui est qu’un lointain souvenir. S’il était cynique, il soulignerait que cette agonie était idéale pour un romancier car particulièrement longue, Baudelaire ayant été hémiplégique et aphasique durant la dernière année de son existence. Mais Lévy est (un peu) moins calculateur qu’on le dit. Alors pourquoi Baudelaire ? Parce que. Tout simplement.
« L’idée était là et j’ignore comment elle s’est imposée à moi », concède-t-il sans chercher à s’inventer de fausses justifications a posteriori, mais en donnant une poste à l’enquêteur perplexe : « Voyez la fin du Diable en tête et le début de ce roman : les deux livres sont plus proches qu’ils n’en ont l’air… »
Cela n’est plus un indice mais un rail.
Faisons donc machine arrière. Paris, 1984. Bernard-Henri Lévy, essayiste brillant et controversé, publie son sixième livre qui est également son premier roman. Angoisse et médias, succès et prix Médicis. L’intellectuel type du siècle de la communication, l’homme en qui certains devinent un autre Malraux, est bien parti pour sa seconde carrière.
Immédiatement, il enchaîne sur le projet Baudelaire : raconter ses trente derniers jours. En lisant ou en relisant tout ce qu’a écrit le poète (édition de la Pléiade) et l’essentiel de ce qui a été imprimé à son sujet, Lévy est de plus en plus fasciné par l’aventure de sa mort et par son échec, objet romanesque par excellence. Parallèlement à cette redécouverte, il séjourne à plusieurs reprises à Bruxelles, pour sentir la ville et l’époque, à la recherche nostalgique de l’exilé malheureux des années 1864-1866.
Petit à petit, Lévy organise son grand projet, dresse les échafaudages et lance les grandes lignes du récit, en compositeur et en architecte, soucieux tant des harmonies que des symétries. « Je n’écris pas à l’aventure », reconnaît-il avec un sens consommé de la litote. De fait, c’est un maniaque de l’agencement, qui n’a de cesse de gouverner son entreprise, de s’en assurer une totale maîtrise, obsédé par l’équilibre des chapitres et la position des narrations secondaires à l’intérieur des narrations principales. Au fil de ses lectures, il noircit des centaines de fiches constituant des liasses qui représentent autant de personnage du livre : la mère de Baudelaire, le photographe bruxellois Charles Neyt, le graveur de Namur Félicien Rops, le commandant Aupick, l’éditeur Poulet-Malassis, Germaine Lepage… Sans oublier bien sûr les deux personnages clés : l’un, positif (Baudelaire), l’autre, négatif (le narrateur). Mais chaque paquet de fiches ne contient pas que des dates et des noms de lieux, destinés à donner son crédit historique au roman : l’auteur y a surtout consigné le dictionnaire et la grammaire propres aux personnages qui ont chacun leur manière de s’exprimer.
Très absorbé par ce nouveau livre auquel il compte consacrer trois ans de travail, Lévy décide de se mettre en congé de la scène parisienne, progressivement et provisoirement. L’intellectuel se dégage. Celui dont on sollicite sans cesse les avis, sur tout et sur rien, met son engagement aux abonnés absents pour cause d’intense création romanesque. Le marché littéraire étant ce qu’il est, cette non-information devient une nouvelle.
Les lieux privilégiés de sa retraite ne seront ni l’abbaye bénédictine de Solesmes ni la Trappe de Soligny, mais « La colombe d’or » à Saint-Paul-de-Vence et l’hôtel Raphaël, à deux pas des Champs-Élysées. Sartre et Beauvoir avaient besoin des tables de café pour écrire, BHL leur préfère l’anonymat des chambres d’hôtel de luxe, un mal que les docteurs appellent le syndrome Hemingway-Fitzgerald.
En principe, on n’aurait pas dû entendre parler de lui pendant de très long mois. Avait-il disparu pour mieux contrôler ses réapparitions ? C’est à croire : une double page de photos de l’écrivain au travail, prises à Vence et publiés dans Paris Match, une interview au Jerusalem Post (reprise dans L’Événement du Jeudi) sur le thème « Il faut libérer Israël des territoires », justifiée peu après dans Le Journal du Dimanche par un article intitulé « Pourquoi j’ai fini par parler », la signature aux côtés de Bernard Kouchner et Marin Karmitz d’un texte publié par Le Monde appelant à voter Mitterrand à la veille du premier tour des élections, une absence remarquée pour la même cause dans le tontonissime appel du mensuel Globe dont il est pourtant un des piliers…
Mais ces exceptions à la règle ne sont que peccadilles en regard de ce qui l’a obligé à abandonner un temps sa thébaïde et son cher Baudelaire : la publication de son Éloge des intellectuels. À l’origine, ce texte devait être son dernier bloc-notes de Globe. Lévy romancier avait prévu de redevenir Lévy essayiste l’espace de trente feuillets. L’inspiration et les circonstances aidant, ils devinrent cent. L’article se métamorphosa en une brochure encartée dans la revue, et la brochure réapparut en librairie après que la maison Grasset lui eut donné une couverture de livre. Beaucoup de bruit comme toujours, d’autant qu’un concurrent sur le front de la pensée, Alain Finkielkraut, publiait également un ouvrage sur le même sujet. « Je regrette qu’il n’y ait pas eu de vrai débat, dit aujourd’hui Lévy. Il a été outrancièrement simplifié et mes thèses schématisées. Dommage… » Sans plus, car Lévy, ayant alors l’âme d’un romancier plus que d’un polémiste, est retourné dans le Midi, quelque 60 000 exemplaires plus tard. L’accueil critique lui importait moins que pour ses précédents livres. Il avait Baudelaire dans la tête.
En se retrouvant devant sa table de travail, il s’est à nouveau mis à la place de Baudelaire. Fiction ? Pas tout à fait. Biographie ? Pas vraiment. C’est autre chose, bien que ce type de roman ait déjà par ailleurs ses lettres de noblesse. On en a eu un exemple éclatant l’année dernière avec Les éblouissements, quand Pierre Mertens sut si bien se mettre dans la peau du poète allemand Gottfried Benn.
Lévy n’étant pas un ingrat, il dresse volontiers la liste de ses influences littéraires. Celle, diffuse et permanent, de Danilo Kis. Celle de l’écrivain autrichien Hermann Broch qui dans La mort de Virgile (1946) se livrait à une longue méditation sur la signification de l’existence à travers le monologue intérieur du poète latin pendant ses dernières dix-huit heures. Celle d’Aragon dans La semaine sainte (1958) qui mettait en scène, non sans quelques libertés, la semaine de mars 1815 qui sépare le retour de Napoléon de la fuite de Louis XVIII. Aragon justement qui dans son avertissement liminaire précisait bien : « Ceci n’est pas un roman historique. » Mais Lévy, lui, s’il mêle également la réalité historique à des spéculations relevant de la pure fiction, n’interrompt pas la narration pour s’exprimer en son nom.
Bien sûr, il est partout présent dans ce livre. Le narrateur, qui emprunte certains de ses traits à Mallarmé, s’est intitulé secrétaire du maître ou plutôt son greffier. Différents récits de personnages secondaires s’intercalant entre des lettres au narrateur, celui-ci ne dévoile son identité et, partant, ses motivations qu’à la page 221 : « Je crois que l’heure est venue de dire et qui je suis, et quel fut exactement mon rôle dans toute cette aventure. Pendant que cette histoire se déroule, j’ai un peu plus de vingt-deux ans. Je suis frais. Encore svelte… ». Ce masque qui tombe, c’est la seconde clé du livre. La première se trouve une vingtaine de pages en amont. Lévy y révèle le cœur de son projet : « Les autobiographies traditionnelles commencent toujours par la naissance. Eh bien, celle-là aussi commencera par la naissance. Mais l’autre. La vraie. Celle qui l’a fait entrer, non dans le monde des hommes, mais dans celui, plus essentiel de la littérature. Comment devient-on un écrivain ? Pourquoi ? Y-a-t-il un moment où cela arrive ? Une heure où cela se décide ? Y-a-t-il une frontière, une démarcation précise et claire, entre cet énigmatique état et celui dont il se détache ? Et si oui, si la limite existe, que peut-il bien se passer dans la tête de celui qui la franchit ? »
Ainsi s’exprime le narrateur, qui n’est pas sans parenté avec un certain Bernard-Henri Lévy. Qu’il s’interroge sur le mystère de la création, sur les écrivains aux vies romanesques (Byron, Chateaubriand) et ceux aux vies grises (Flaubert, Stendhal), sur le commerce des idées, sur les compromis avec le siècle ou sur la perfidie de la critique, les fulgurances et les contradictions de Lévy sourdent de toutes ces pages. Il a travaillé d’arrache-pied pour que nul commentateur mal embouché ne puisse relever quelque anachronisme. Mais qu’il ressuscite les ombres familières de Hugo ou de Sainte-Beuve, ou qu’en deux allusions cryptées il règle son compte à Sartre dont il exècre l’existentialiste Baudelaire (1947), l’auteur nous rappelle à son corps défendant et sans jamais le formuler que son nom est Bernard-Henri Lévy. C’est aussi en cela que son livre est roman.
Et pourtant… « Mon fantasme, c’est d’être absent de mes livres, dit-il. Tout le contraire de ce qui se fait de nos jours. J’ai d’abord rencontré le Baudelaire critique, mais le plus bouleversant, car terriblement actuel, c’est le Baudelaire métaphysicien. La question clé de son œuvre et, très modestement, de la mienne, c’est l’anti-naturalisme. »
Naturellement, Lévy s’attend à affronter les critiques. Sur deux fronts, cette fois : littéraire et historique.
Aux premiers, il parlera un langage de constructeur et de lexicologue.
Aux seconds, il dira n’être pas, quant à lui, un dix-neuvièmiste mais un romancier. On l’aura compris, Lévy a choisi de jouer sur le double registre indiscernable de la réalité et de la fiction. Bien qu’il reconnaisse avoir fait son miel des travaux de Claude Pichois notamment, il n’a pas pour autant songé à rendre hommage aux pionniers de la recherche baudelairienne, ne fût-ce qu’en publiant une bibliographie succincte à la fin de son livre. « Il s’agit d’un roman, pas d’une thèse ! rétorque-t-il. De toute façon, sur les derniers jours de Baudelaire, il n’y a rien : un chapitre chez Pichois, quinze lignes chez un autre… La correspondance de Baudelaire (La Pléiade) fut ma principale source. »
Mais comment, quand on n’est pas soi-même un spécialiste de Baudelaire, démêler les spéculations des faits avérés, dans ce vrai-faux roman d’histoire littéraire, que l’on pourrait également considérer comme une manière de biographie, écrite avec une vraie sensibilité littéraire (c’est rare), partielle (les derniers jours…) et partiale (l’auteur est romancier) ?
« Je me suis livré à de nombreuses hypothèses, reconnaît l’auteur. De temps en temps, je m’appuie sur des dates et des lieux. Disons que ce qui est vrai est très connu, ce qui n’est pas vrai est de moi. C’est un livre globalement imaginaire et parfois localement exact. »
Les Derniers jours de Charles Baudelaire est probablement ce que Lévy a écrit de plus littéraire. Plus construit, plus travaillé, plus achevé, ce livre a une dimension poétique qui place très haut les ambitions de l’auteur. Parallèlement à ce travail d’écriture, il a tenu des carnets de toute du roman en train de se faire, dans lesquels il monologue au jour le jour et s’interroge sur les embarras, les résistances, les obstacles. Il en a noirci une quinzaine. Autant de stations d’un chemin de croix très personnel, une prise de conscience dont il ne veut rien dire, pour l’instant : « J’y suis très à découvert, dans ces carnets. Un jour, je les détruirai… » Allons, allons ! dirait son éditeur Jean-Claude Fasquelle…
Paris, juillet 1988. Les premières épreuves du livre arrivent chez Grasset. L’auteur y a sollicité l’avis de quatre personnes : François Nourissier, Jean-Claude Fasquelle, Jean-Paul Enthoven, Yves Berger. « Leurs remarques m’ont éclairé », admet-il. Aussi le narrateur ne s’appellera-t-il plus O., à la manière du K. du Procès, mais « il », tout simplement, car à la réflexion c’était trop lui donner que de lui accorder une initiale… Aussi, à la fin du livre, pour éviter toute confusion, on précisera qu’un des personnages, un certain Lévy, se prénomme Michel afin que le célèbre éditeur de Flaubert ne soit pas confondu avec un illustre homonyme… D’autres corrections encore, jusqu’à la dernière limite admise par l’imprimeur, car Bernard-Henri Lévy est un maniaque du détail, un perfectionniste angoissé qu’aucune assurance ne peut brider : « L’idée que vous ayez lu ce roman sur le premier jeu d’épreuves non corrigés me rend malade car c’est un exemplaire fautif, inachevé. » Tenons-en compte pour les coquilles, les quelques blancs et mots inversés, à la décharge de l’auteur. Mais il conviendra tout de même de vérifier dans le livre s’il a conservé cette phrase bizarroïde de la page 72, où l’on voit Baudelaire « cuire ses premiers poèmes au feu de la conversation »…
Lévy, doté d’un talent médiatique hors pair, a comme d’habitude bien orchestré le lancement de son livre. À nouveau, il a organisé une stratégie de haute tension, du mystère et du secret. Sur le sujet de son livre, puis en trois temps sur le titre annoncé dans les programmes : « roman », puis « sans titre », puis « X », avant que Les Derniers jours de Charles Baudelaire ne soit lâché comme une information. « Il est vrai que j’ai le goût du secret, reconnaît-il, mais ce que vous décrivez là – épreuves, titres, thème – tient au fait que je ne suis pas de ceux qui écrivent sur la place publique. Je n’essaie pas mon livre dans le privé ou en public, dans les conversations ou les débats. Je ne peux écrire que dans l’isolement. Je suis dans l’incapacité de verbaliser mes romans quand je les écris. J’ai le sentiment que si je les parle, je les défais. En parler les aurait usés. »
À l’aube de cette rentrée littéraire 1988, Bernard-Henri Lévy donne l’impression d’être un homme qui se déprend de la politique pour se tourner de plus en plus vers la littérature ; un intellectuel qui s’individualise par souci d’efficacité et pour raffiner ses engagements ; un écrivain qui se sent dorénavant chez lui dans l’univers romanesque, celui de l’ambiguïté et de la vérité qui vacille. Depuis la publication de La Barbarie à visage humain il y a onze ans, il a pris énormément de coups en pleine figure tandis que son narcissisme ne cessait d’augmenter.
Habitué des gros titrages, il a pour lui la célébrité à défaut de la gloire. Il est blindé mais pas encore blasé. On n’écrit pas impunément face à un miroir. Des projets ? Un autre roman – chuuuut sur toute la ligne ! – et pour l’année prochaine une série pour Antenne 2, cinq fois une heure sur l’histoire des intellectuels français de Zola à Sartre. En attendant, il a passé le mois d’août à Jérusalem avec ses enfants et attendu avec une fébrilité très maîtrisé la sortie de son Baudelaire en librairie. Premier tirage : 70 000 exemplaires. Son espoir, c’est que ses habituels détracteurs changent et que les indifférents se sentent concernés par ce livre. Mais son ambition, c’est que son Baudelaire, celui de ses livres qui est le moins parasité par des soucis extérieurs à la littérature, ne soit jugé que par ses lecteurs chez lesquels domine la préoccupation littéraire.
L’intellectuel Lévy a eu tout ce qu’il voulait et même ce qu’il ne voulait pas. L’écrivain Lévy, pour son deuxième roman, recherche la reconnaissance et la consécration. La première ne peut venir que de la critique tandis que la seconde ne peut être scellée que par le jury du prix Goncourt. À bon entendeur, chahut !
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